Sérendipité, ce mot à la mode, étrange et mystérieux, à la consonnance exotiquement douce et fluide, commence à être assez bien connu du grand public, même si son origine l’est beaucoup moins, et si sa signification a beaucoup évolué au fil du temps. Si l’on veut rester simple, la sérendipité désigne le fait de trouver quelque chose que l’on ne cherchait pas, grâce à des indices découverts de manière fortuite. Un des exemples les plus connus d’une découverte sérendipienne est celle de la pénicilline par le médecin et biologiste anglais Alexander Fleming.

Sylvie Catellin, universitaire dans le domaine des sciences de l’information et de la communication, a publié au Seuil (collection Science ouverte) en 2014 une passionnante enquête sur l’histoire de ce mot savant : Sérendipité – Du conte au concept, que je vais essayer de résumer dans ses grandes lignes.
Nous croiserons en chemin, parmi d’illustres gens de lettres, philosophes et scientifiques, Voltaire et Balzac, les Anglais Francis Bacon, Conan Doyle et Thomas Huxley (le « bouledogue de Darwin »), l’Américain Charles Sanders Peirce, le Viennois Sigmund Freud et quelques autres, notamment les Français Claude Bernard, Louis Pasteur ou encore Jacques Lacan.

On doit la création du vocable anglais serendipity, traduit en français par sérendipité, à l’écrivain anglais Horace Walpole, qui l’emploie dans une lettre datée du 28 janvier 1754, adressée à son lointain cousin Horace Mann, diplomate à la cour de Florence.
Quelques mots sur Horace Walpole (1717-1797) me semblent nécessaires. Ce fils d’un premier ministre anglais, Robert Walpole, est un homme politique (membre au Parlement du parti whig de 1741 à 1768), écrivain et esthète anglais. Son œuvre littéraire la plus connue est Le Château d’Otrante, publié en 1764, considéré comme le premier « roman gothique ». L’année suivante, lors d’un voyage a Paris, il fait la connaissance de la marquise du Deffand, avec qui il entretient une correspondance suivie jusqu’à la mort de cette dernière en 1780. Sa demeure, Strawberry Hill House, située près de Twickenham, est un exemple célèbre de style néo-gothique, en vogue à cette époque.
Revenons à la sérendipité, que Walpole définit comme « la faculté de découvrir, par hasard et sagacité, des choses que l’on ne cherchait pas. » Nous verrons qu’au fil du temps les parts respectives du hasard et de la sagacité vont évoluer soit vers plus de celle-ci, soit vers plus de celui-là. L’origine du mot se trouve dans un conte oriental très ancien, qui met en scène les trois princes de Serendip, qui est l’ancien nom de Ceylan, l’actuel Sri Lanka. Walpole a eu accès à ce conte par la lecture, en français, du livre Les Voyages et aventures des trois princes de Sarendip (sic), publié en 1719 par le chevalier de Mailly, qui l’aurait traduit du persan. Mais en réalité ce dernier n’a fait qu’adapter librement de l’italien un recueil de contes orientaux publié à Venise en 1557 par Michele Tramezzino sous le titre Peregrinaggio di tre giovanni figliuoli del re di Serendippo (La Pérégrination des trois jeunes fils du roi de Serendip).

Il est temps de raconter succinctement en quoi consiste le conte en question.
Ces trois princes sont les fils de Giafer, roi-philosophe de l’île de Serendip. Afin qu’ils reçoivent la meilleure éducation possible, le roi les envoie voyager incognito de par le vaste monde. Sur le chemin qui mène aux terres de l’empereur Behram, ils rencontrent un chamelier qui leur demande s’ils n’auraient pas vu, « par hasard », un de ses chameaux égaré. Bien qu’ils ne l’aient pas vu, ils assurent au chamelier avoir rencontré un chameau borgne et boiteux, à qui il manquait une dent ; et, pour prouver qu’il s’agit bien du chameau égaré, ils rapportent au chamelier que l’animal était chargé d’un côté de beurre, de l’autre de miel, et qu’il était monté par une femme enceinte.
Le chameau et son équipage seront finalement retrouvés après de multiples péripéties et un séjour en prison des trois princes, qui expliqueront qu’ils ont pu faire une description aussi précise d’un animal qu’ils n’avaient pas vu rien qu’en observant attentivement les traces laissées sur le chemin par l’animal égaré. Leur talent d’observation et la justesse de leur raisonnement valent aux trois princes de devenir les conseillers de l’empereur.
Dans l’épisode suivant les trois princes font à nouveau la preuve de leur talent, en déjouant un complot ourdi par le grand vizir, qui rêve de « devenir calife à la place du calife », comme le grand vizir Iznogoud dans la BD bien connue de Goscinny et Tabari.
De retour auprès de l’empereur Behram ils restaurent la prospérité de l’empire, et sauvent le souverain d’un désespoir amoureux, en lui suggérant de faire construire sept palais de couleurs différentes, et d’installer dans chacun d’eux une princesse et un conteur. Sept nouvelles sont racontées par sept personnages différents. L’histoire se termine bien ; les trois princes sont récompensés, regagnent leur terre natale et succèderont à leur père chacun à leur tour.
Ce motif fictionnel à l’œuvre dans l’histoire des trois princes de Serendip sera souvent repris dans l’histoire de la littérature, notamment par Voltaire dans le chapitre III, Le chien et le cheval, de son célèbre conte philosophique Zadig ou la Destinée, paru en 1748.

Walpole n’a plus jamais réutilisé le terme serendipity, qui est resté enfoui plus d’un siècle dans sa vaste correspondance. Il va resurgir en 1857 au sein d’un groupe de bibliophiles érudits emmenés par Edward Solly, tous lecteurs d’une revue anglaise intitulée Notes and Queries, revue fondée par William John Thoms (1803-1885), par ailleurs le créateur du mot « folk-lore », qui est la connaissance des coutumes, contes et proverbes populaires transmis oralement au sein d’une culture. La littérature comparée, à la recherche des sources du conte de Serendip, et le regain d’intérêt pour les contes folkloriques au XIXème siècle, vont jouer un rôle essentiel dans la diffusion du vocable serendipity, qui deviendra synonyme, pour ces amateurs de beaux livres, de « hasard heureux », celui qui permet leurs plus belles trouvailles. Le début du XXème siècle verra même fleurir des Serendipity shops, dont la première sera consacrée au commerce des livres rares.
L’émergence du mot serendipity dans les années 1870, et l’intérêt qu’il suscite alors, ne sont pas le fruit du hasard. Pour qu’un mot aussi étrange entre dans les dictionnaires, il a fallu que l’idée qui lui est associée ait pris une certaine consistance, car l’histoire des mots et celle des idées sont étroitement corrélées.
L’idée de sérendipité est donc présente dans des textes inspirés par le motif fictionnel des frères qui décrivent, à partir de ses traces, un animal qu’ils n’ont jamais vu. Dans le Zadig de Voltaire elle prend la forme d’une méthode d’enquête fondée sur des indices, couplée à une innovation majeure, le suspense, le tout préludant à l’immense succès du roman policier, dans lequel un détective raisonne en inférant les causes à partir des effets.
Balzac, Poe, Collins ou encore Conan Doyle ont fait dialoguer avec virtuosité l’écriture littéraire et les théories scientifiques de leur temps, tout en inventant le genre du roman d’enquête et la figure du brillant détective qui finit toujours par trouver la clé de l’énigme, dont le plus emblématique est Sherlock Holmes, inspiré à Conan Doyle par le figure du Dr Bell, brillant professeur de médecine à la faculté d’Édimbourg, dont il fut l’élève pendant ses études médicales.

Quelques mots sur Wilkie Collins (1824-1889), le moins connu aujourd’hui des écrivains cités ci-dessus. Il est l’auteur de nombreux romans, dont la plupart ont été publiés par son ami Charles Dickens. Son roman La pierre de lune (The Moonstone), publié en 1868, est considéré comme le premier roman policier anglais. Cette œuvre, extrêmement populaire à son époque, décrit entre autres les effets de la dépendance à l’opium, addiction dont souffrait Collins.
De leur côté les scientifiques du XIXème siècle s’intéressent de très près aux humanités, pour employer un mot que j’aime bien, mais qui n’a plus guère cours. C’est le cas du biologiste anglais Thomas Huxley (1825-1895), dont j’ai précisé, dans quatre propos de ce blog, le rôle essentiel qu’il a joué dans la défense de l’évolutionnisme darwinien lors de la fameuse controverse d’Oxford. En 1880 il se sert de ce qu’il appelle la « méthode de Zadig » pour expliquer les fondements de la paléontologie, science qui permet de reconstituer un animal disparu grâce à des os fossilisés.

Pendant le dernier quart du XIXème siècle ce concept, qu’il soit nommé « méthode de Zadig » par Thomas Huxley ou « sérendipité » par Solly et les bibliophiles, va être désigné par des scientifiques dans d’autres termes : « abduction » pour le philosophe, sémiologue et logicien américain Charles S. Peirce, et « association d’idées incidentes » pour le médecin viennois Sigmund Freud. Si ce dernier est extrêmement connu, ce n’est pas tout à fait le cas de Charles Sanders Peirce (1839-1914), qui mérite largement un petit détour. Il est considéré, avec William James (le frère du romancier Henry James), comme le fondateur du pragmatisme, et avec le linguiste suisse Ferdinand de Saussure, comme un des deux pères fondateurs de la sémiotique. Cependant Peirce concevait la théorie pragmatiste comme une méthode à visée purement scientifique, et préférait parler de pragmaticisme plutôt que de pragmatisme. Bertrand Russel a écrit de lui, en 1959, qu’il était probablement le plus important des penseurs américains.

Luc de Brabandère, philosophe belge spécialiste de la créativité, a écrit, entre autres livres, un amusant et érudit petit ouvrage intitulé Pensée magique, pensée logique – Petite philosophie de la créativité, dans lequel il explique avec brio la différence entre induction et déduction : « le raisonnement par induction procède du particulier au général. De quelques observations on essaye d’induire une loi, une théorie. » C’est l’Anglais Francis Bacon (1561-1626), empiriste convaincu, qui a donné ses lettres de noblesse au raisonnement par induction. Sylvie Catellin cite le médecin, physiologiste et épistémologue français Claude Bernard (1813-1878), lequel rappelait que, pour Bacon, l’investigation scientifique est comparable à une chasse :
les observations qui se présentent sont le gibier. Si celui-ci se présente habituellement quand on le cherche, il arrive aussi qu’il se présente quand on ne le cherche pas, ou bien quand on en cherche un d’une autre espèce.
« La déduction procède de manière inverse. Un point de départ général – un jugement, une prémisse – permet de « dériver » de multiples renseignements particuliers ».
« Les passionnés de romans policiers ont compris depuis longtemps la richesse et la complémentarité de ces deux approches. Car, lorsque Sherlock Holmes déduit, le commissaire Maigret induit. La logique déductive interprète les circonstances à l’aide de convictions existantes. La logique inductive utilise les circonstances pour construire une conviction nouvelle. » Quoi qu’en dise Luc de Brabandère, je ne suis pas certain que tous les amateurs de polars, moi le premier, aient bien conscience de cette différence entre induction et déduction, même s’ils constatent que le premier chasse les indices, alors que le second se contente d’étudier la psychologie des personnages.

À ces deux façons classiques de raisonner, d’inférer, Pierce ajoute celle de l’abduction. Qu’est-ce donc que ce concept d’abduction qui, pour un médecin, désigne le déplacement d’un membre vers l’extérieur (lever le bras), et s’oppose à l’adduction (baisser le bras) ? L’abduction est, pour Peirce, le premier temps du processus logique d’inférence, processus à l’œuvre dans la découverte scientifique qui fait que l’on admet une proposition en vertu de sa liaison avec d’autres propositions déjà tenues pour vraies. Les deux autres temps de l’inférence sont la déduction (avec ses deux étapes, explicative et démonstrative) et l’induction, que nous venons de développer avec Luc de Brabandère.
Le point de départ de l’abduction est un fait ou un phénomène perçu comme surprenant, inattendu, ou s’inscrivant contre ce qui était tenu jusqu’alors pour acquis. « L’abduction est un processus de normalisation d’un fait aberrant, un effort de raisonnement que l’on entreprend lorsqu’il y a rupture de notre système d’attentes, un raisonnement imaginatif qui fait appel à nos connaissances implicites ». Peirce explicite ces trois temps de la manière suivante : la déduction « prouve que quelque chose doit être » ; l’induction « que quelque chose est réellement opératoire » ; l’abduction « suggère simplement que quelque chose peut être ». Et, pour le dire dans les termes de Sylvie Catellin, « l’abduction fournit à la déduction sa prémisse ou son hypothèse, la déduction en tire les conséquences certaines, et l’induction vérifie empiriquement la validité d’une règle possible. (…) Dans le processus de compréhension qui mène à la connaissance, l’abduction et l’induction sont donc étroitement associées. L’abduction conduit à la découverte des causes, l’induction conduit à la découverte des lois. » CQFD…
Les médecins et les détectives suivent toujours cette règle de base qui consiste à observer les symptômes et les indices avant de formuler des hypothèses. Ayant reçu une solide formation médicale, Pierce était conscient de la parenté du raisonnement par abduction avec la démarche diagnostique en médecine.

Claude Bernard, considéré comme le fondateur de la médecine expérimentale, avait coutume de dire que « toute la connaissance humaine se borne à remonter des faits observés à leur cause. »
Et, de son côté, le célèbre Louis Pasteur (1822-1895), dont il faut rappeler qu’il n’était pas médecin, alors que nombre de ses découvertes ont fait avancer la médecine à pas de géants, a dit, dans un discours prononcé en 1854, que « dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés. » C’était exactement cent ans après la création du mot sérendipité par Walpole, lequel, on s’en souvient, mettait en avant le rôle du hasard et de la sagacité dans la découverte. Si l’on considère que la sagacité appartient aux esprits préparés, on voit que Walpole et Pasteur disaient à peu près la même chose.
Sigmund Freund (1856-1939), jeune médecin viennois, va s’intéresser aux liens qu’il perçoit entre l’exploration du psychisme humain et les « procédés de détective », allant même jusqu'à se comparer parfois à Sherlock Holmes.
Et, pour fonder la psychanalyse, il s’appuie sur l’enquête la plus célèbre de la littérature, l’histoire d’Œdipe racontée par Sophocle en 425 av. J.-C. dans sa tragédie Œdipe Roi. Freud expose sa méthode d’investigation et ses découvertes dans son ouvrage majeur, rédigé à partir de 1896 mais publié en 1899, Traumdeutung, traduit en français par L’Interprétation du (des) rêve(s) (le titre allemand ne permet pas de trancher entre singulier et pluriel pour le mot rêve).
L’interprétation du rêve serait « la voie royale menant à la connaissance de l’inconscient ». Selon Ernest Jones, le biographe de Freund, cette découverte serait le fruit de la sérendipité.

Soixante ans plus tard, c’est un autre célèbre récit d’enquête, La lettre volée d’Edgar Allan Poe, considéré comme le premier roman policier de l’histoire, qui servira à Jacques Lacan, dans un de ses séminaires de 1955, à « démontrer la vérité du discours de Freud », comme l’écrit avec aplomb Sylvie Catellin, si tant en qu’en matière de psychanalyse il soit possible de démontrer quoi que ce soit, car la réfutabilité de Popper n’y est pas opérante (là c’est moi qui parle).
À partir des années 1930, l’usage du mot sérendipité commence à se diffuser dans les milieux scientifiques, grâce à des savants cultivés, notamment le physiologiste américain Walter B. Cannon, professeur de médecine à Harvard.
Tout ceci est raconté dans les chapitres 3 et 4 du livre, consacrés respectivement au « rôle du hasard dans la découverte scientifique » et à « cybernétique et sérendipité ».
La place me manquant, je réserve le résumé de ces deux chapitres passionnants à un éventuel second propos sur la sérendipité.
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