Je poursuis ma galerie de médecins-écrivains avec un écrivain autrichien que j’aime infiniment, Arthur Schnitzler (1862 – 1931).
Schnitzler faisait nettement la différence entre les « littérateurs » et les romanciers. Dans sa monographie consacrée à cet auteur, Jacques Le Rider écrit ceci : De manière générale, Schnitzler n’apprécie guère le mélange des genres. La confusion entre la littérature et la vie, par exemple, lui apparaît comme le défaut principal des « littérateurs » qui se prennent et qui se font passer pour des écrivains /…/ Le littérateur est celui qui donne « du style » à sa vie en espérant qu’il produira de cette manière une littérature de grand style ».
Il faut bien reconnaître que peu de romanciers s’émancipent vraiment de leur autobiographie, à commencer par les plus grands, Proust et Céline. Le Narrateur de la Recherche a bien des traits en commun avec l’auteur de ce chef-d’œuvre, au point que certains l’appellent le « Narraproust », si ce n’est qu’il est décrit comme irrémédiablement hétérosexuel, alors que presque tous les hommes du roman finissent par apparaître comme sodomites, même ceux qui étaient présentés initialement comme d’incorrigibles « hommes à femmes ». De même, le Bardamu du Voyage et de Mort à crédit ressemble étrangement à son créateur, l’écrivain-médecin Céline. Ce n’est pas une raison, me semble-t-il, pour les considérer tous les deux comme des littérateurs.
Sur le plan médical, Arthur Schnitzler, né dans une famille de médecins, sera laryngologue (nous dirions aujourd’hui médecin ORL) comme son père, qui avait une clientèle de comédiens et de cantatrices, lesquels donnèrent au jeune Arthur le goût du théâtre. Pendant sa formation médicale, il fut assistant en psychiatrie, ce qui lui permit de rédiger un compte-rendu de la traduction par Freud de l’ouvrage majeur de Charcot, un des maîtres du fondateur de la psychanalyse, Leçons sur les maladies du système nerveux. Cet intérêt pour le psychisme explique probablement la richesse et la complexité psychologique de ses personnages, au point que Freud lui a écrit dans une lettre adressée pour son soixantième anniversaire « Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double » ! On peut penser ici à Julien Green, fasciné par la psychanalyse, mais qui n’a jamais voulu tenter l’aventure de peur de tarir la source de son inspiration littéraire. Le Journal de Julien Green a été publié dans la Pléiade du vivant de l’auteur, ce qui explique qu’il l’ait lui-même dûment censuré. Ce Journal vient de sortir en version intégrale, non expurgée. Je ne l’ai pas encore lu (contrairement à la version de la Pléiade), et j’hésite à le faire tant il semble que certains passages soient vraiment « crus », ce qui peut étonner de la part d’un auteur si policé.
Schnitzler a excellé dans plusieurs genres : le théâtre, le roman et surtout la nouvelle. Son œuvre est écrite en allemand.
Reigen, (la Ronde), est sa pièce la plus célèbre, peut-être à cause du scandale déclenché par sa première représentation à Berlin en 1921. La magnifique adaptation cinématographique réalisée par Max Ophuls, sortie en 1950, participe probablement aussi de cette renommée.
Son roman le plus connu est Der Weg ins Freie, appelé Vienne au crépuscule en français, très beau titre pour un très beau livre, qui n’a cependant rien à voir avec l’original allemand (littéralement Le chemin de la liberté, titre déjà pris par Sartre dans une version au pluriel). Ce livre est, entre autres, un portrait de la bonne société juive viennoise de cette époque.
Mais ce sont ses nouvelles qui ont fait la gloire de Schnitzler. Citons quelques-unes des plus connues, par ordre chronologique : Frau Bertha Garlan (Berthe Garland) ; Leutnant Gustl (Le Sous-lieutenant Gustel), critique de l’armée qui lui valut des ennuis avec la censure ; Frau Beate und ihr Sohn (Madame Béate et son fils) ; Fräulein Else (Mademoiselle Else), un chef d’œuvre à la Maupassant (auteur que Schnitzler plaçait au panthéon de la littérature européenne) ; Traumnovelle (La Nouvelle rêvée), connue pour son adaptation cinématographique par Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut, son dernier film.
La réception de l’œuvre de Schnitzler en France fut assez lente, et ne prit son essor qu’avec l’intérêt accordé à partir des années 1980 à ce que l’on a appelé la «modernité viennoise», notamment à la suite de la très belle exposition «L’Apocalypse joyeuse» organisée par le Centre Pompidou (et dont je conserve précieusement le magnifique catalogue dans ma bibliothèque).
Les deux autres écrivains célèbres du mouvement « Jeune Vienne » sont le poète Hugo von Hofmannsthal et l’incontournable Stefan Zweig, un des écrivains les plus lus dans le monde de son vivant.
Une phrase de Jacques Le Rider, extraite du livre qu’il a consacré à Schnitzler, résume parfaitement les qualités littéraires de notre auteur : « S'il fallait retenir un seul trait de la personnalité de Schnitzler, on pourrait insister sur son exceptionnelle richesse d’imagination fictionnelle. »
Disons-le tout net, Schnitzler est un de mes écrivains préférés en langue allemande. Le lecteur qui souhaiterait pénétrer, comme moi il y a pas mal d’années, l’univers captivant de notre auteur peut le faire grâce à la publication en deux volumes des romans et nouvelles dans la belle collection La Pochothèque. En revanche, Une jeunesse viennoise, son autobiographie, n’est plus disponible qu’en occasion.
Dr C. Thomsen, septembre 2019
Comments