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Deux acceptions différentes de l’alternative : Proust et BrassensLe terme « alternative » est de plus en plus souvent employé dans la langue française, soit comme substantif, soit comme adjectif. En théorie et en bon français, une alternative est un choix qu’il faut faire entre deux propositions. Mais, en pratique, le mot est souvent employé à l’anglo-saxonne, et désigne alors l’une ou l’autre des propositions mises au choix. On parle notamment, dans ce sens, d’une « solution alternative ». Pour illustrer des deux acceptions différentes du mot « alternative », je convoque deux monstres sacrés des lettres françaises : à ma gauche un romancier, probablement le plus grand du XXème siècle avec Céline, Marcel Proust ; à ma droite un chanteur fou de poésie française, Georges Brassens. Donnons-leur la parole. Le texte de Proust est tiré d’un des plus célèbres épisodes de la Recherche (c’est ainsi que les proustophiles nomment le grand œuvre de leur auteur préféré, intitulé en réalité À la recherche du temps perdu. Il faut avouer que c’est un peu long à écrire, et aussi à énoncer). Charles Swann, l’un des principaux personnages du roman, est venu faire ses adieux à la duchesse de Guermantes, car les médecins ne lui donnent plus que quelques mois à vivre. La duchesse, prête à sortir pour un dîner en ville, ne prend guère le temps d’écouter son vieil ami : Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code de convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre, et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui lui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann… « Ce serait une plaisanterie d’un goût charmant », répondit ironiquement Swann. Toute la magie de l’écriture de Proust est condensée dans ce célèbre passage. Voyons maintenant comment Brassens utilise cette fameuse alternative. Il suffit de lire le texte d’une de ses chansons les plus connues, Le Gorille : Supposez que l'un de vous puisse être, Comme le singe, obligé de Violer un juge ou une ancêtre, Lequel choisirait-il des deux ? Qu'une alternative pareille, Un de ces quatre jours, m'échoie, C'est, j'en suis convaincu, la vieille Qui sera l'objet de mon choix ! Gare au gorille !... Comme tout cela est dit avec malice et finesse ! On l’aura compris, j’ai tendance à penser que c’est la version de Brassens qui est la plus conforme à l’exactitude de la langue française. Cependant, m’est-il permis de contester Proust ? Je n’en aurai pas l’outrecuidance… Alors, disons : match nul… Longtemps je me suis couché de bonne heure. Il n’est probablement pas nécessaire d’avoir lu La Recherche pour savoir qu’il s’agit-là du célèbre incipit de ce roman-fleuve, celui-là aussi connu que celui-ci. Pour ma part, je rêve depuis longtemps de pouvoir commencer un texte autobiographique par une paraphrase, qui pourrait être « Longtemps je me suis levé de bonne heure ». Malheureusement, mon activité professionnelle m’oblige à continuer à me lever tôt tous les jours de la semaine. Il me faudra donc attendre d’être en retraite pour pouvoir utiliser cette phrase qui me plaît tellement. Mais heureusement, la grammaire française m’offre une astuce imparable sous la forme du futur antérieur. Je suis donc autorisé dès maintenant à écrire « Longtemps, je me serai levé de bonne heure ». Le problème, c’est que, une fois cette première phrase posée, que pourrais-je bien écrire d’intéressant à la suite ? Pour l’instant, je n’en ai pas la moindre idée !
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Éloge de la concisionGrand amateur de journaux intimes d’écrivains, j’ai lu avec délices, il y a quelques décennies, le merveilleux Journal de Jules Renard. Un aphorisme m’avait particulièrement frappé, que je cite de mémoire : La concision est la politesse des gens de lettres. Je regrette amèrement de ne l’avoir pas noté sur le coup, car je suis incapable de retrouver la citation exacte, malgré les facilités en la matière que nous procure Internet, pour une fois pris en défaut. La concision, qui confine parfois chez Jules Renard à la sécheresse, est effectivement un des charmes de son style, ce que Ravel a parfaitement traduit lorsqu’il a mis en musique cinq des Histoires naturelles de notre auteur. La concision n’est pas nécessairement la qualité première de bon nombre d’œuvres musicales, notamment celles qui ont été écrites par des compositeurs germaniques. Mais il y a de glorieuses exceptions. Je pense notamment à un air absolument magique situé au début du quatrième acte des Noces de Figaro de Mozart, chanté par un personnage très secondaire, Barberine. Cette cavatine, L’ho perduta, me meschina, qui ne dure que quelques secondes, est une des créations les plus sublimes de Mozart, et je me dis qu’il a fait là le plus beau des cadeaux à la cantatrice qui créa ce rôle minuscule. Sans doute une déclaration d’amour à son interprète ? Je pense aussi à Schubert, compositeur que j’aime infiniment, qui semble parfois, et même souvent, avoir un mal fou à conclure un mouvement ou une œuvre (c’est flagrant dans le gigantesque premier mouvement de sa dernière sonate pour piano en si bémol majeur, D 960, surtout si le pianiste respecte la reprise, comme il se doit). Certains évoquent ses « divines longueurs ». Mais, à l’inverse, Schubert est capable d’écrire des œuvres tout-à-fait brèves, notamment certains Lieder comme Der Jüngling an der Quelle, D 300, dont l’interprétation tourne autour de la minute. L’exécution d’aucune des pièces pour piano de Debussy n’atteint les cinq minutes, hormis celle de L’isle joyeuse. Le pianiste Philippe Cassard, grand interprète de Debussy, écrit dans la monographie qu’il lui a consacrée, qu’il a remarqué que le public allemand, habitué aux œuvres de longue haleine, a du mal à se concentrer pendant l’écoute des pièces de Debussy, bien que brèves. Peut-être trouvent-ils qu’elles sont trop éthérées, trop évanescentes, ou qu’elles ne contiennent pas assez de notes ? (On pense au reproche inverse fait par Joseph II à Mozart dans Amadeus, le film de Milos Forman : Trop de notes !). La concision semble bien être une qualité française ; il paraîtrait que la précision reconnue de notre langue se prêterait bien à l’exercice de la concision, contrairement à la langue allemande. Dans la création musicale contemporaine, on est parfois frappé par la brièveté de certaines œuvres. Est-ce parce que l’auditeur potentiel, habitué au format de la chanson de variétés (autour de 3 minutes), est supposé ne pas pouvoir être attentif au-delà de cette durée ? Ou bien est-ce un défaut d’inspiration du compositeur, incapable de tenir la distance avec un langage volontairement très complexe ? En littérature la concision n’est plus vraiment en odeur de sainteté. Il semblerait même qu’en matière d’édition un minimum de 400 pages soit nécessaire pour qu’un roman puisse prétendre devenir un best-seller. Quand il m’arrive d’en lire un (je me méfie intuitivement des best-sellers, craignant qu’ils ne le soient devenus pour de mauvaises raisons), je ne peux m’empêcher de penser que ce roman aurait gagné à être deux fois plus court. J’avoue qu’une des raisons qui m’a poussé à lire le Goncourt 2012, Le sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, c’est son étonnante brièveté, que j’ai retrouvée avec plaisir dans son livre suivant, Le principe. Lorsqu’est paru Voyage au bout de la nuit, le premier (et le plus célèbre) livre de Céline, beaucoup de lecteurs ont avoués avoir été intimidés par la lecture d’un ouvrage de plus de 600 pages pondu par un auteur totalement inconnu. L’autre grand chef d’œuvre du début du XXème siècle, À la recherche du temps perdu, commence par une phrase très célèbre qui est un modèle de concision, Longtemps je me suis couché de bonne heure. Mais les choses vont rapidement se gâter en la matière, au point que certaines phrases sinueuses de Proust serpentent sur plus d’une page. Mais jamais aucune des trois lectures de ce vaste roman-fleuve ne m’a donné l’impression qu’il y avait des pages inutiles. C’est long, très long, mais il n’y a, selon moi, rien à jeter. En revanche, ce n’était pas l’avis de Céline, qui trouvait que Trois cents pages pour faire comprendre que Tuture encule Tatave, c’est trop. Vu sous cet angle… En matière de romans-policiers, les auteurs de thrillers contemporains feraient bien de s’inspirer de la minceur des romans d’Agatha Christie ou de Georges Simenon, qui ne perdaient jamais le temps de leur lecteur avec des descriptions fastidieuses d’objets du quotidien qui ne font pas avancer l’intrigue, et qui l’ancrent définitivement dans l’époque de leur rédaction. Le champion de la concision littéraire est, selon moi, Maupassant. Je me souviens d’une lecture ancienne qui m’avait ébloui. Il s’agissait d’une nouvelle très brève (trois pages) du recueil Contes du jour et de la nuit, intitulée Une vendetta. L’histoire, on s’en doute, se passe en Corse. Une vieille femme jure à son fils assassiné de le venger. Elle réfléchit longtemps au moyen d’y parvenir, puis a une idée diabolique. Ayant recueilli le chien de son fils, elle va l’affamer de manière à le dresser à déchiqueter un mannequin d’osier habillé en homme dans l’espoir d’une saucisse grillée en récompense. Quand le chien est prêt, elle se rend déguisée dans le village sarde où elle sait que s’est réfugié l’assassin de son fils. Elle lance sur lui le chien qui le dévore pour obtenir sa récompense. Cette extraordinaire nouvelle se termine par une conclusion lapidaire : La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit bien, cette nuit-là. Il faut préciser qu’elle s’était confessée la veille, avant de commettre son crime… Et, pour terminer brièvement, une constatation que chacun peut faire : rien ne semble plus long qu’une minute de silence !
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La maltraitance médicale ordinaireEn septembre 2018, le philosophe Michel Onfray, bien connu des plateaux de télévision, publiait le récit de son AVC, intitulé Le deuil de la mélancolie. J’avoue ne pas l’avoir lu, car je me suis progressivement dépris de cet auteur que j’ai autrefois adoré, ébloui que je fus par sa prestation chez Bernard Pivot, lorsque j’ai entendu cet auteur inconnu présenter le premier tome de son Journal hédoniste, auquel il avait donné un titre aussi magnifique qu’énigmatique, Le désir d’être un volcan. Je n’ai jamais réellement compris ce que ce titre voulait dire, mais il préfigurait bien du caractère éruptif de notre philosophe, qui ne fera que se confirmer au fil de ses nombreuses publications. Ce qu’il y racontait de son père, ouvrier agricole taiseux, m’a bouleversé pour longtemps. J’ai cessé de le lire à la publication de son Traité d’athéologie, estimant qu’il est tout aussi vain de vouloir prouver l’inexistence de Dieu que son existence. Et puis son livre sur Camus, beaucoup trop long, avait fini par me tomber des mains bien avant la dernière page. Je n’aime pas du tout laisser un livre en plan, ce que je vis comme un échec personnel. Exit Michel Onfray de mes lectures… Alors, si je n’ai pas lu son dernier livre, pourquoi en parler ? Tout simplement parce que, sur un plateau de télévision, dans l’excellente émission C à vous, il expliquait que les cinq premiers médecins à qui il s’était confié lors de son AVC s’étaient trompés de diagnostic. Il précisait qu’il ne leur en voulait pas de s’être trompés, comprenant et acceptant la possibilité d’une erreur diagnostique. En revanche, il ne leur pardonnait pas de n’avoir pas admis s’être trompés. C’est cette difficulté à reconnaître leurs erreurs qui est souvent reprochée aux médecins, et qui constitue pour moi une forme de maltraitance médicale, puisque les patients souffrent de cette absence de reconnaissance. La maltraitance médicale, c’est le thème d’un livre du médecin écrivain Martin Winckler (devenu au fil de ses succès littéraires beaucoup plus écrivain que médecin). Ce livre, Les brutes en blanc, paru en 2016, a beaucoup remué le Landernau médical lors de sa sortie, provoquant un tollé considérable de la part de beaucoup de médecins qui, incapables de se demander s’ils étaient toujours indemnes de maltraitance dans leur pratique, se sont déchaînés contre lui, l’accusant de « cracher dans la soupe » qui l’a longtemps nourri. Pour ma part, ce livre m’a ouvert les yeux sur ma pratique, peut-être pas toujours irréprochable en la matière. J’essaye maintenant d’être indemne de critique sur ce point vis-à-vis des patients que je suis amené à prendre en charge. Il faut dire que Martin Winckler n’y allait pas de main morte dans sa critique du monde médical. Selon lui, la maltraitance n’existe pas que dans les EHPAD où les soins sont souvent bâclés faute de personnel soignant. Elle commence dès les études médicales, pendant lesquelles certains étudiants se font humilier publiquement par les médecins « séniors » censés leur apprendre la pratique médicale. Dans sa longue fréquentation de la gynécologie et de la contraception, il a pu constater qu’il n’était pas rare qu’un toucher vaginal soit pratiqué sans explication, ni même sans autorisation, ce qui, aux yeux de la loi, peut être qualifié de viol en cas de plainte. Et que dire des femmes stigmatisées par certains membres du personnel soignant ou même des médecins parce qu’elles souhaitent interrompre une grossesse non désirée, comme la loi les y autorise ? Sans aller jusqu’à parler de maltraitance, il faut bien reconnaître que beaucoup de médecins ont du mal à répondre de manière satisfaisante aux questions que leur posent leurs patients ou les proches de ces derniers. Les raisons en sont nombreuses, entre le manque de temps, la difficulté à se faire comprendre par des interlocuteurs qui ne maîtrisent pas les subtilités du langage médical, l’impression de se faire maltraiter à leur tour par des questions parfois mal formulées ou posées de manière agressive, l’impression que les patients n’ont plus confiance dans le corps médical, la crainte du procès, que sais-je encore… Et puis la médecine moderne, informatisée, n’est pas indemne du reproche de dégradation de la relation médecin-patient. Quand j’évoque la mémoire de mon père, médecin généraliste de province adoré de ses patients, je me dis que les choses ont bien changé. La plupart des cabinets médicaux se sont informatisés, ce qui est en soi une excellente chose et un progrès considérable. Cependant, il est très difficile pour le médecin de taper son observation sur le clavier de son ordinateur, dont le moniteur fait écran entre son patient et lui, et de lui parler en même temps en le regardant dans les yeux. Michel Onfray pointe avec justesse que les médecins ne parlent plus vraiment avec leurs patients. Le pire défaut de la médecine actuelle me semble être le remplacement progressif de l’examen clinique par les examens complémentaires dont certains, comme de trop nombreuses échographies, auraient pu être évités si un bon examen clinique avait été réalisé. Et puis, examiner un patient, c’est la meilleure manière de créer un lien avec lui. Cependant, il est possible d’être involontairement maltraitant en examinant un patient. Je pense notamment aux opérés récents dont le chirurgien examine l’abdomen pendant sa visite, le plus souvent sans penser à recouvrir leur nudité avec le drap de leur lit. Quand je viens voir un patient aux Urgences de l’hôpital où je travaille comme chirurgien viscéral, le médecin urgentiste ou l’interne des Urgences me demande régulièrement si je veux voir le scanner avant d’aller voir le patient. Cette simple question résume à elle seule ce désintérêt pour le patient au profit de l’imagerie souveraine. Pour revenir à mon point de départ, l’erreur de diagnostic dont a été victime Michel Onfray, elle représente probablement la plus grande difficulté de la pratique médicale. Plus la médecine évolue, plus grands sont les moyens de faire un diagnostic précis, et plus efficaces sont les traitements. Mais, dans le même temps, plus faible est la tolérance des patients vis-à-vis de l’erreur médicale, qui, dans leur esprit, correspond nécessairement à une faute, alors que la plupart des erreurs ne sont en fait pas fautives (pour qu’une erreur devienne une faute, il faut qu’une instance juridique ou ordinale en ait décidé ainsi). Et il faut bien reconnaître que, par peur de la judiciarisation, les médecins ont souvent du mal à reconnaître leurs erreurs, et encore plus à présenter des excuses quand elles s’imposeraient. C’est la même problématique que pour la mortalité routière : plus elle diminue (et elle a considérablement chuté au fil des ans), moins on accepte ce qu’il en reste, au point qu’un gouvernement prend le risque de mécontenter une grande partie des Français en imposant la généralisation de la limitation de vitesse à 80 km/h. En fait, de moins en moins de patients comprennent ou admettent que la médecine est loin d’être une science exacte, et que les médecins n’ont pas la réponse à la plupart de leurs interrogations légitimes. Ils confondent souvent les deux questions essentielles, à savoir « pourquoi ? » et « comment ? ». Si la médecine répond de mieux en mieux à la seconde question, la réponse à la première reste avant tout d’ordre philosophique. J’ai le souvenir d’un patient atteint d’un cancer du côlon malgré une hygiène de vie irréprochable, et qui ne comprenait pas pourquoi cette saloperie était tombée sur lui et non pas sur son frère jumeau, qui menait une vie de patachon. En fait, il trouvait cette injustice parfaitement révoltante. Mais les médecins savent bien que la santé n’a rien à voir avec une quelconque justice.
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La médecine peut conduire à la littérature… à condition d’en sortir…Il y a la littérature médicale et la littérature tout court. Il arrive à certains médecins de passer de la première à la seconde, et, souvent, d’être plus connus comme écrivains que comme médecins. Quand un médecin se fend d’un article sur un sujet médical, il commet un acte de « littérature médicale », destiné à n’être lu que par ses pairs. Les règles actuelles de rédaction de ce type d’articles interdisent d’y instiller quelque soupçon de littérature que ce soit. Si c’est écrit en bon français, tant mieux, mais ce n’est même pas une obligation, tant le franglais tient le haut du pavé dans ce domaine. Cependant, certains médecins ont une véritable œuvre littéraire à leur actif, à condition, le plus souvent, d’être sortis de la médecine en général et de la littérature médicale en particulier. Mais il y a de glorieuses exceptions, des écrivains qui ont continué toute leur vie d’exercer la médecine. Et l’on est toujours surpris d’apprendre que de grands écrivains, connus comme tels, ont été médecins à un moment de leur vie. En fait, il faut clairement distinguer les « vrais » écrivains, dont les écrits traitent de toute autre chose que de médecine, notamment parce qu’en général ils ne la pratiquent plus au moment où ils écrivent, de ceux dont l’œuvre littéraire ne sort pas de leur domaine de compétence médicale, qu’ils n’ont jamais quitté, comme Freud (la psychanalyse et la philosophie), Georges Canguilhem (l’épistémologie), Françoise Dolto (la pédopsychiatrie), ou encore, parmi les vivants, le psychiatre et psychanalyste américain Irvin Yalom, dont l’essentiel de l’œuvre romanesque tourne autour de la psychanalyse. Un cas particulier dans cette liste, celui d’Henri Mondor, qui a exercé toute sa vie la chirurgie au plus haut niveau et écrit des livres importants traitant de ce sujet tout en produisant une œuvre littéraire axée sur la personnalité de Stéphane Mallarmé. Quand un médecin entre à l’Académie française, comme ce fut le cas pour Henri Mondor, Georges Duhamel ou Jean-Christophe Rufin, c’est en règle générale en tant qu’écrivain. Mais il n’en reste pas moins qu’Henri Mondor est plus connu comme médecin qu’écrivain. Quant à Georges Clémenceau, difficile de le classer parmi les écrivains, car son œuvre littéraire est tombée dans l’oubli. Mais combien d’entre vous savent qu’il était médecin ? Citons ce propos de Céline, le plus célèbre des écrivains-médecins, tenu lors d’un déjeuner chez Lucien Descaves, et rapporté par Carlo Rim : « Ce qui est sûr, c’est que je ne deviendrai jamais un toubib-littérateur ou un littérateur-toubib, comme MM. Duhamel, Durtain (dont je n’ai jamais entendu parler), ou Mondor ! Merde, Dieu m’en garde ! ». On comprend par là que Céline et le Dr Destouches sont bien deux personnes différentes. Il ne saurait être question d’être exhaustif. Aussi mon propos se limitera-t-il à ne citer que quelques exemples, répartis en trois catégories : les écrivains français morts, les écrivains étrangers morts, tous classés par ordre chronologique, pour finir par les écrivains vivants, rangés par ordre alphabétique. Place aux premiers. Première partie : Écrivains français morts François Rabelais (1483 ou 1494 – 1553) Écrivain et humaniste de la Renaissance française, grand admirateur d’Érasme, Rabelais est un génie protéiforme, encore connu de nos jours pour ses deux œuvres majeures que sont Pantagruel (1532) et Gargantua (1534), ou du moins pour ces deux titres, car il est peu probable que beaucoup d’entre vous soient allés au-delà du titre, si ce n’est par le biais de la lecture de quelques extraits pendant votre scolarité. Outre ces deux personnages entrés dans le langage quotidien par le biais des adjectifs pantagruélique et gargantuesque, il faut en citer un troisième, Panurge et son fameux mouton. Georges Clémenceau (1841 – 1929) Georges Clémenceau, dit « le Tigre », ou encore « le Père la Victoire », est avant tout un homme politique de premier plan, fils de médecin et médecin lui-même. S’il figure parmi les médecins écrivains, c’est plus pour ses qualités de polémiste dans la presse, notamment pendant l’Affaire Dreyfus, que pour son œuvre littéraire proprement dite, tombée en désuétude. Mais on n’oubliera pas qu’il fut un grand ami du peintre Monet, et qu’il consacra une monographie aux Nymphéas de son célèbre ami. Henri Gheon (1875 – 1944) Henri-Léon Vangeon, dit Henri Gheon, est, en littérature, à la fois poète, dramaturge et critique littéraire. Ami intime et correspondant d’André Gide, il est un des pères fondateurs de la Nouvelle Revue Française. Il recouvre une foi catholique inébranlable pendant la guerre, en 1915, donc après la création de la NRF. Cette foi sera un sujet de controverse avec André Gide, athée d’éducation protestante. Ceux qui seraient intéressés par le sujet des rapports des écrivains de la NRF avec la religion liront avec grand intérêt les deux excellents livres de José Cabanis : Dieu et la NRF (Gallimard 1994) et Le diable à la NRF (Gallimard 1996). Victor Segalen (1878 – 1919) Victor Segalen, né et mort en Bretagne, fait ses études de médecine dans le Service de Santé de la Marine, mais sa myopie l’empêche de devenir officier de marine, comme il l’aurait souhaité. Cependant il restera médecin toute sa vie, notamment pendant la Première Guerre mondiale. Ses centres d’intérêts littéraires font de lui un romancier (Les Immémoriaux), un poète (Stèles) et un ethnographe et archéologue, qui s’est intéressé notamment à la Polynésie et à la Chine. Le grand écrivain et sinologue Simon Leys, de nationalité belge puis australienne, et d’expression française et anglaise, avait choisi ce nom de plume en hommage au personnage éponyme d’un roman de Victor Segalen, René Leys. Ils ont en commun l’amour de la Chine et de la mer. Robert Proust (1873 – 1935) La place de Robert Proust dans cette galerie de médecins écrivains est un peu particulière, car le frère cadet de Marcel Proust, s’il était un chirurgien célèbre, n’était pas écrivain. Mais c’est lui qui assura, après la mort de son frère aîné Marcel en 1922, la publication des volumes de la Recherche encore inédits, ainsi que celle de sa Correspondance générale. On peut dire qu’il n’était pas rancunier puisque son illustrissime frère l’a tout simplement gommé de sa vie en faisant du Narrateur un fils unique. Son père, Adrien Proust, quasiment absent de la Recherche, était un médecin hygiéniste important. Seules les femmes de la famille sont présentes dans l’œuvre, notamment sa mère et sa grand-mère. Robert Proust était un chirurgien suffisamment important pour avoir donné son nom à un pavillon de l’hôpital Tenon, qui abrite actuellement le département d’oncologie de cet établissement. Robert Proust est également lié à la littérature par son petit-fils par alliance Claude Mauriac, le fils de François. Claude Mauriac a écrit un très beau livre sur son grand-oncle, L’oncle Marcel, dernier tome du Temps immobile, le journal de Claude Mauriac qui présente la particularité intéressante d’être thématique et non pas chronologique. Par ailleurs Robert Proust est un personnage important de la littérature médicale, en tant que co-fondateur du Journal de chirurgie, publication qui existe toujours sous un nom un peu différent. Il existe une analogie assez troublante entre la famille Proust et celle du grand écrivain viennois Arthur Schnitzler : le père des frères Proust était un médecin hygiéniste connu ; celui des frères Schnitzler un médecin laryngologue réputé. Proust et Schnitzler avaient en effet chacun un frère cadet qui firent tous les deux une brillante carrière de chirurgien. Mais Proust n’était pas médecin, alors que Schnitzler suivit comme il put les traces de son père en devenant un obscur laryngologue. C’est comme écrivain qu’il est passé à la postérité. Vous trouverez une notice le concernant dans l’article consacré aux médecins écrivains étrangers morts. Georges Duhamel (1884 – 1966) Un peu oublié de nos jours, Georges Duhamel est probablement l’écrivain qui illustre le mieux ce que peut être la cohabitation, chez un même individu, d’un médecin (qu’il fut notamment pendant les deux guerres mondiales) et d’un écrivain, couvert de récompenses (le prix Goncourt) et d’honneurs (L’Académie de médecine et l’Académie française, dont il fut le secrétaire perpétuel). Pendant les deux guerres mondiales il exerça la chirurgie alors qu’il avait été réformé. Il le fit au front, dans des conditions très périlleuses, pendant la Grande Guerre, et à l’arrière (à l’hôpital Ponchaillou de Rennes) pendant la Seconde Guerre mondiale. De l’expérience humaine tirée de la première sont nés deux romans, Vie des martyrs (1917) et Civilisation, témoignage sur les ravages de la guerre qui lui vaudra (sous pseudonyme) le Goncourt en 1918. Pendant l’Occupation, il mena à la tête de l’Académie française, en tant que secrétaire perpétuel à titre provisoire, une action de résistance à la fraction Action française des académiciens, action qui fut saluée par le Général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre. En 1944 il fut élu secrétaire perpétuel de l’Académie à titre définitif. Il fit également rayonner la culture française dans le monde comme président de l’Alliance française. Au sein de son abondante œuvre littéraire, j’aimerais citer la Chronique des Pasquier (dix volumes entre 1933 et 1945), vaste saga familiale comparable aux Thibaud de Roger Martin du Gard, romans fleuves que j’ai lus avec délice dans ma jeunesse. Il a publié avec Henri Mondor Entretien au bord du fleuve (1947), et une Esquisse pour un portrait du chirurgien moderne (1938) qu’il serait intéressant de (re)lire de nos jours pour comprendre ce qui a changé dans ce beau métier depuis cette époque lointaine, et, surtout, ce qui est resté invariant. Mélomane passionné et pratiquant, il a inculqué l’amour de la musique à ses trois fils, dont l’un, Antoine, deviendra un compositeur reconnu (la musique de Pierrot le Fou est sortie de sa plume). Ses deux autres fils deviendront médecins comme leur père, l’un spécialiste en chirurgie pédiatrique, l’autre en proctologie infantile. Henri Mondor (1885 – 1962) Le lecteur est renvoyé à l’article de ce blog intitulé « Qui était le Professeur Henri Mondor ? ». Il existe un point commun assez savoureux entre les contemporains Céline et Mondor. Ce dernier préfaça le premier volume des Œuvres complètes de Céline dans l’édition de 1962 de la prestigieuse Pléiade. Il y parle abondamment des séquelles provoquées par la trépanation subie par Céline à la suite d’une blessure à la tête pendant la Grande Guerre. Or cette trépanation est une pure invention de Céline, qui fut blessé à l’épaule, mais nullement à la tête. Il faut croire que le mensonge était suffisamment convaincant pour tromper le grand clinicien qu’était Henri Mondor. Mais, à sa décharge, il faut dire qu’il n’eut jamais l’occasion d’examiner son confrère le Dr Destouches. Louis-Ferdinand Céline (1894 – 1961) Le docteur Louis Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline, ou Céline tout court (comme on parle de Proust ou de Balzac) est probablement le plus connu des médecins écrivains. Comme chacun le sait, Céline est un personnage très controversé, à la fois immense écrivain, inventeur d’une langue écrite très personnelle en partie inspirée par l’argot, notamment dans ses deux chefs-d’œuvre, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, et en même temps antisémite forcené, auteur de trois pamphlets abjects, dont le plus connu, Bagatelles pour un massacre, est publié en 1937. De ce fait la question se posera toujours à son sujet : faut-il considérer séparément l’homme, pamphlétaire ignoble, et l’artiste, génial, ou, au contraire, admettre que le génie de l’écrivain est amputé par sa personnalité détestable qui fera de lui un collaborationniste ouvertement pronazi ? En 2011, Frédéric Mitterrand, alors ministre de la culture, souhaita inclure Céline dans une liste de personnalités à célébrer par la nation, au titre du cinquantième anniversaire de sa mort. Il dût y renoncer sous la pression de Serge Klarsfeld, au prétexte que la nation ne pouvait pas honorer l’auteur de propos antisémites. De même une tentative de la maison Gallimard pour rééditer, en 2018, les pamphlets antisémites se solda par un échec. La meilleure réponse à cette question de la dichotomie entre l’homme et l’écrivain me semble être donnée par Céline Denoël, l’épouse de Robert Denoël, le premier éditeur de Céline. Admiratrice du Voyage au bout de la nuit dès sa lecture du manuscrit, elle devint une grande amie de l’écrivain. Dans un texte de 1969 intitulé « Denoël jusqu’à Céline », elle écrit ceci : « J’adorais Destouches. Je n’ai pas aimé Céline. Je ne parle pas ici de l’écrivain, car c’est Destouches qui a écrit le Voyage. C’était encore lui pour Mort à crédit. Puis le personnage Céline a fini par absorber, par dévorer Destouches. Docteur Jeckyll and Mister Hyde ! » On ne saurait mieux dire en aussi peu de mots ! Au nombre des admirateurs inconditionnels de Céline on compte, entre autres, Frédéric Dard, Michel Audiard, et aussi Philippe Roth, immense écrivain américain qui, bien que juif, considérait Céline comme le plus grand romancier français. Il faisait donc abstraction du Céline antisémite. Sa thèse de doctorat en médecine, soutenue en 1924, La Vie et l'Œuvre de Philippe Ignace Semmelweis, porte sur l’obstétricien hongrois Semmelweis, qui préconisa le premier le lavage des mains avant les soins aux femmes enceintes, faisant ainsi reculer la mortalité due à la « fièvre puerpérale ». Fort du succès de ses deux premiers romans, il la publia en 1936 comme une œuvre littéraire à part entière, sous le titre plus accrocheur de Semmelweis. Le lecteur intéressé par la personnalité complexe de Céline lira avec intérêt D’un Céline l’autre (Bouquins 2011), recueil de témoignages de gens célèbres ou inconnus qui ont côtoyé Céline à un moment ou à un autre de sa vie. On y apprend une foule de chose sur Louis-Ferdinand Céline romancier et pamphlétaire, ainsi que sur le Dr Louis Destouches, qui ne cessa d’exercer la médecine toute sa vie, souvent gratuitement au service des plus démunis. Céline et Proust, les deux principaux médecins-écrivains français du XXème siècle, et même les deux plus grands romanciers de ce siècle, n’ayons pas peur des mots, ne se sont pas connus puisque quand le second meurt, en 1922, le premier poursuit ses études de médecine, et n’a encore rien écrit. Mais on connaît le mot célèbre de Céline sur l’auteur de La Recherche : « Trois cents pages pour faire comprendre que Tuture encule Tatave, c’est trop ». Georges Canguilhem (1904 – 1955) Georges Canguilhem présente la particularité d’avoir été agrégé de philosophie avant d’entreprendre des études médicales, qu’il mena tout en exerçant son activité de professeur de philosophie (chapeau bas !) Il s’oriente tout naturellement vers l’épistémologie (la philosophie des sciences), en bon disciple de Gaston Bachelard auquel il succède à la direction de l’Institut d’histoire des sciences. Son livre majeur, Le normal et le pathologique, découle de sa thèse de doctorat de médecine. Il y analyse différentes conceptions de la santé et de la maladie, en rappelant l’aphorisme célèbre du Pr René Leriche : « La santé, c’est la vie dans le silence des organes ». Autre ouvrage important : La connaissance de la vie (1952). Pendant la guerre il joua un rôle important dans les mouvements de résistance en Auvergne. Il fut le directeur de thèse du philosophe Michel Foucault. Jean Delay (1907 – 1987) Fils de chirurgien, Jean Delay est une des personnalités les plus importantes de la psychiatrie moderne, notamment grâce à l’utilisation des médicaments psychotropes qu’il préconise, avec son élève Pierre Deniker, dans le traitement des affections psychiatriques. Sa production d’ouvrages médicaux est importante en quantité et en qualité, certains de ses livres, comme Dissolutions de la mémoire, étant de plus pétris de qualités littéraires, ce qui n’a rien d’étonnant puisque, parallèlement à sa carrière médicale, il était licencié en philosophie et docteur ès lettres. Il était donc normal que lui aussi fût élu à l’Académie de médecine et à l’Académie française. Sur le plan littéraire, on lui doit une œuvre de romancier et de critique, s’intéressant notamment à la personnalité d’André Gide, et préfaçant les correspondances de Roger Martin du Gard avec ses amis André Gide et Jacques Copeau, autrement dit le noyer dur des auteurs de la NRF. Jean Bernard (1907 – 2006) Jean Bernard est un des plus grands noms de l’hématologie et de la cancérologie modernes. Au lycée il hésite entre des études littéraires et médicales, et opte pour les secondes, qui l’amèneront au sommet de la carrière médicale, ainsi qu’à la présidence de l’Académie de médecine et de l’Académie des sciences. Ses études de médecine sont interrompues par la guerre, pendant laquelle il entre en Résistance dès 1940 ; il y joue un rôle important pendant toute la durée de la guerre. Son abondante production littéraire tourne autour de deux axes : l’hématologie et l’éthique. Il est le premier président du Conseil consultatif national d’éthique. C’est au titre d’écrivain et de poète, ami de Paul Valéry et de Jules Romains, qu’il est élu à l’Académie française en 1975. Françoise Dolto (1908 – 1988) Pédiatre et psychanalyste, Françoise Dolto a consacré sa vie à la psychanalyse infantile, ainsi qu’à la vulgarisation de certains concepts de la psychanalyse, notamment par le biais d’une émission de radio qui a fait sa notoriété entre 1976 et 1978 : Lorsque l’enfant paraît. Elle fut la disciple du célèbre psychanalyste Jacques Lacan, avec qui elle créa en 1964 l’École freudienne de Paris, dissoute par Lacan en 1980. Parmi ses idées fortes, citons le fait que, selon elle, « l’enfant est un sujet à part entière », et l’invention de la formule « le complexe du homard » pour décrire la crise de l’adolescence. Ses idées sont actuellement controversées par certains auteurs qui la rendent responsable de la transformation progressive de l’enfant-roi en enfant-tyran. André Soubiran (1910 – 1999) Médecin formé à Toulouse puis à Paris (sa thèse de doctorat porte sur Avicenne, prince des médecins), André Soubiran est également le fondateur de l’Automobile club médical de France (ACMF), association d’entre-aide aux professionnels de santé. En tant qu’écrivain, André Soubiran est surtout connu comme l’auteur d’une saga médicale en six volumes, Les Hommes en blanc, à l’origine de la vocation littéraire d’un autre médecin, Martin Winckler. Je me souviens parfaitement que mon père, médecin généraliste, lisait cette saga avec grand plaisir. Le journal d’une femme en blanc évoque la réalité de l’avortement dans la France des années 60. Jean Reverzy (1914 – 1959) Jean Reverzy est un médecin lyonnais, et un romancier quelque peu oublié. Parmi ses œuvres, on peut citer deux romans : Le passage, qui obtient le prix Renaudot en 1954, et Place des angoisses, qui évoque le monde médical lyonnais.
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Mes plus belles chansons de BarbaraBarbara a pris définitivement congé de son public si fidèle le 24 novembre 1997. Je faisais partie de ce public, ayant eu la chance de la voir et de l’entendre sur scène à trois reprises, dont une dernière fois lors de son spectacle avec Depardieu, Lily passion, au Zénith de Paris en 1986. Barbara était très impressionnante en public, et elle fascinait littéralement son auditoire, qui ne voulait jamais la laisser partir. Pour célébrer Barbara à l’occasion des vingt ans de sa disparition, plusieurs artistes connus ont publié des albums, notamment Bruel et Depardieu, chacun revendiquant le titre de principal (pour ne pas dire de seul) héritier spirituel de notre idole commune. Mais le disque qui m’a le plus touché est celui concocté par un pianiste que j’adore, Alexandre Tharaud, dont j’ai appris à cette occasion à quel point il était amoureux de Barbara, et impliqué dans la préservation de sa mémoire. Il s’est entouré pour cet hommage d’un grand nombre d’artistes venus d’horizons divers, y compris de la musique classique, et, bien sûr, de l’incontournable Roland Romanelli, son merveilleux accordéoniste, qui fait tenir tout un orchestre dans son instrument. De plus, le livret qui accompagne le disque fourmille d’anecdotes passionnantes sur la genèse des chansons choisies. Comment ne pas évoquer aussi l’inoubliable interprétation par Alexandre Tharaud et Nathalie Dessay de Perlimpinpin, le 27 novembre 2015, dans la cour des Invalides, en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre ? J’aimerais aussi parler de l’immense mezzo-soprano suédoise Anne-Sophie von Otter, chanteuse classique adepte du mélange des genres (le « cross over »), qui interprète magnifiquement deux chansons de Barbara dans son très beau disque consacré à la chanson française, Douce France. L’écouter chanter Göttingen et Septembre a été pour moi une expérience inoubliable, que j’aimerais faire partager. Curieusement, elle pousse le mimétisme jusqu’à prononcer Gottingen, comme le faisait Barbara, et non pas Göttingen, comme elle sait parfaitement qu’il faut le faire puisqu’elle chante couramment en langue allemande. Mais il serait plus exact de dire que je fais toujours partie du public de Barbara, dans la mesure où elle est encore très présente par ses enregistrements, qui ont particulièrement bien vieilli, ce qui est, selon moi, le gage ultime de la qualité d’un artiste. Ma femme et moi adorons écouter les chansons de Barbara, notamment lorsque nous sommes en voyage. Notre liste d’écoute (c’est ma traduction française de l’anglais « play list ») comporte aussi bien des chansons en version studio que des chansons enregistrées lors de ses nombreux concerts. En définitive, ma préférence va aux versions de studio, car Barbara y chante de manière plus sobre, alors qu’en concert elle n’échappe pas toujours à une certaine sophistication (qui fait partie de sa légende). Et puis, sa voix s’est assez vite fatiguée, puis évaporée, rendant parfois douloureuse l’écoute de ses chansons les plus récentes. Ce qui me frappe dans tous ces hommages, c’est que chaque artiste a ses chansons favorites, dont l’incontournable Aigle noir, une des rares chansons de Barbara que je n’aime vraiment pas. C’est pourquoi l’idée m’est venue d’indiquer quelles sont les chansons de Barbara que je préfère, ce qui signifie que ce sont celles qui me paraissent les plus belles. J’ai du mal à comprendre que tout le monde ne partage pas mon choix, signe de l’intolérance des fanatiques (mais il ne s’agit que de « fans », fort heureusement). Pour compliquer ma tâche, je n’ai sélectionné que trois chansons, ce qui est évidemment injuste pour celles qui arrivent juste derrière. Mon tiercé gagnant est le suivant : Pierre, Le mal de vivre et À chaque fois. Et tant pis pour les autres… Pierre Il pleut. Il pleut.Sur les jardins alanguis,Sur les roses de la nuit,Il pleut des larmes de pluie, Il pleut.Et j'entends le clapotisDu bassin qui se remplit.Oh ! Mon Dieu, que c'est joli, La pluie ! Quand Pierre rentrera,Tiens, il faut que je lui diseQue le toit de la remise a fui.Il faut qu'il rentre du bois,Car il commence à faire froid, Ici. Pierre... Mon Pierre. Sur la campagne endormieLe silence, et puis un cri.Ce n’est rien, un oiseau de nuit Qui fuit.Que c'est beau cette pénombre,Le ciel et le feu et l'ombreQui se glisse jusqu'à moi, Sans bruit! Une odeur de foin coupé Monte de la terre mouillée. Une auto descend l’allée. C’est lui ! Pierre... Mon Pierre. Cette magnifique chanson est pleine de mystère. Elle ressemble à une chanson d’amour, mais ne comporte ni le mot amour, ni le verbe aimer. Personne ne sait qui l’a inspirée. Les spécialistes ne connaissent aucun Pierre dans la vie de Barbara à l’époque où la chanson a été écrite. Si c’est une chanson d’amour (ce qui est vraisemblable tant la tendresse amoureuse y est omniprésente), alors elle parle de l’amour d’une femme, qui n’est pas nécessairement Barbara, pour l’homme qui va rentrer à la maison, son homme, son Pierre. Et le parallèle me semble évident avec Pénélope, selon moi la plus belle chanson de Brassens, qui évoque une femme au foyer qui attend en rêvassant le retour de son « Ulysse de banlieue »… L’évocation de la pluie me fait penser à l’écriture de Simenon : il suffit qu’il écrive Il pleut au début d’un chapitre pour qu’immédiatement j’entende tomber la pluie. Et puis il faut dire un mot de la musique, si délicate, si raffinée, si diaphane, soulignée par les plaintes du saxophone de Michel Portal, un des accompagnements que je trouve les plus beaux dans toute la musique que je connais, ce qui n’est pas peu dire… Tout simplement génial ! C’est d’ailleurs par la musique seule de Pierre qu’Alexandre Tharaud commence et conclut son disque-hommage, sous forme d’un prélude et d’un postlude, comme on en trouve dans les cycles de Lieder de Schumann. Après tout, ce disque pourrait tout-à-fait s’intituler Les amours de la poétesse, en paraphrasant les Dichterliebe (Les amours du poète) de Schumann, Le mal de vivre Ça ne prévient pas quand ça arriveÇa vient de loinÇa s’est promené de rive en riveLa gueule en coinEt puis un matin, au réveilC'est presque rienMais c'est là, ça vous ensommeilleAu creux des reins Le mal de vivreLe mal de vivreQu'il faut bien vivreVaille que vivre On peut le mettre en bandoulièreOu comme un bijou à la mainComme une fleur en boutonnièreOu juste à la pointe du seinC'est pas forcément la misèreC'est pas Valmy, c'est pas VerdunMais c'est des larmes aux paupièresAu jour qui meurt, au jour qui vient Le mal de vivreLe mal de vivreQu'il faut bien vivreVaille que vivre Qu'on soit de Rome ou d'AmériqueQu'on soit de Londres ou de PékinQu'on soit d'Egypte ou bien d'AfriqueOu de la porte Saint-MartinOn fait tous la même prièreOn fait tous le même cheminQu'il est long lorsqu'il faut le faireAvec son mal au creux des reins Ils ont beau vouloir nous comprendreCeux qui nous viennent les mains nuesNous ne voulons plus les entendreOn ne peut pas, on n'en peut plusEt tout seuls dans le silenceD'une nuit qui n'en finit plusVoilà que soudain on y penseA ceux qui n'en sont pas revenus Du mal de vivreLeur mal de vivreQu'ils devaient vivreVaille que vivreEt sans prévenir, ça arriveÇa vient de loinÇa s'est promené de rive en riveLe rire en coinEt puis un matin, au réveilC'est presque rienMais c'est là, ça vous émerveilleAu creux des reins La joie de vivreLa joie de vivreOh, viens la vivreTa joie de vivre Cette chanson qui traite d’un sujet que Barbara connaissait très bien, la dépression, et du retour à la vie qui la suit, me touche particulièrement, bien que je ne sois nullement dépressif. Mais je partage ma vie avec une femme merveilleuse qui a vécu plusieurs épisodes de dépression sévère, caractérisés, selon le philosophe Clément Rosset, orfèvre en la matière, par l’extinction totale du désir. Et puis, un beau jour, le désir de vivre réapparaît, et, avec lui, la joie de vivre, si bien décrite par le même Clément Rosset, et par Barbara, dont ceux qui l’ont bien connue disent qu’elle était très drôle dans la vie quotidienne. Encore un pur chef-d’œuvre ! À chaque fois Chaque fois qu'on parle d'amour,C'est avec jamais et toujours,Viens, viens, je te fais le serment,Qu'avant toi, y'avait pas d'avant,Y'avait pas d'ombre et pas de soleil,Le jour, la nuit c'était pareil,Y'avait pas au creux de mes reins,Douce la chaleur de tes mains,A chaque fois à chaque fois,Chaque fois qu'on parle d'amour. Chaque fois qu'on aime d'amour,C'est avec jamais et toujours,On refait le même chemin,En ne se souvenant de rien,Et l'on recommence soumise,Florence et Naples,Naples et Venise,On se le dit et on y croit,Que c'est pour la première fois,A chaque fois, à chaque fois,Chaque fois qu'on aime d'amour. Ah, pouvoir encore et toujours,S'aimer et mentir d'amour,Et bien qu'on connaisse l'histoire,Pouvoir s'émerveiller d'y croire,Et se refaire, pour pas une thune,Des clairs d'amour au clair de lune,Et rester là c'est merveilleux,A se rire du fond des yeux,Ah pouvoir encore et toujours,S'aimer et mentir d'amour. Ah redis-le, redis-le moi,Que je suis ta première fois,Viens, et fais-moi le serment,Qu'avant moi, y'avait pas d'avant,Y'avait pas d'ombre et pas de soleil,Le jour, la nuit, c'était pareil,Y'avait pas au creux de tes reins,Douce, la chaleur de mes mains,Ah redis-le, redis-le moi,Que je suis ta première fois,Ah, redis-le moi, je te crois,Je t'aime, c'est la première fois,Comme à chaque fois,Comme à chaque fois,Comme à chaque fois... Cette chanson dont la musique virevolte comme une joyeuse tarentelle décrit à merveille la sensation que chacun de nous a pu ressentir un jour, à savoir que chaque nouvel amour semble être le premier, et le seul qui compte vraiment. Elle est écrite au féminin, mais pourrait sans problème être transposée au masculin. Avec beaucoup de sagesse, la chanson ne dit pas que ce nouvel amour sera le dernier (Et bien qu’on connaisse l’histoire / Pouvoir s’émerveiller d’y croire). On trouve dans ce texte magnifique de simplicité une expression qui me semble être une trouvaille extraordinaire : « se mentir d’amour » (Ah, pouvoir encore et toujours / S'aimer et mentir d'amour). Après tout, peut-être que la définition d’un amour qui dure, c’est tout simplement un mensonge auquel les deux parties ont envie de continuer à croire.
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Mes plus belles chansons de Georges BrassensPlus personne, ou presque, ne conteste l’importance de Georges Brassens dans la chanson française, à côté de géants comme Trenet, Aznavour, Brel, Barbara, et quelques autres. Il se trouve que mon père, dont le français n’était pas la langue maternelle, puisqu’il n’était arrivé en France, en provenance de son Danemark natal, qu’à la vingtaine, s’était pris depuis les débuts de sa carrière discographique d’une grande passion pour les chansons de Brassens, dont nous avions tous les disques à la maison dans leur version originale (et je regrette beaucoup qu’ils aient disparu). J’ai donc été imprégné par les chansons de Brassens dès ma plus tendre enfance (je suis né en même temps que les premiers disques de Brassens, au début des années 50), et cet amour ne m’a jamais quitté, au point que je connais par cœur une grande partie de son répertoire. Cet amour pour les chansons de Brassens était une affaire de famille, et mon plus jeune frère le partage toujours. Je suis très heureux que ma femme ait pour Brassens la même dilection que moi. Dans mon enfance, je ne comprenais pas toujours ce qu’il chantait du fait de son habitude de couper certains mots à la rime, et, aussi, des restes de son accent sétois (qui lui fait dire « ann » attendant pour en attendant). Ce n’est que petit à petit que leur sens m’a été complètement révélé. Chacun d’entre nous a ses chansons préférées du grand Georges, et je regrette que ce soit toujours les mêmes que l’on entend, notamment Le gorille, quand il s’agit d’évoquer son côté paillard et provocateur, ou encore Les copains d’abord (dont on oublie que c’est la chanson du joli film tiré par le génial Yves Robert du roman éponyme de Jules Romain). Nombre d’artistes actuels ont repris ses chansons, notamment Maxime Leforestier, qui, à mon sens, les chante à la perfection, sans mimétisme excessif, avec un accompagnement de guitare et de contrebasse superbe et un petit côté jazzy très bien venu. Il est fréquent que ces reprises soient vraiment bien faites, notamment quand elles s’éloignent de l’original. Je regrette cependant que la plupart des chanteurs actuels (ce qui inclut les chanteuses, n’en déplaise aux tenants du langage dit inclusif) ne fassent pas les liaisons, qui sont un des charmes de la diction de Brassens. Il semble que les liaisons ne soient plus vraiment dans l’air du temps, ce que je regrette. J’ai choisi de vous faire lire le texte de trois de mes chansons préférées, Pénélope, L’orage, et Saturne. Ces trois chansons parlent d’amour, sous différentes modalités : l’amour conjugal sage (Pénélope), le coup de foudre amoureux (L’orage), et l’amour qui dure malgré le temps qui passe (Saturne). Brassens cultivait volontiers une image de misogyne déçu par les femmes, alors qu’en fait il fut fidèle toute sa vie à une seule femme, d’origine estonienne, rencontrée en 1947, Joha Heiman, qu’il appelait tendrement « Pupchen » (petite poupée), et pour laquelle il écrira plusieurs chansons, dont l’inoubliable Non demande en mariage, que j’aurais pu inclure dans ma liste de chansons préférées, avec la Supplique pour être enterré à la plage de Sète. Ils n’habitèrent jamais ensemble, et n’eurent pas d’enfant, car Brassens ne voulait pas se perpétuer dans un monde qui ne lui convenait pas. Ils sont enterrés côte à côte à Sète (mais pas dans le charmant cimetière marin où reposent Paul Valéry et Jean Vilar, entre autres). La mort les a unis pour l’éternité. Pénélope Voilà une chanson qui ne doit pas plaire aux féministes, puisqu’elle parle d’une femme au foyer (le grillon du foyer) qui, en attendant le retour quotidien de son mari (son Ulysse de banlieue) auquel elle est fidèle (Toi qui n’as point d’accrocs / Dans ta robe de mariée), se laisse peut-être parfois aller à divaguer un peu et à rêver d’une aventure extra-conjugale (Ne berces-tu jamais / En tout bien tout honneur / De jolies pensées interlopes…). Mais le Ciel lui pardonnera ses écarts de conduite imaginaires car C'est la faute commune / Et le péché véniel / C'est la face cachée / De la lune de miel Et la rançon de Pénélope /Et la rançon de Pénélope... Y a-t-il image plus poétique que La face cachée de la lune de miel ? Pour ma part, je n’en connais pas de plus touchante. J’oubliais : la mélodie de cette chanson est une des plus belles qui soient sorties de la guitare de Brassens (la mélodie n’est pas toujours le point fort de notre grand homme, il faut bien l’admettre). On l’aura compris, de toutes les belles chansons de Brassens, celle-ci est ma préférée. Toi l'épouse modèleLe grillon du foyerToi qui n'as point d'accrocsDans ta robe de mariéeToi l'intraitable PénélopeEn suivant ton petitBonhomme de bonheurNe berces-tu jamaisEn tout bien tout honneurDe jolies pensées interlopesDe jolies pensées interlopes... Derrière tes rideauxDans ton juste milieuEn attendant l'retourD'un Ulysse de banlieuePenchée sur tes travaux de toileLes soirs de vague à l'âmeEt de mélancolieN'as-tu jamais en rêveAu ciel d'un autre litCompté de nouvelles étoilesCompté de nouvelles étoiles... N'as-tu jamais encoreAppelé de tes vœuxL'amourette qui passeQui vous prend aux cheveuxQui vous compte des bagatellesQui met la margueriteAu jardin potagerLa pomme défendueAux branches du vergerEt le désordre à vos dentellesEt le désordre à vos dentelles… N'as-tu jamais souhaitéDe revoir en cheminCet ange, ce démonQui son arc à la mainDécoche des flèches malignesQui rend leur chair de femmeAux plus froides statuesLes bascul' de leur socleBouscule leur vertuArrache leur feuille de vigneArrache leur feuille de vigne... N'aie crainte que le cielNe t'en tienne rigueurIl n'y a vraiment pas làDe quoi fouetter un cœurQui bat la campagne et galopeC'est la faute communeEt le péché vénielC'est la face cachéeDe la lune de mielEt la rançon de PénélopeEt la rançon de Pénélope... L’orage Cette chanson très rythmée et très enlevée, qui donne irrésistiblement envie de la chanter en chœur avec Brassens, raconte un coup de foudre (au propre et au figuré) qui n’a duré que le temps d’une nuit d’orage. Elle n’en a peut-être gardé aucun souvenir, mais, pour lui, cette histoire est à jamais gravée dans son cœur : Dieu fass' que ma complainte aille, tambour battant / Lui parler de la pluie, lui parler du gros temps / Auxquels on a tenu tête ensemble / Lui conter qu'un certain coup de foudre assassin / Dans le mill' de mon cœur a laissé le dessin / D'un' petit' fleur qui lui ressemble. Quant à la mélodie, magnifique, elle est sublimée par les fioritures de la seconde guitare. Un bijou ! Parlez-moi de la pluie et non pas du beau tempsLe beau temps me dégoute et m'fait grincer les dentsLe bel azur me met en rageCar le plus grand amour qui m'fut donné sur terr'Je l'dois au mauvais temps, je l'dois à JupiterIl me tomba d'un ciel d'orage Par un soir de novembre, à cheval sur les toitsUn vrai tonnerr' de Brest, avec des cris d'putoisAllumait ses feux d'artificeBondissant de sa couche en costume de nuitMa voisine affolée vint cogner à mon huisEn réclamant mes bons offices " Je suis seule et j'ai peur, ouvrez-moi, par pitiéMon époux vient d'partir faire son dur métierPauvre malheureux mercenaireContraint d'coucher dehors quand il fait mauvais tempsPour la bonne raison qu'il est représentantD'un' maison de paratonnerres " En bénissant le nom de Benjamin FranklinJe l'ai mise en lieu sûr entre mes bras câlinsEt puis l'amour a fait le resteToi qui sèmes des paratonnerr's à foisonQue n'en as-tu planté sur ta propre maisonErreur on ne peut plus funeste Quand Jupiter alla se faire entendre ailleursLa belle, ayant enfin conjuré sa frayeurEt recouvré tout son courageRentra dans ses foyers fair' sécher son mariEn m'donnant rendez-vous les jours d'intempérieRendez-vous au prochain orage A partir de ce jour j'n'ai plus baissé les yeuxJ'ai consacré mon temps à contempler les cieuxA regarder passer les nuesA guetter les stratus, à lorgner les nimbusA faire les yeux doux aux moindres cumulusMais elle n'est pas revenue Son bonhomm' de mari avait tant fait d'affair'sTant vendu ce soir-là de petits bouts de ferQu'il était dev'nu millionnaireEt l'avait emmenée vers des cieux toujours bleusDes pays imbécil's où jamais il ne pleutOù l'on ne sait rien du tonnerre Dieu fass' que ma complainte aille, tambour battantLui parler de la pluie, lui parler du gros tempsAuxquels on a tenu tête ensembleLui conter qu'un certain coup de foudre assassinDans le mill' de mon cœur a laissé le dessinD'un' petit' fleur qui lui ressemble Saturne Cette chanson un peu austère, au tempo beaucoup plus lent que celui de la précédente, fait prendre conscience à l’homme amoureux de la femme avec qui il vit depuis longtemps que le temps n’arrivera pas à altérer le charme de cette femme qu’il aime, et qu’il donc est inutile d’aller voir ailleurs : Je sais par cœur toutes tes grâces/ Et pour me les faire oublier / Il faudra que Saturne en fasse / Des tours d'horloge, de sablier / Et la petite pisseuse d'en face / Peut bien aller se rhabiller. C’est très probablement « Pupchen » qui lui a inspiré ce texte magnifique, d’autant qu’elle était plus âgée que lui. Il est morne, il est taciturneIl préside aux choses du tempsIl porte un joli nom, SaturneMais c'est Dieu fort inquiétantIl porte un joli nom, SaturneMais c'est Dieu fort inquiétant En allant son chemin, morosePour se désennuyer un peuIl joue à bousculer les rosesLe temps tue le temps comme il peutIl joue à bousculer les rosesLe temps tue le temps comme il peut Cette saison, c'est toi, ma belleQui a fait les frais de son jeuToi qui a dû payer la gabelleUn grain de sel dans tes cheveuxToi qui a dû payer la gabelleUn grain de sel dans tes cheveux C'est pas vilain, les fleurs d'automneEt tous les poètes l'ont ditJe te regarde et je te donneMon billet qu'ils n'ont pas mentiJe te regarde et je te donneMon billet qu'ils n'ont pas menti Viens encore, viens ma favoriteDescendons ensemble au jardinViens effeuiller la margueriteDe l'été de la Saint-MartinViens effeuiller la margueriteDe l'été de la Saint-Martin Je sais par cœur toutes tes grâcesEt pour me les faire oublierIl faudra que Saturne en fasseDes tours d'horloge, de sablierEt la petite pisseuse d'en facePeut bien aller se rhabiller Il ne vous reste plus qu’à écouter Brassens chanter ces trois magnifiques textes.
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Philippe Cassard et la bienveillancePhilippe Cassard est un de nos meilleurs pianistes actuels, mais il n’est pas que cela, loin s’en faut… À ses talents de pianiste il joint ceux d’écrivain, auteur de deux essais pertinents et passionnants sur Schubert et Debussy, aussi différents l’un de l’autre qu’il est possible de l’être. La monographie sur Debussy est sortie en 2018 pour le centenaire de la naissance de ce génie de la musique française, et je me suis empressé de la lire. Mais si j’ai envie de vous parler de lui, c’est à propos de son émission hebdomadaire sur France Musique, intitulée Portraits de famille. Tous les samedis matins, pendant deux heures, il nous parle d’un sujet qu’il a choisi, et qui tourne le plus souvent autour de l’interprétation du piano. Et il le fait avec une chaleur émerveillée, un enthousiasme communicatif et une bienveillance constante, ce qui nous change du monde assez acerbe et feutré de la critique musicale. C’est ce qui le rend si attachant à mes yeux (et à mes oreilles). Qui plus est, il le fait avec une voix très radiogénique. Un seul exemple : dans l’émission du 9 juin 2018, il nous présentait quelques jeunes talents de la scène pianistique française. Après nous avoir fait écouter Clément Lefèbvre interprétant une œuvre de Rameau, il nous explique que lui-même joue souvent cette œuvre, mais de manière totalement différente. Et il conclut en nous affirmant que ce que fait ce jeune pianiste est tout simplement génial. Quelle classe… Cette admiration sincère pour ses collègues est distribuée à parts égales entre toutes les générations de pianistes : les grands aînés disparus (Arrau), ses contemporains (Philippe Bianconi, autre grand debussyste), les jeunes pousses (Florian Noack ou Nathalia Milstein), et, bien entendu, ses maîtres (Dominique Merlet, Geneviève Joy-Dutilleux ou encore Nikita Magaloff). Quand je disais plus haut que la bienveillance n’est pas la vertu qui caractérise le mieux le monde musical, il suffit d’écouter La tribune des critiques de disques du dimanche après-midi, sur la même chaîne de radio musicale, pour s’en convaincre. Certes lesdits critiques ont le droit de dire qu’ils n’aiment pas les interprétations qui sont soumises à leur sagacité, et Philippe Cassard peut choisir de ne diffuser que des interprétations qu’il affectionne. Ils ne font pas le même métier. Mais, même si l’on n’est pas séduit, il doit être possible de le dire sans malveillance, sinon avec bienveillance. Je me souviens d’une émission qui portait sur le premier cahier des Études de Chopin, l’opus 10. C’est la version de Nicolaï Luganski qui fut plébiscitée par les trois critiques présents, avec des propos très élogieux. Quand le nom du lauréat fut révélé, la réaction d’un des trois critiques (dont je tais volontairement le nom) fut symptomatique : on avait l’impression qu’il était à la fois vexé de ne pas avoir reconnu l’interprète et surpris que ce pianiste, qu’il ne semblait pas tenir en grande estime, puisse jouer aussi bien cette œuvre emblématique. Bref, plus de dithyrambe, mais des « chichis », ce qui me semble assez révélateur de l’état d’esprit de certains critiques musicaux. Il aurait été plus élégant de reconnaître qu’il avait jusque-là sous-estimé ce pianiste. Mais c’était peut-être trop demander… Et quand certain critique de ladite Tribune n’aime pas une version, il n’est peut-être pas nécessaire qu’il le fasse savoir en disant que cette interprétation n’a strictement aucun intérêt, ce qui est loin d’être le commentaire le plus désobligeant sorti sa bouche. Par ailleurs, on ne doit pas oublier la mésaventure arrivée autrefois à un critique célèbre, Bernard Gavoty, dit Clarendon, qui descendit en flammes dans son quotidien le récital d’un pianiste qu’il n’aimait pas, auquel il n’avait malencontreusement pas pu assister puisqu’il avait été annulé ! Peut-on faire pire dans la malveillance (et dans le ridicule) ?
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Qui était le professeur Henri Mondor (1885 – 1962) ?Le grand patron de chirurgie Le nom de ce très illustre chirurgien français du XXème siècle ne dit probablement plus grand-chose au plus grand nombre, sauf peut-être à ceux, patients ou soignants, qui ont (ou ont eu) affaire avec les deux hôpitaux français qui portent son nom : le CHU de Créteil (Val de Marne), et le CHG d’Aurillac, préfecture du Cantal, département dont il était originaire. Il est né en effet à Saint-Cernin, non loin d’Aurillac, en 1885. Or il se trouve que j’ai eu la chance, entre 1979 et 1983, d’être interne, puis chef de clinique dans le Service de chirurgie digestive (on ne disait pas encore « et viscérale ») du CHU (Centre Hospitalier Universitaire) Henri Mondor de Créteil, puis, ces dernières années, soit près de 35 ans après, de venir travailler ponctuellement dans le service de chirurgie viscérale et digestive du CHG (Centre Hospitalier Général) Henri Mondor d’Aurillac. Pendant mes études chirurgicales, j’ai lu, comme tous mes collègues internes en chirurgie digestive, son ouvrage majeur, à l’époque notre bible à tous : « Diagnostics urgents – Abdomen ». Ce bouquin est toujours en bonne place dans la vitrine de mon bureau où je range mes livres médicaux. Ce serait amusant de le relire pour voir ce qui a survécu de l’enseignement de la chirurgie de cette époque, où l’on ne connaissait ni l’échographie ni le matériel chirurgical à usage unique (pas même les gants !), et où le prestige des médecins en général, et des chirurgiens en particulier, était intact. Autres temps… J’ai vu à l’hôpital d’Aurillac une exposition permanente de documents qui retracent la vie de cet homme remarquable, à savoir sa carrière de chirurgien et son œuvre littéraire et picturale. J’ai donc eu l’occasion d’apprendre sur lui un certain nombre de choses très impressionnantes, car chacune des facettes de cet homme aux multiples talents suffirait à remplir la vie d’un honnête homme du XXIème siècle. Les photos que l’on a de lui sont celles d’un grand patron de la chirurgie parisienne, un mandarin, comme on disait à l’époque. Ces fameux mandarins n’ont pas survécu à la déferlante des évènements de mai 68. Les photos le montrent en général portant un nœud papillon, attribut traditionnel des chirurgiens de cette époque. J’ai moi-même cédé à cette mode pendant mes jeunes années de pratique chirurgicale, avant d’opter pour le port de la cravate, puis pour l’absence de cravate, comme la plupart des Français du XXIème siècle Sur le plan médical, sa carrière fut exemplaire : interne des hôpitaux de Paris en 1909, médaille d’or de l’internat en 1912, chirurgien des hôpitaux en 1920, professeur agrégé en 1923, professeur de faculté en 1938, puis, le graal, professeur de clinique chirurgicale en 1941, jusqu’à sa retraite en 1955. Il exerçait son art notamment à l’Hôpital Saint-Louis, où il prit la succession de son maître Lecène (il est de coutume de dire que la chirurgie est un art ; je ne suis pas certain que l’on puisse en conclure que les chirurgiens sont des artistes). Ses qualités furent reconnues par ses pairs, qui le nommèrent à l’Académie de chirurgie en 1926 (il en fut le secrétaire en 1930), à l’Académie nationale de médecine en 1945, puis enfin à l’Académie des sciences en 1961. Il fut non seulement un grand chirurgien, un « grand patron », dénomination qu’il aimait particulièrement, mais aussi un enseignant hors pair. Outre le fameux Diagnostics urgents –Abdomen déjà cité, on lui doit entre autres Les avortements mortels, ainsi que Quelques vérités premières en chirurgie abdominale, et un certain nombre de monographies consacrées à de grands noms de la médecine et de la chirurgie : de Paul Lecène à Anatomistes et chirurgiens, en passant par Grands médecins presque tous, puis Pasteur et enfin Dupuytren, ouvrages cités par ordre chronologique de publication. Il était également un grand clinicien, et a laissé son nom à quatre signes cliniques, dont la présence d’une ecchymose plantaire dans les fractures du calcanéum, ainsi qu’à une maladie. La maladie de Mondor est plutôt un syndrome qu’une maladie, et se caractérise par la présence d’une phlébite en cordon de la paroi antérolatérale du thorax. Ce syndrome est bien connu des dermatologues. Son enseignement reposait sur le principe de la primauté donnée à l’examen clinique, le fameux aphorisme « la clinique d’abord », maxime qui reste d’actualité, même si les jeunes médecins, nourris d’examens complémentaires de biologie et d’imagerie médicale, semblent l’oublier de plus en plus. Voilà brossé à grands traits le portrait d’un des grands noms de la chirurgie française, l’une des gloires de l’AP-HP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris). On conviendra que bien des médecins se contenteraient d’une telle carrière. Mais pas notre héros… L’homme de lettres Mais Henri Mondor eut en parallèle une carrière littéraire et artistique qui lui valut son élection à l’Académie française en 1946, au fauteuil de Paul Valéry, après avoir été préalablement récompensé du Grand prix de la critique de l’Académie française. Il avait été envisagé d’élire à ce fauteuil André Gide, qui aurait particulièrement aimé faire l'éloge de son ami Valéry (photo),, mais les Académiciens reculèrent en raison de la réédition annoncée de Corydon, ouvrage dans lequel Gide parlait ouvertement (quoi qu’en termes assez peu explicites en réalité) de son homosexualité (ou plus exactement de sa pédérastie, que l’on qualifierait actuellement de pédophilie), sujet encore tabou à cette époque. La candidature d’Henri Mondor parut moins problématique à l’illustre Compagnie. S’il fut élu, ce ne fut pas en tant que médecin, mais parce qu’il était un spécialiste unanimement reconnu de l’œuvre du poète Stéphane Mallarmé. Son goût pour la langue et la culture française lui venait de son enfance, passée sous la férule d’un père directeur d’école primaire. Mais c’est sa mère qui l’avait poussé à entreprendre des études médicales, afin qu’il grimpe les barreaux de l’échelle sociale. La médecine fut son métier, qu’il aima passionnément, la littérature sa vraie passion, à laquelle il ne renonça jamais. Son œuvre littéraire est constituée essentiellement d’ouvrages d’histoire littéraire, parmi lesquels on citera : L’Amitié de Verlaine et Mallarmé / Vie de Mallarmé / Mallarmé plus intime / Propos de Mallarmé sur la poésie / Valéry et Gide / Entretien au bord du fleuve avec Georges Duhamel / L’heureuse rencontre : Mallarmé et Valéry / L’Histoire d’un faune / L’Affaire du Parnasse / Alain / Rimbaud ou le génie impatient / Maurice Barrès avant le Quartier latin / Précocité de Valéry / Claudel plus intime. (Cités dans http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/henri-mondor). On peut constater que, outre Mallarmé, Paul Valéry est également très présent dans cette liste, dans laquelle figure aussi un écrivain médecin un peu oublié de nos jours, Georges Duhamel, qui le reçut à l’Académie française le 30 octobre 1947. Henri Mondor fut en outre un remarquable dessinateur. Bien sûr, il était anatomiste, ce qui suppose de savoir dessiner. Mais il était réellement très doué pour le dessin, avec un thème de prédilection, la rose. Il illustra entre autres un ouvrage de Paul Valéry, L’homme et la coquille. Décidemment, cet homme avait bien des talents. Henri Mondor est mort à l’Hôpital américain de Neuilly le 6 avril 1962. Le vocabulaire de la médecine a gardé l’usage de l’expression « littérature médicale » pour désigner l’ensemble de ce qui se publie en médecine, que ces publications soient scientifiques ou pédagogiques. Mais elles ne contiennent absolument plus rien de ce qu’on entend habituellement par ce beau mot de littérature, car elles sont formatées à l’anglo-saxonne uniquement pour être efficaces, et nullement dans le but qu’elles soient également plaisantes à lire. Notre grand Henri Mondor serait probablement attristé de constater la disparition d’un genre qu’il a illustré plus que quiconque : la publication médicale écrite dans un grand style littéraire, la « littérature médicale » au sens noble du terme.
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Une brève histoire de l’hôpital publicVoici esquissée, à grands traits rapides, une histoire de l’hôpital public depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours. Les notions développées ci-dessous proviennent d’un livre très intéressant intitulé C’est l’Hôpital qui se moque de la Charité, écrit par le chef du Service de chirurgie cardio-vasculaire et de transplantation de l’Hôpital européen Georges Pompidou (HEGP), le Pr Jean Noël Fabiani. L’accueil des pèlerins L’accueil des pèlerins est la vocation première de l’hôpital, dont la création remonte au VIème siècle. Etymologiquement, l’hôpital, ou plus précisément l’hospice, est le lieu où l’on accueille l’étranger, hostis en latin. En échange de cet accueil, les pèlerins participaient à la construction des édifices religieux. Cette vocation première va évoluer au cours du Moyen Âge, sous l’influence de deux facteurs : l’explosion démographique entre l’an 1000 et 1300, génératrice de grandes famines, puis les grandes épidémies qui ravagèrent la France du XIIème au XIVème siècle, comme la peste ou le choléra. L’expression populaire « choisir entre la peste et le choléra » indique une alternative (un choix) entre deux options aussi catastrophiques l’une que l’autre. On notera que l’hôpital public a gardé la bonne habitude de soigner les étrangers, qu’il s’agisse de migrants en situation irrégulière ou de nos voisins anglais qui viennent de faire opérer chez nous car ils ont du mal à le faire chez eux, ou encore d’émiratis fortunés attirés par la qualité reconnue de notre système de santé. Fermons la parenthèse. L’hôpital et la Charité au Moyen Âge Au Moyen Âge, la plupart des établissements qui « soignaient » des malades (qui n’étaient pas encore des patients) étaient gérés par des congrégations religieuses, notamment les frères ou les sœurs de la Charité, si bien que ces hospices furent appelés des Charités. Petit à petit, hospice, hôpital et charité devinrent plus ou moins synonymes, tout aussi démunis et inefficaces les uns que les autres. De nos jours où l’on ne sait plus ce qu’est une charité, il est resté l’expression populaire « c’est l’hôpital qui se moque de la charité », qui veut dire que celui qui se moque n’est pas mieux loti que celui dont il se moque. L’Hôtel-Dieu de Paris Avant de partir à la Croisade, en 1189, le roi Philippe II Auguste fit agrandir l’Hôtel-Dieu, situé sur le parvis de Notre Dame. C’était des religieuses, les Dames Augustines, qui s’occupaient des malades, couchés par 2 ou 3 par lit. L’essentiel de leur travail consistait à coudre des linceuls, car on mourrait beaucoup à l’Hôtel-Dieu de Paris, la médecine de l’époque étant plus qu’embryonnaire. On acceptait tout le monde à l’Hôtel-Dieu, sauf les gens que l’on pensait être contagieux : les pestiférés, qui le sont vraiment, et les épileptiques, atteints du « haut mal », qui ne le sont pas du tout, comme on le sait depuis longtemps. Une clinique chirurgicale sise rue de la Santé dans le XIIIème arrondissement de Paris était tenue par les Sœurs Augustines jusque dans les années 80, la clinique des Augustines, avant de devenir un EHPAD (une maison de retraite, en langage vernaculaire). L’accueil des malades et des mendiants Pour faire face à l’arrivage massif de malades et de miséreux, l’hôpital a dû se reconvertir, et remplacer dans ses lits les pèlerins par des malades ou des mendiants affamés, considérés les uns et les autres comme dangereux, du fait du risque de contagion des malades, et de la criminalité supposée des mendiants. De par leur dangerosité présumée, ces pensionnaires devaient être enfermés, si possible loin du centre des villes. En effet, puisque les hospices ne recevaient plus de pèlerins, il n’était plus nécessaire de les construire près des édifices religieux, d’où leur lente migration « hors les murs ». L’hôpital-prison. Bicêtre Au XVIIème siècle, les épidémies se sont un peu calmées, et le problème prioritaire dans les villes devient la présence de plus en plus nombreuse de pauvres, qui rendaient les villes peu sûres, surtout la nuit. En plus de l’Hôtel-Dieu de l’Ile de la Cité, qui accueillait des malades, Louis XIV fit édifier, outre l’hôtel des Invalides pour les militaires, un des plus beaux monuments du Paris actuel, deux grands hospices qui existent encore, la Salpêtrière pour les femmes, et Bicêtre pour les hommes. Il imposa également, par un édit de 1662, que chaque cité importante puisse bénéficier d’un hôtel-Dieu ou d’un hospice pour accueillir « les pauvres, les vieillards, les vagabonds et les orphelins ». On voit qu’il n’était pas vraiment question de malades. L’hôpital se transforme alors rapidement en lieu d’incarcération permettant d’assurer le « renfermement » des pauvres. Puis on enferma les aliénés, et ensuite les vénériens. Tant et si bien qu’en 1729 Bicêtre deviendra une vraie prison pour les droits communs. Au nombre des prisonniers célèbres de Bicêtre figure le Marquis de Sade, qui y fut incarcéré en 1803 à la suite de la publication de Justine ou les malheurs de la vertu. Actuellement, Bicêtre n’est plus un hôpital-prison, mais est devenu un CHU comme les autres. L’hôpital sans médecins On le sait peu, mais la France possède la première faculté de médecine au monde, de par son antériorité, celle de Montpellier. Mais si les facultés de médecine formaient des médecins, dont l’essentiel du savoir se limitait à parler le latin pour pouvoir débattre entre eux dans cette langue pas encore morte, ces médecins ne fréquentaient pratiquement pas l’hôpital, chasse gardée des religieux. Les médecins exerçaient essentiellement « en ville », et soignaient une clientèle plus huppée, comme on le voit dans la célèbre pièce de Molière, Le malade imaginaire, qui tourne en ridicule les docteurs Diafoirus père et fils. La Révolution, très anticléricale, chassa des hôpitaux la plupart des religieuses qui faisaient office d’infirmières. Donc, peu de médecins, et plus d’infirmières. Mais beaucoup de malades, abandonnés à leur triste sort. L’hôpital et la Révolution L’hôpital n’allait pas bien sous la Révolution. Les révolutionnaires pensaient que la Révolution en finirait avec la misère, et donc avec son corollaire, la maladie. C’était, bien avant l’heure de la Révolution russe d’octobre 1917, les fameux « lendemains qui chantent ». On a vite déchanté par la suite… La loi du 16 vendémiaire an V (7 octobre 1796) débarrassa l’Etat du souci des hôpitaux en confiant leur gestion aux villes, qui avaient l’obligation d’en assurer le fonctionnement. Cette disposition est toujours plus ou moins d’actualité, puisque les maires jouent encore un rôle essentiel dans la gestion des hôpitaux publics, souvent pour éviter à tout prix la fermeture d’un service d’hospitalisation (on pense aux nombreuses fermetures de petites maternités, toujours combattues par les édiles). De la charité à l’assistance publique Le rôle des hôpitaux changea du tout au tout à cette époque, en substituant la notion d’assistance à celle de charité ; comme cette assistance était gérée par la puissance publique, il s’agissait d’une assistance publique. L’expression est restée. On sait que de nos jours les hôpitaux de Paris sont gérés par l’Assistance publique des hôpitaux de Paris, l’AP-HP, créée par la loi du 10 janvier 1849 ; ceux de Marseille le sont par l’AP-HM. Création de l’internat par Bonaparte. Création du clinicat On l’a dit, il y avait peu de médecins dans les hôpitaux, et à partir de midi et surtout la nuit il n’y en avait plus du tout. Pour pallier cette carence, Bonaparte, alors Premier Consul, eu l’idée géniale de créer l’externat et l’internat des hôpitaux, par un décret consulaire du 4 ventôse an X (22 février 1802). Il s’agissait de recruter, grâce à un concours organisé par l’administration hospitalière et non pas par la faculté de médecine, les meilleurs étudiants pour qu’ils apprennent à soigner les malades, qui avaient enfin retrouvé leur place dans les lits des hôpitaux. De plus, comme l’indique le nom de leur fonction, les internes vivaient à l’hôpital, ce qui assurait enfin une présence médicale jour et nuit. Ces concours hospitaliers allaient devenir le moteur de l’excellence de la médecine française, qui ne deviendra vraiment efficace que grâce aux découvertes médicales du XIXème siècle. En 1823 fut créée la fonction universitaire de chef de clinique, pour assurer la formation des internes et des étudiants non internes, les stagiaires. Cette fonction existe toujours, apparemment plus pour longtemps hélas… Le temps plein hospitalier et la réforme Debré Robert Debré fut un très grand médecin, le créateur de la pédiatrie française. Il fut aussi le père de Michel Debré, le premier à occuper le poste de Premier ministre du général de Gaulle, ce qui allait beaucoup l’aider à faire aboutir la réforme hospitalière qu’il avait en tête. En effet, au sortir de la guerre, la situation des hôpitaux français était plus que préoccupante. Une des causes du problème était, selon Robert Debré, la séparation totale entre l’hôpital et la faculté, avec deux hiérarchies qui s’opposaient. Le rêve de Robert Debré était la fusion de ces deux mondes, sur le modèle américain de l’enseignement au lit du malade effectué par des praticiens à temps plein, qui assureraient trois missions : le soin, l’enseignement et la recherche. Le problème était que, jusqu’alors, les médecins hospitaliers ne passaient que la matinée à l’hôpital, et le reste de leur temps à s’occuper de leur clientèle privée, à laquelle ils tenaient évidemment. En conséquence, pour inciter les médecins hospitaliers à accepter le temps plein, il fallait leur offrir la possibilité d’avoir un secteur privé à l’hôpital, ce qui est toujours le cas, et ce qui continue de faire polémique. Et l’on ne sera pas étonné d’apprendre que les plus gros dépassements d’honoraires sont pratiqués dans le cadre du secteur privé des médecins de CHU, par des praticiens universitaires qui monnaient ainsi leur notoriété, réelle ou supposée. La création des CHU dans les années 60 – 70 La réforme Debré a abouti à la création des CHU, centres hospitalo-universitaires. Les praticiens qui y travaillent à temps plein exercent donc sur le même site leur activité hospitalière et leurs fonctions d’enseignement et de recherche à la faculté. Vingt-neuf CHU ont ainsi été créés dans toute la France, dont plusieurs à Paris, Saint Antoine le premier, en 1965. Également en région parisienne, et par ordre chronologique, Ambroise-Paré à Boulogne (1969), Henri-Mondor à Créteil (1971), Louis-Mourier à Colombes (1971), Antoine-Béclère à Clamart (1971), Jean-Verdier à Bondy (1975). Ces hôpitaux traitant les pathologies aiguës en médecine, chirurgie et obstétrique (MCO) furent doublés par des hôpitaux de chroniques et de rééducation, les actuels SSR. A titre d’exemple, la partie est de la région parisienne est couverte par le CHU Henri Mondor, dans lequel j’ai été formé au début des années 80. De l’hôpital pavillonnaire à l’hôpital actuel Lister et Pasteur En matière de lutte contre les infections, deux noms brillent au firmament de la médecine : le chirurgien écossais Joseph Lister, promoteur de l’antisepsie, et notre gloire nationale Louis Pasteur, qui est à l’origine de l’asepsie. Comme il n’était pas médecin, il eut beaucoup de mal à faire adopter ses idées révolutionnaires par l’institution médicale. Fichu esprit de caste ! En est-on complètement débarrassé de nos jours ?... Construction de nouveaux hôpitaux de type pavillonnaire Pour mettre en pratique les géniales conceptions de Pasteur, il fallait construire de nouveaux hôpitaux, avec des blocs opératoires modernes équipés d’autoclaves permettant la stérilisation par la chaleur. Et pour limiter la contagion, à une époque où les antibiotiques n’existaient pas, on construisit des hôpitaux pavillonnaires, comme l’étaient, à Paris, les hôpitaux Boucicaut, Claude Bernard, Bichat, Broussais, la Pitié. Certains de ces hôpitaux ont disparu à l’heure actuelle. L’hôpital actuel : de Beaujon (1935) à l’Hôpital Européen Georges Pompidou (2000) Mais actuellement ce type d’hôpital n’a plus de raison d’être, et l’on construit des hôpitaux constitués d’un seul bloc architectural. Le premier hôpital de ce type fut inauguré à Clichy, en proche banlieue parisienne, en 1935 : l’hôpital Beaujon, équipé de blocs opératoires révolutionnaires ; j’y ai fait un semestre de mon internat. On peut citer également Bourran à Rodez (j’y ai travaillé), ou Georges Pompidou à Paris, le dernier hôpital construit dans la capitale, et qui a ouvert ses portes en 2000. En guise de conclusion « Que viennent faire les médecins dans la conception d’un hôpital ? » Pour terminer, j’aimerais citer une anecdote amusante mais navrante que le Pr Fabiani rapporte dans son livre : une réunion avait été organisée pour valider les plans du futur service de chirurgie cardiaque de l’hôpital Georges Pompidou, à laquelle il avait été convié avec son patron, le Pr Carpentier. La discussion s’envenime avec l’administratrice, qui finit par mettre fin à la séance avec cette phrase définitive : « depuis quand demande-t-on l’avis des médecins pour construire un hôpital ? ». On ne peut s’empêcher de rappeler à ce propos que les débuts de ce fleuron de l’AP-HP furent entachés par une épidémie de légionellose (la fameuse maladie des légionnaires) provoquée par une mauvaise conception de sa climatisation. Peut-être les concepteurs de l’HEGP s’étaient-ils également passés du concours d’un médecin hygiéniste ?
Ancre 1
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