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Christian Thomsen

Êtes-vous empathique ?

Dernière mise à jour : 18 janv. 2020

Un article de mon dictionnaire médical en ligne, www.dictionnaire-medical.fr, traite des différences sémantiques entre compassion, empathie et sympathie.

Un dossier complet de l’excellente revue Philosophie magazine (N°135, décembre 2019) est consacré à la question de savoir s’il est possible de se mettre à la place des autres, ce qui est la définition habituelle de l’empathie, qualité tellement nécessaire dans l’exercice de la médecine. L’occasion m’est ainsi donnée de revenir sur les trois termes explicités dans mon dictionnaire. Je note que le substantif « empathie » et l’adjectif « empathique » n’ont pas d’antonyme strict, contrairement à sympathie et sympathique, qui s’opposent à antipathie et antipathique. Quant au verbe                       « empathiser », je viens de découvrir qu’il existe bel et bien, sur le modèle de sympathiser, mais je doute fort qu’il soit très usité (d’ailleurs mon correcteur orthographique l’ignore superbement).

La grande Porte. Jacques-Lithgow Berger. Collection personnelle.

Dans son Traité de la nature humaine, publié en 1740, le philosophe écossais David Hume a écrit cette phrase aussi célèbre que mal comprise au sujet de l’égoïsme humain : « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt. » Or l’égoïsme, qui selon Hume serait constitutif de la nature humaine, est un des contraires possibles de l’empathie (l’antonyme de l’égoïsme étant l’altruisme), qui donc ne serait pas innée chez l’homme. L’histoire de la notion d’empathie remonte au XVIIIème siècle, et se situe en Écosse, pays qui a vu l’émergence des « Lumières écossaises », avec les trois philosophes que sont Francis Hutcheson, le moins connu des trois, David Hume et Adam Smith, immortalisé pour avoir imaginé la « main invisible », qui, dans le domaine socio-économique, désigne la théorie selon laquelle l’ensemble des actions individuelles guidées par l’intérêt personnel contribue à la richesse commune et au bien commun. Cependant ces trois philosophes ne parlaient pas d’empathie, mais de sympathie, pour désigner l’aptitude à se mettre à la place des autres quand ceux-ci ne vont pas bien. « Souffrir avec » donne le terme « sympathie » si l’on utilise deux racines grecques, et le mot « compassion » avec deux racines latines. Mais, malgré cette étymologie commune, sympathie et compassion n’ont pas du tout le même sens en français. Dans la langue anglaise cependant, et pour compliquer un peu les choses, comme souvent avec les Anglais, « sympathy » se traduit par « compassion ».


En 1873, le spécialiste allemand de l’esthétique Robert Vischer crée le terme                   « Einfühlung » pour désigner la tendance humaine à ressentir de l’intérieur ce qui est vu de l’extérieur, comme lors de la contemplation d’une œuvre d’art. Le philosophe et psychologue allemand Theodor Lipps importe cette notion philosophique dans le champ de la psychologie, en parlant de l’Einfühlung comme d’une imitation interne. En 1909, le psychologue américain Edward B. Titchener traduit Einfühlung par empathy. Du coup le mot « sympathie » disparaît du champ lexical de la philosophie morale, pour faire place à l’empathie, notion qui intéresse à la fois les philosophes, les psychologues et les phénoménologues, avec à leur tête Edmund Husserl et son assistante Edith Stein, puis les neuroscientifiques et les éthologues. Mais la sympathie reste dans le vocabulaire courant, pour désigner un comportement plaisant et amical. Le prototype du personnage sympathique est l’ancien président Jacques Chirac, dans la mesure où c’est ce trait de sa personnalité qui a été le plus souvent mis en avant par les commentateurs à l’occasion de son récent décès, pour expliquer sa très grande popularité une fois le pouvoir quitté (alors qu’il fut un président très impopulaire). La plupart des gens aiment avoir un médecin sympathique, oubliant que la première qualité d’un professionnel de santé est la compétence. Mais l’une n’empêche pas l’autre.


Revenons quelques instants à nos philosophes des Lumières écossaises, qui opposent les sentiments à la raison, en donnant la prééminence aux premiers : « la raison est l’esclave des passions » écrit l’antirationaliste sceptique David Hume, qui va nouer, à partir de 1739, une correspondance avec Francis Hutcheson, lequel soutient, dans sa Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, que nous possédons un « sens moral » comme il existe des sens physiques (les fameux cinq sens, dont on sait depuis que nous en possédons un nombre un peu plus important). C’est ce sens moral qui nous indique qu’une action est vertueuse ou non. Hutcheson s’oppose au Néerlandais Bernard Mandeville (l’auteur de la célèbre Fable des abeilles) et à l’Anglais Thomas Hobbes, auteur du nom moins fameux Léviathan, ouvrage dans lequel on trouve la maxime bien connue « L’homme est un loup pour l’homme », dont la première occurrence se trouve chez le poète latin Plaute, reprise par Pline l’Ancien puis par de nombreux auteurs dont Érasme, Rabelais, Montaigne et bien d’autres avant Hobbes, qui passe pourtant pour être le créateur de cet aphorisme.


Le meilleur ami de Hume s’appelle Adam Smith, plus connu à vrai dire comme économiste que comme philosophe, bien qu’il ait écrit une Théorie des sentiments moraux, dans laquelle il systématise la notion de sympathie, qui consiste avant tout à se mettre à la place de l’autre, ce que l’on peut résumer par une formule dans laquelle « je est un autre », pour le dire comme Rimbaud.

Chez les philosophes français, le principal représentant de cette école de pensée est bien entendu Jean-Jacques Rousseau, qui fut un temps lié à David Hume avant que sa paranoïa ne le brouille avec lui, comme avec beaucoup d’autres. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, daté de 1755, Rousseau affirme que la pitié est « le premier sentiment de l’humanité ».


Le « sentimentalisme moral » de ces quatre philosophes va faire l’objet d’une critique radicale de la part d’un des plus célèbres philosophes allemands de tous les temps, Emmanuel Kant. Pour ce champion du rationalisme, les sentiments sont trop variables et trop personnels pour pouvoir fonder la loi morale. Dans ses Fondements de la métaphysique de mœurs, il balaie le « sens moral » de Hutcheson et la                   « sympathie » de Hume et Smith. Pour Kant il existe en nous une « loi morale » indépendante de l’expérience, inconditionnelle et universelle, et qui nous inspire le respect. Cette conception peut être résumée par une de ses citations les plus célèbres, tirée de la Critique de la raison pratique : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes [...] le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »


Après ce nécessaire détour historique, revenons à notre empathie, (en laissant tomber définitivement la sympathie, qui appartient désormais à un autre registre), dont on peut décrire trois variantes : l’empathie cognitive, l’empathie émotionnelle et l’empathie compassionnelle. L’empathie cognitive nous permet, en quelque sorte, d’entrer dans la conscience d’autrui, de lire dans ses pensées, et de déduire ses intentions de son comportement. Cette capacité de se mettre à la place de l’autre, absente chez les autistes, facilite grandement les rapports sociaux, notamment au travail et dans la vie de famille. L’empathie par contagion émotionnelle nous rend plus ou moins perméable aux émotions des autres, et nous permet de partager leurs sentiments, que ce soit leur tristesse ou leur gaîté, (que l’on peut aussi orthographier gaieté). Mais cette réceptivité à l’état émotionnel des autres varie considérablement d’un individu à l’autre. L’empathie compassionnelle, que l’on peut aussi, et plus simplement, appeler « compassion », va plus loin que l’empathie émotionnelle, puisqu’il ne s’agit plus seulement de comprendre mais de partager les sentiments d’autrui. Elle ne s’adresse guère qu’à la douleur ou à la souffrance d’autrui, que le sujet compassionnel souhaite partager pour alléger le fardeau de la personne en souffrance, un peu comme la philosophe Simone Weil le fit pour partager le sort de la classe ouvrière. Les ravages de cette compassion, proche de la pitié, ont été magnifiquement décrits par Stephan Zweig dans son roman La pitié dangereuse.


L’adjectif « compassionnel » est parfois accolé au substantif « protocole », l’expression « protocole compassionnel » ayant été popularisée par le roman autobiographique d’Hervé Guibert, publié en 1991, qui décrit sa fin de vie de malade atteint du SIDA, à une époque où cette maladie était systématiquement mortelle à relativement brève échéance. Actuellement l’expression « protocole compassionnel » est parfois utilisée à propos de protocoles thérapeutiques consistant à administrer des médicaments qui sont en cours d’expérimentation à des patients gravement atteints d’une maladie pour laquelle les médecins ne disposent pas vraiment de médicaments, comme ce fut le cas pour des patients infectés par le virus Ebola, avec l’argument peu scientifique que « foutu pour fout, pourquoi ne pas tout tenter ? » De cette façon, les promoteurs de ces protocoles peuvent s’exonérer des tests habituels d’efficacité et de toxicité.

La flèche du Parthe. Jacques-Lithgow Berger. Collection personnelle.

Contrairement à une idée reçue largement répandue, la capacité à se mettre à la place des autres n’est pas nécessairement une bonne chose, et cela pour les deux partenaires de la relation. Un soignant trop empathique risque de surinvestir dans les problèmes de ses patients, qu’ils soient médicaux ou familiaux, au point d’oublier son propre intérêt, ce qui est une cause fréquente de burn-out. Parmi les soignants, des études ont montré que les plus exposés étaient les aides-soignant(e)s, du fait de leur plus grande proximité avec les patients. A contrario, les pervers narcissiques et les tortionnaires sont souvent très empathiques, et ils se servent de leur empathie pour gagner la confiance de leurs victimes et les faire souffrir avec le maximum d’efficacité.


Après les philosophes, les psychologues et les phénoménologues, ce que les neuroscientifiques et les éthologues ont à nous apprendre sur l’empathie fera l’objet d’un prochain propos.


Dr C. Thomsen, décembre 2019

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