Edmond Rostand met dans la bouche de son héros Cyrano de Bergerac, au moment de mourir avec panache, ces paroles définitives :
« Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès ! Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile ! »
François Morel, homme de grand talent tout autant que de grande culture, s’est associé à son fils Vincent pour nous proposer un Dictionnaire amoureux de l’inutile, dans la belle collection des Dictionnaires amoureux, où leur livre se trouve en très bonne et très chic compagnie. Saluons au passage l’audace de la Maison Plon d’avoir accepté (ou proposé ?) un tel sujet. Ce qui me semble certain, c’est que personne n’était mieux qualifié que François Morel pour traiter d’une question aussi complexe qu’inévitable.
Je ne vais évidemment pas recenser toutes les entrées de ce dictionnaire, mais je voudrais en relever deux, l’une amusante, l’autre nettement plus sérieuse.
L’entrée Plonk et Replonk évoque les auteurs de quelques perles disséminées sur des cartes postales, comme celles-ci
« Tout bagage intellectuel non réclamé sera détruit », ou encore « Partagez vos opinions, beaucoup n’en ont pas ». Cette dernière maxime me semble d’une actualité brûlante.
En cherchant à savoir qui se cachait derrière cet amusant pseudonyme, j’ai découvert que « Plonk & Replonk est un collectif d’éditeurs de la Chaux-de-Fonds, spécialisé dans les photomontages et les détournements de cartes postales Belle Époque » (Cf. leur fiche Wikipédia).
Ce collectif est constitué de deux frères suisses, Jacques et Hubert Froidevaux, associés à Miguel-Angel Morales (qui est peut-être bien Suisse lui aussi). Ils se répartissent les rôles de la manière suivante : Plonk plante le clou, Replonk l’enfonce. Quant au troisième larron, Esperluette (&), il présente le prochain clou à Plonk. On peut donc dire que, contrairement à une idée reçue, il existe bien un humour suisse. La preuve, c’est qu’un dessinateur satirique suisse, Philippe Becquelin, décédé en 2016, signait ses ouvrages du nom pour le moins étrange de Mix et Remix.
L'entrée Studio de Simon est un vibrant hommage au grand écrivain belge Simon Leys, à travers une évocation de son dernier livre publié en 2011, quelques années avant sa mort. Ce recueil de textes écrits pour différentes occasions est joliment intitulé Le Studio de l’inutilité, ce qui justifie de plein droit sa place dans ce dictionnaire de l’inutile.
Manifestement François Morel a, tout autant que moi, estime et admiration pour Simon Leys, que j’ai déjà évoqué dans l’un de mes billets consacrés à Trois essayistes
(les deux autres étant Tzvetan Todorov et Étienne Klein).
Cette entrée m’a donné l’occasion de relire une nouvelle fois, avec la même agréable nostalgie, ce grand et bel essai, divisé en trois parties qui correspondent aux trois passions de Pierre Ryckmans, alias Simon Leys : la Littérature, la Chine et la Mer, évoquant tour à tour la Belgitude de Michaux - l’écrivain catholique anglais G. K. Chesterton - Orwell intime - Joseph Conrad et L’Agent secret - Le prince de Ligne ou le XVIIIème siècle incarné - le médecin de marine, sinologue et écrivain Victor Segalen revu à travers sa correspondance complète (Ryckmans, qui l’appréciait énormément, lui a emprunté son nom de plume, René Leys étant le héros d’un des livres de Segalen) - Simone Weil dans sa lumière - et enfin Nabokov et la publication posthume de son roman inachevé.
Je ne citerai de cet essai passionnant qu’un seul passage concernant Henri Michaux, qui, comme nul ne l’ignore, était belge lui aussi. Vers la fin de sa longue vie il a été pris de remords vis-à-vis des audaces des livres écrits pendant sa jeunesse, et les a édulcorés, voire émasculés, en vue de leur publication dans la collection LaPléiade, ce que Simon Leys regrette infiniment. Et l’explication qu’il donne à ce revirement ne fera pas plaisir aux Français. En effet Simon Leys écrit : « Il s’est passé ceci que Michaux est devenu français ». Ce qu’il entend par là c’est que, en tant que poète belge, Michaux était « une sorte de fou du roi : comme ce qu’il dit ne saurait prêter à conséquence, il peut tout dire ». Et ce n’était plus le cas depuis que Michaux, qui vivait à Paris depuis l’âge de 25 ans, se considérait comme un écrivain français, « qualifié pour délivrer des brevets de bonne conduite et des médailles reconnaissant l’effort méritant ». C’est Simon Leys qui le dit, pas Michaux…
Simon Leys, que ses positions anti-maoïstes très affirmées et prémonitoires, à une époque où l’intelligentsia française ne jurait que par Mao, ont privé d’une carrière universitaire en France, a des mots très cruels pour les Français, mais, somme toutes, assez mérités : « À l’étranger, au milieu d’indigènes déshérités, le Français est souvent amené, bon gré mal gré, à promener son identité nationale comme une sorte de saint-sacrement qu’il s’agit de ne point déshonorer. »
C’est un peu ce que nous faisons avec l’étendard des Droits de l’Homme, qui ne nous appartient pas en propre, comme nous le pensons trop souvent.
En exergue de son livre Simon Leys a placé une citation d’un auteur chinois, Zhuang Zi :
Les gens comprennent tous l’utilité de ce qui est utile, mais ils ignorent l’utilité de l’inutile .
Cette phrase est une véritable profession de foi pour les Morel Père et Fils, qui ont réservé plusieurs entrées loufoques (Œufs frais de la ferme ; Panoplie d’homosexuel ; Pets ; Pot de chambre ; Radinerie…) à des anecdotes croustillantes et inénarrables de Pierre Richard évoquant, toujours au présent, son grand ami depuis longtemps disparu mais toujours vivant dans son souvenir, Jean Carmet, le plus imprévisible des hommes. Avec ce clown triste de génie, le pire était toujours à envisager.
Il me (nous) manque, tout comme Coluche, Pierre Desproges, Michel Serrault, Philippe Noiret, Jean-Pierre Marielle ou Jean Rochefort, et bien d’autres encore.
La fin de cette sinistre année 2020 a été une véritable hécatombe de personnages connus de tous et aimés de presque tous. Chacun choisira les noms qu’il voudra. Personnellement c’est la mort de l’acteur et metteur en scène Didier Bezace qui m’attriste le plus.
Bien que les vœux de bonne année soient le comble de l’inutilité puisqu’ils ne se réalisent quasiment jamais, je me permets quand même d’écrire : Vive 2021 !
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