Comme je l’écrivais le 6 février 2017 dans un article de mon encyclopédie médicale (https://www.vocabulaire-medical.fr/encyclopedie/062-verite), il y a différentes sortes de vérité : « la vérité scientifique (qui vaut pour tout le monde et en tous lieux), la vérité des religions (chacune étant supposée détenir la seule vérité, les autres étant dans l’erreur) ; la vérité des philosophes (et chacun d’entre eux a sa vérité, qui n’exclut pas celle des autres). Et puis, la vérité médicale (qui était le vrai sujet de cet article). Que la Terre tourne autour du Soleil, jusqu’à Galilée on l’ignorait. Mais, maintenant qu’on le sait, cette vérité ne changera plus (du moins tant que durera notre système solaire !) : c’est une vérité « scientifique », une vérité « sanctionnée », selon l’expression du philosophe Gaston Bachelard. »
Dans cet article, j’évoquais les différents antonymes de la vérité : « l’erreur, le mensonge, et, pour Nietzsche, la conviction. Ces trois notions contraires à la vérité peuvent être à l’œuvre dans le domaine médical : l’erreur est le contraire de la vérité scientifique ; le mensonge, c’est de ne pas annoncer à un patient la vérité sur son état ; quant à la conviction, qui est souvent le corollaire de l’expérience acquise, elle doit être combattue par la médecine factuelle, qui privilégie les faits au détriment des idées préconçues.
Et puis, il y a une autre forme de contraire de la vérité, qui est le déni : la vérité a bien été annoncée au patient, mais son cerveau n’a pas voulu l’entendre. Le déni est très fréquent, notamment en cancérologie, et très perturbant pour les proches du patient, ainsi que pour les soignants. La forme la plus extrême de déni, et aussi la plus connue, est le déni de grossesse. » Fin de citation.
De conviction, il a beaucoup été question à propos du coronavirus. Sans jamais accepter d’en apporter la preuve selon la méthodologie rigoureuse en vigueur en matière de recherche clinique, Didier Raoult a essayé à tout prix faire passer sa conviction de l’efficacité antivirale de l’hydroxychloroquine pour une vérité scientifiquement établie. Il a réussi à en convaincre bon nombre de Français, y compris au sein du corps médical, et même pas mal d’Américains, au premier rang desquels Donald Trump, ci-devant président des États-Unis.
Cependant ce n’est pas la conviction qui est la bonne attitude en matière scientifique, mais son contraire, le doute, ou l’incertitude, les deux mots étant pratiquement synonymes. Pas de vérité scientifique sans doute préalable. Et pas de vérité qui ne puisse être réfutée.
En tenant compte du complotisme régnant, il est possible de trouver un autre contraire de la vérité, qui est la contre-vérité, encore appelée par ceux qui en usent et abusent, « vérité alternative ». Ils récusent le terme de mensonge.
Un documentaire passionnant, La fabrique du mensonge, a été diffusé sur France 5 ce dimanche soir 7 mars. Il explique les raisons du phénoménal succès du documentaire complotiste Hold-up, réalisé par Pierre Barnérias. Hold-up a repris la plupart des thèses complotistes sur la pandémie, alors même qu’elles avaient toutes pu être préalablement contredites sans ambiguïté : le virus aurait été, selon un « gilet jaune », fabriqué de toutes pièces par l’Institut Pasteur ; dans une autre version, c’est Bill Gates qui serait à l’origine de l’émergence du coronavirus. Je n’insiste pas sur toutes ces fadaises. La fabrique du mensonge nous explique très bien comment ces fausses informations ont été relayées par les réseaux des gilets jaunes, des anti-vaccins ou des anti-masques, qui disposent d’une puissance de frappe bien supérieure à celle des médias traditionnels. Il serait illusoire d’espérer que La fabrique du mensonge puisse être vue par autant de gens que Hold-up. Mais ce serait vraiment salutaire.
Les fameuses « fake news » qui nous pourrissent la vie, et qui sont devenues avec Donald Trump un modèle de gouvernance étatique, appartiennent à la catégories des arguments fallacieux, auxquels le brillant essayiste belge Luc de Brabandère vient de consacrer un revigorant petit livre malicieusement intitulé Philosophie des arguments fallacieux (Eyrolles). Son objectif est de mettre en garde tout un chacun, surtout quand ce dernier devient internaute, contre le danger de ne pas utiliser sa pensée critique pour démonter les arguments fallacieux. Or cette pensée critique est à la disposition de chacun, et pas seulement des intellectuels. Les sophistes sont une des cibles privilégiées de notre auteur. Le plus connu d’entre eux, Protagoras, fut combattu en son temps par Socrate. Mais les contrecarrer de nos jours est devenu beaucoup plus difficile depuis qu’ils officient sur Internet, devenus des « cybersophistes ».
Voici quelques morceaux choisis du texte de notre essayiste :
« Un sophiste ne s’embarrasse ni d’éthique ni de justice. Peu importe le rapport à la vérité ; ce qu’il analyse, c’est le rapport de force. (…) Le but n’est pas de prouver, mais d’être approuvé. (…) Pour un sophiste, affirmer, c’est avant tout s’affirmer ; convaincre, c’est surtout vaincre, et débattre, c’est surtout battre. (…)
Pour être sûr d’atteindre sa cible, le sophiste tire d’abord, et il appelle ensuite « cible » ce qu’il a atteint. »
Luc de Brabandère détaille ensuite les trois modes de pensée : pensée logique, pensée créatrice et pensée critique. Cette dernière « ne prétend pas être une science, n’énonce pas de vérité, ne prouve rien, mais nous invite au doute constructif et au discernement, (…), à être ouvert au contexte et à nous améliorer sans cesse. (…) La pensée critique se bat contre la superstition, la crédulité, le sectarisme, la confusion, le dogmatisme, le scientisme, l’ésotérisme, le charlatanisme, le complotisme. » Dans son dernier chapitre, notre auteur s’intéresse plus spécifiquement à Internet, en disant, avec humour, qu’on ne devrait pas dire « je suis sur Internet » mais plutôt « sous Internet », comme on est sous influence. Il décrit trois types de nuisance : le vrai diffusé pour nuire, et c’est l’atteinte à la vie privée ; le faux qui peut être diffusé sciemment, la fake news ; et le faux colporté a priori sans intention de nuire, qui est la rumeur. La différence entre fake news et rumeur tiendrait donc dans l’intention de celui qui véhicule la fausse information. Mais comment savoir s’il est malveillant ou simplement mal informé ? De plus il me semble que Luc de Brabandère oublie de faire la différence entre celui qui crée une information mensongère, dans un but malveillant, et tous ceux qui la relaient, qui, pour la plupart, pensent que cette information est vraie, et qu’il faut la faire connaître au plus grand nombre de gens possible, pour leur plus grand bien. Tous les partisans inconditionnels de Donald Trump étaient persuadés que leur président disait la vérité en relayant ses tweets.
Il existe une autre forme de « vérité mensongère », c’est celle qui est formulée par toutes les idéologies totalitaires et véhiculée par leurs adeptes, véritables croyants de ces religions laïques. Le grand sinologue belge Simon Leys a passé une grande partie de sa vie à écrire sur la Chine, qu’il connaissait mieux que quiconque et dont il parlait parfaitement la langue, et à dénoncer les crimes du régime de Mao. Il a également passé beaucoup de temps à fustiger les intellectuels français atteints, à l’époque de la « Révolution culturelle », de « maolâtrie » aiguë, comme ceux qui sévissaient dans les pages de la revue Tel Quel, pour la plupart experts autoproclamés en études chinoises, et dont il disait que « la seule autorité qu’ils posséderont jamais est celle-là même que nous leur avons concédée. » Pratiquement aucun de ces intellectuels, dont la parole n’a pas été discréditée par leurs errements idéologiques, n’a fait amende honorable quand l’Histoire a fini par donner raison à Simon Leys, passionnément intéressé par la question de la vérité, du mensonge et du besoin de croire : « Essentiellement les gens croient ce qu’ils souhaitent croire. »
C’est une des explications possibles du succès foudroyant de l’utilisation de l’hydroxychloroquine (qui est déjà tombée dans l’oubli un an après le début de la pandémie). Comme il est insupportable à la plupart des gens de ne disposer d’aucun traitement efficace contre une maladie nouvelle et meurtrière, ils ont d’instinct adhéré aux propos du premier qui a prétendu détenir la solution, surtout s’il est aussi charismatique que le Pr Raoult.
Simon Leys poursuivait ainsi : « Simplement, les gens croient pour vivre. Et c’est précisément parce qu’ils veulent vivre que parfois ils étrangleraient volontiers quiconque serait assez insensible, cruel et inhumain pour les priver de ces mensonges qui soutiennent leur existence. » Et Simon Leys de citer Saint-Augustin à l’appui de sa thèse : « Les hommes aiment tellement la vérité que, lorsqu’ils aiment quelque chose d’autre, ils veulent que ce soit la vérité ; et comme il leur répugne de se tromper, ils refusent de se faire montrer leur erreur. »
Cette magnifique citation, qui s’applique parfaitement à tous ceux qui adhèrent aux théories complotistes, m’amène à dire quelques mots de la vérité dans le domaine religieux. Dans l’hôpital où j’exerce la chirurgie, je rencontre souvent un ami radiologue, appelons-le A., avec qui j’échange à propos des examens qu’il réalise pour des patients dont je m’occupe. Il se trouve qu’il a acheté mon livre, Le patient de la chambre 21, qu’il l’a lu et même apprécié, à ce qu’il m’a dit. Ce fervent croyant a été troublé par l’absence complète de la religion dans mon bouquin. Comme je raconte aussi la fin de vie de ce patient, j’aurais pu effectivement le faire mourir avec le secours de la religion. Mais, en bon agnostique que je suis, je ne l’ai pas fait. Je n’aurais pas été sincère. Tout ceci donne lieu, entre nous, à des débats très animés mais parfaitement courtois sur la notion de vérité. Comme il est croyant (catholique pour être plus précis), il est persuadé de détenir la Vérité. Comme je ne suis pas croyant, je lui explique que la seule vérité qui m’importe est celle de la science. J’aime beaucoup lire les philosophes, mais jamais je ne penserais que mes penseurs préférés puissent dire le vrai. Et encore moins une quelconque religion. Pour A., la philosophie et le religion sont des sciences. Pas pour moi, on l’aura compris. Selon moi les philosophes sont des intellectuels qui donnent leurs réponses aux questions non scientifiques que tout le monde se pose, ou pourrait se poser un jour. Je déplore que la plupart d’entre eux soient persuadés que leurs réponses expriment la vérité. Pour ma part j’adopte celles de leurs réponses qui me convainquent, quitte à en changer si je tombe sur une réponse plus pertinente que celle qui avait jusque-là ma préférence.
Mon ami A. me dit souvent que Jésus est le plus grand de tous les philosophes. Pourquoi pas ? En effet son parcours, y compris sa condamnation à mort, a de nombreuses similitudes avec celui de Socrate. Je lui réponds qu’il est dommage à mes yeux que Paul de Tarse se soit cru autorisé à en faire le fils de Dieu, car si son message philosophique me parle indiscutablement, je n’adhère pas du tout au discours religieux qui l’accompagne.
Voici, en quelques propositions, comment je vois ce problème de la supposée vérité religieuse. Si je m’amusais à poser à quelqu’un que je connais pas la question apparemment toute simple « Croyez-vous en Dieu ? », j’obtiendrais l’un des cinq types suivants de réponses possibles :
1) Oui, je suis sûr que Dieu existe. Mon interlocuteur est à l’évidence un croyant. Il a la foi, et cette foi est pour lui source indiscutable de vérité. En effet le mot « foi » possède une double origine : latine (fides), la confiance, et hébraïque, la vérité. C’est du moins ce que m’a expliqué A., qui s’est penché sur la question de la foi, et qui m’en a parlé parce que je lui avais dédicacé mon livre avec ces mots, dont je ne pensais pas qu’ils déclencheraient de sa part autant de commentaires quasi talmudiques : « Pour A., homme de foi ».
2) Je pense que Dieu existe, mais je n’en suis pas tout à fait sûr. Ou alors il existe, mais pas comme l’enseignent les religions. Cette attitude « théiste » est celle de ceux qui pensent, comme Voltaire, qu’il y a à la manœuvre un « grand Horloger » de l’Univers, ou encore un « Être suprême », selon la conception des premiers révolutionnaires français.
3) Je pense que Dieu n’existe pas, mais je laisse la place au doute. Ceux qui sont dans cette attitude agnostique demandent parfois le secours de la religion au moment de mourir, au cas où. Ce serait vraiment trop bête de se tromper à ce moment décisif.
4) Je suis sûr que dieu n’existe pas (et je ne lui accorde pas le privilège d’une majuscule). Cette personne est résolument athée, avec ses deux variantes, athéisme non prosélyte, à usage purement privé, ou athéisme militant (celui de Michel Onfray, par exemple). Ces athées convaincus sont aussi des croyants, à leur manière.
5) La question ne m’intéresse pas, et je suis sans opinion. L’individu qui fait cette réponse est donc également athée, puisqu’il se déclare « sans dieu ».
Pour ma part, j’oscille entre l’athéisme et l’agnosticisme. Comme je n’aime pas les convictions trop affirmées, ni chez les autres ni chez moi (contrairement à ce que mon ami A. pense de moi), j’aurais tendance à me considérer plus comme un agnostique que comme un athée résolu, bien que, pour simplifier, je me présente habituellement comme athée. Mais je me vois mal demander l’extrême onction au moment de mourir ! J’assumerais probablement ma position jusqu’au bout. Mais, en cette matière aussi, je ne suis sûr de rien…
Nous avons tous tendance à employer indifféremment le verbe « croire » à la place des expressions « je suis sûr que… » ou « je pense que… ». Un croyant dira tout naturellement qu’il croit en Dieu ; un agnostique dira indifféremment qu’il ne croit pas que dieu existe, ou qu’il croit que dieu n’existe pas ; et un athée dira finalement la même chose, à savoir qu’il ne croit pas que dieu existe, ou qu’il croit qu’il n’existe pas, pour affirmer qu’il est certain de l’inexistence d’un quelconque dieu.
L’incompréhension entre A. et moi au sujet de la croyance me semble donc essentiellement de nature sémantique, liée à ce que je pense être un mésusage du verbe croire, qui devrait selon moi être réservé à l’affirmation d’une certitude, positive ou négative.
En effet A. prétend que mon athéisme (ou mon agnosticisme) est aussi un croyance, au sens fort du terme, affirmation que je récuse énergiquement, dans la mesure où, contrairement à lui, je ne pense nullement détenir une quelconque vérité en disant que je suis incroyant. Être sûr de la véracité d’une hypothèse non démontrable (Dieu existe) est une croyance, mais pas l’inverse (l’existence de Dieu est incertaine), qui est au mieux une conviction, au pire une absence d’intérêt pour la question.
Dans son passionnant essai consacré à Pierre Ryckmans (Simon Leys), Le parapluie de Simon Leys, le journaliste Pierre Boncenne consacre un court chapitre à la foi catholique de son ami. Il convoque à cet effet deux philosophes que Leys aimait citer, Simone Weil et Ludwig Wittgenstein.
La citation de la première, assez sibylline, devrait plaire à mon ami A. : « Entre deux hommes qui n’ont pas l’expérience de Dieu, celui qui le nie en est peut-être le plus près. » Il me semble que cette pensée va dans le sens de ce que pense A., à savoir que l’athéisme étant une croyance, se trouve être une attitude plus religieuse que l’agnosticisme, qui n’est qu’une opinion.
La citation de Wittgenstein correspond tout à fait à ma vision des choses : « La religion chrétienne n’est faite que pour celui qui a besoin d’un secours infini, c’est-à-dire pour celui qui éprouve une détresse infinie. »
Et quand A. me demande pourquoi je n’envisage pas de changer d’opinion, je lui réponds que je suis ainsi fait que je n’ai pas besoin de l’hypothèse divine pour avancer dans la vie et me sentir bien dans ma peau. L’absence de dieu me va très bien, car je ne me sens jamais dans « une détresse infinie ».
Et c’est ainsi qu’Allah est grand, comme l’écrivait mon cher Alexandre Vialatte à la fin de chacune de ses Chroniques destinées au journal La Montagne.
PS : Je reviens quelques instants à Luc de Brabandère, qui est à la fois ingénieur en mathématiques appliquées et licencié en philosophie. Il a publié en 2012 un stimulant petit livre de vulgarisation intitulé « Pensée logique, pensée magique » (Le Pommier), dans lequel la pensée magique désigne la créativité, un des sujets d’étude préférés de l’auteur. Il explique de manière très claire que l’intelligence se déploie en trois temps. Dans un premier temps, l’esprit utilise un concept existant ou en crée un (Je pense à quelque chose). L’auteur définit un concept comme la partie réutilisable d’une idée, qui permet de la ranger dans une catégorie donnée. Dans un deuxième temps, l’intelligence peut dire quelque chose de ce concept (J’en pense quelque chose), et c’est le jugement. Dans un troisième temps l’intelligence peut utiliser ces affirmations pour en produire une nouvelle (J’en déduis quelque chose) : c’est le raisonnement. Si l’on transpose ces trois notions dans le langage, cela donne : le mot (ou le terme) pour le concept, la proposition pour le jugement, et, par exemple, l’induction, la déduction ou l’analogie pour le raisonnement. Un jugement peut être « de fait » ou « de valeur » (Hume) ; « analytique » ou « synthétique » (Kant) ; « a priori » ou « a posteriori », résultat d’une expérience (Kant encore). Kant, toujours lui, a ajouté une autre catégorie de jugement, le jugement esthétique.
Le concept peut être ou ne pas être. Le raisonnement est soit correct (valide), soit incorrect (invalide). Seul le jugement est susceptible d’être vrai ou faux.
Il convient donc de n’appliquer la notion de vérité qu’à des propositions, pas à des raisonnements, comme on a malheureusement souvent tendance à le faire.
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