Sixième semaine de confinement
Les vacances scolaires sont terminées, et les enfants ont repris leurs habitudes d’enseignement à distance, sans trop rechigner.
Mélanie a commencé ses séances de psychothérapie en visioconférence, mais Jacques est bien placé pour savoir qu’il est beaucoup trop tôt pour commencer ne serait-ce qu’à entrevoir quelques effets positifs.
Astrid est en Bretagne, chez ses parents. Le 20 avril est le jour de son anniversaire, et, pour la première fois, elle ne le fêtera pas avec son mari et ses enfants. De toute façon, elle n’aurait pas eu l’envie de célébrer quoi que ce soit. Elle va voir sa grand-mère Maryvonne tous les jours pendant quelques minutes, après avoir demandé l’accord de la cadre de l’EHPAD. Effectivement son état s’est considérablement dégradé, et elle va finir par s’éteindre tranquillement, sans douleur, après avoir sombré dans l’inconscience depuis la veille. Une seule personne a été autorisée à l’accompagner jusqu’au bout, par intervalles, sa fille. En fait elle est morte de ne plus avoir envie de vivre, ce que les médecins appellent le « syndrome de glissement ». Elle n’avait aucune pathologie grave, simplement plus le force de continuer. Et elle a attendu d’avoir une partie de sa famille auprès d’elle pour partir sur la pointe des pieds. Toute sa vie elle a cultivé une élégante discrétion.
Un semblant de funérailles est organisé, qui respecte globalement les termes du décret du 2 avril 2020 s’appliquant aux patients décédés du Covid-19, bien qu’elle n’en fût pas atteinte, mais par pure précaution, comme le leur a expliqué le médecin de l’EHPAD. Astrid, qui connaît bien le sujet, ne discute pas cette organisation peut-être exagérément précautionneuse, dans la mesure où aucun des résidents n’est contaminé. Le décret dit très exactement ceci : « La mise en bière des personnes dont le décès est lié au Covid-19 doit être « immédiate », et « la pratique de la toilette mortuaire est interdite ». Le corps peut être présenté aux familles, à l’hôpital, mais dans un délai de dix heures après le décès, une fois que le corps a été déposé dans une housse ouverte sur dix centimètres au niveau du visage. Si les proches n’ont pas eu le temps de venir, le corps peut éventuellement être présenté de la même manière à la chambre mortuaire, mais à titre d’exception. » Comme le note Jacques, c’est tout de même assez violent, surtout pour une nonagénaire très probablement indemne de la maladie. Mais il ne peut pas s’empêcher de penser que Maryvonne est morte du fait du confinement strict des EHPAD, et de l’absence totale de visites de sa famille.
Celle-ci, sur place, se limite au strict minimum, à savoir, en dehors d’Astrid, ses parents, sa sœur mais pas son frère, qui n’a pas pu faire le voyage depuis l’Angleterre jusqu’en Bretagne. Il y a aussi quelques cousins de ses parents, qui habitent la région. En tout pas plus des dix personnes autorisées par la règlementation en vigueur depuis le début du confinement. Astrid organise une « visioconférence » avec Jacques et les enfants, pour les associer à cette ébauche de cérémonie.
Pour sa part, Jacques a repris ses téléconsultations, le matin pour les patients de psychiatrie, l’après-midi pour ceux qu’il suit en psychothérapie. Il constate que de plus en plus de ses patients sont angoissés par la présence de ce maudit virus, qu’il s’agisse de patients du matin ou de l’après-midi. Ce constat alarmant le motive pour continuer à réfléchir à son application pour smartphone, pour laquelle il n’a pas encore trouvé de nom satisfaisant.
Morceaux choisis du Journal de Jacques
Lundi 20 avril
Conférence de presse télévisée conjointe d’Édouard Philippe et d’Olivier Véran. Deux heures qui ont semblé bien longues à ceux qui l’ont suivie, et dont Jacques écrit qu’elles peuvent se résumer en quelques phrases, dont la plus emblématique lui semble être celle-ci : « Le 11 mai ne sera pas le retour à la vie d’avant, façon pudique mais ferme de nous dire que le déconfinement sera très progressif, et qu’il va nous falloir cohabiter avec ce fichu coronavirus pendant encore de longs mois, voire des années si c’est le temps que prendra le développement d’un vaccin. »
Jacques s’amuse à faire une analogie avec les séries policières américaines : « Emmanuel Macron, qui a délivré lundi dernier un message d’espoir en annonçant le déconfinement pour le 11 mai, joue le « good cop », le gentil ; Édouard Philippe, qui douche notre enthousiasme avec un bon gros bémol, est le « bad cop », le méchant. »
« Dans la province canadienne de la Nouvelle Écosse, une tuerie de masse a fait dix-huit morts. En temps normal ce fait-divers sordide aurait fait un peu plus de bruit. Mais là, trois fois rien. Il faut dire que nous sommes malheureusement habitués à ce phénomène incompréhensible pour nous, mais plus que banal en Amérique du Nord.»
« Le politologue Pascal Perrineau fait une comparaison très instructive sur la différence entre les Français d’une part, les Anglais et les Allemands d’autre part, quant au « vécu » de la crise sanitaire. Chez les Français, deux mots caracolent en tête des sondages : la méfiance et la peur. Chez les Britanniques et les Allemands, c’est la sérénité qui arrive en tête dans les enquêtes d’opinion. Cela se traduit également dans les scores de satisfaction qu’obtiennent les dirigeants : entre 30 et 40% en France, contre 60 à 70% chez nos voisins. Pour les Allemands, cela s’explique facilement par leur excellente gestion de la crise. Mais pour les Anglais, c’est plus difficile à comprendre, d’autant que la première option retenue par Boris Johnson, celle du laisser-faire, s’est avérée catastrophique. Les Français sont vraiment les champions du monde du pessimisme et du dénigrement de leurs dirigeants, quels qu’ils soient. »
« Les Allemands ont un joker que le monde entier leur envie, le Pr Christian Drosten. Ce virologue de renommée mondiale, né en 1972, a codécouvert avec son collègue Stephan Günther le génome du virus du SRAS de 2003, la première grande épidémie provoquée par un coronavirus, qui n’avait pas vraiment concerné l’Europe. Ils ont ensuite mis à la disposition de l’OMS leur protocole de dépistage.
Dès le début de l’épidémie en Chine, il a compris le danger et s’est mis au travail pour que les Allemands puissent disposer très vite d’un test pour le Covid-19. Il l’a mis ensuite à la disposition de tout le monde. On comprend que ce virologue incontestable soit devenu une sorte de héros national, alors que nous n’avons qu’un virologue contesté, le Pr Raoult, à lui opposer. »
Mardi 21 avril
« Pour une fois je commence par parler d’autre chose que du Covid-19 (encore que…) : en Israël, le Premier ministre Benjamin Netanyahu et son principal opposant Benny Gantz décident de former un gouvernement d’union nationale pendant 3 ans. Chacun des deux hommes occupera le poste de Premier ministre pendant 18 mois. J’ignore si c’est inédit, mais c’est probablement à mettre au crédit du SARS-CoV-2, dont Netanyahu a dit publiquement qu’il touchait à égalité les Juifs et les Arabes palestiniens.
« En France le nombre de décès a dépassé la barre des 20 000 morts, ce qui fait de l’épidémie en cours la plus meurtrière de toutes les épidémies récentes dans notre pays. Plus meurtrière aussi que la canicule de 2003, qui pourtant n’avait pas fait semblant. Mais jamais dans aucune de ces situations le pays ne s’était mis volontairement à l’arrêt. »
« Sur le plateau de l’émission quotidienne C à vous, animée par Anne-Élisabeth Lemoine et Patrick Cohen, deux personnalités sont présentes en même temps. Le premier invité, Gilbert Deray, est professeur de néphrologie au CHU Pitié-Salpêtrière ; il intervient régulièrement dans l’émission, toujours avec beaucoup « de tact et de mesure ». Il se réjouit à nouveau que, dans cette crise sanitaire, la santé, qu’il appelle la vie, ait pris le pas sur l’économie, et cela pour la première fois. Il a en face de lui le philosophe André Comte-Sponville, que je n’avais pas entendu s’exprimer sur France Inter le 14 avril. Lui qui est d’ordinaire si policé, si mesuré (au point qu’un de mes amis qui ne l’aime pas mais sait que je l’apprécie parle de lui comme d’un débiteur de « tiédasseries philosophico-spiritualistes ») pousse un coup de gueule surprenant de sa part. En effet il s’insurge avec véhémence contre le projet de laisser confinées après le 11 mai les personnes fragiles, ce qui inclue les personnes âgées (il a lui-même 68 ans). Il ne nie pas du tout l’intérêt du confinement généralisé, dont on ne dira jamais assez qu’il est la seule arme qui se soit montrée efficace dans notre pays pour lutter contre la propagation du virus. En revanche il n’accepte pas que l’on puisse confiner « les vieux » après le 11 mai simplement dans le but de les protéger. Chacun, dès lors qu’il ne représente pas un danger pour les autres (et un vieux n’est pas plus contagieux qu’un jeune), a le droit de vivre comme il l’entend, et peut parfaitement ne pas vouloir être protégé contre son gré. »
« Comte-Sponville réfute ce qu’il appelle « l’ordre sanitaire » (comme on parlait d’ordre moral sous le régime de Vichy), le « sanitairement correct » et la tendance au « panmédicalisme ». Il exprime haut et fort, à la stupéfaction visible des deux animateurs de l’émission, l’idée que la santé n’est pas la valeur suprême de la vie. C’est une valeur certes très importante, mais pas plus que d’autres comme la justice, la liberté ou l’amour, ce à quoi je rajouterais volontiers le bonheur et la sagesse. Et sans l’économie, il arrivera un jour où l’on ne pourra plus financer la santé. Clairement pour lui la santé et l’économie ont partie liée.
La stupéfaction est encore plus flagrante dans les yeux des deux animateurs quand il dit que le Covid n’est pas la chose la plus grave en ce moment, et que l’on pourrait en parler un peu moins, et un peu plus de sujets plus graves comme les 9 millions de personnes qui meurent de faim chaque année dans le monde. Qui plus est, le Covid-19 est, du moins pour l’instant, responsable d’une moindre mortalité que le cancer ou les pandémies grippales, ou, tout simplement la vieillesse.
Il choque également ses interlocuteurs quand il dit que, si toutes les vies se valent, toutes les morts ne se valent pas, et que mourir du Covid-19 à 90 ans et moins grave que d’en mourir à 16 ans. Il suffit de se souvenir de l’émoi provoqué par le décès d’une adolescente pour comprendre qu’il a parfaitement raison. Et de rappeler qu’il faut bien, quand on est très âgé, mourir de quelque chose. Il cite Montaigne : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant ».
Bref, Comte-Sponville délivre un discours à contre-courant des idées lénifiantes que l’on entend à longueur de journée, et je pense (comme bien souvent) qu’il a parfaitement raison. Et il nous rappelle cette fameuse citation de Voltaire : « J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé ». La citation exacte est la suivante : « Je me suis mis à être un peu gai, parce qu’on m’a dit que cela est bon pour la santé ». Mais le sens est bien le même.
Mercredi 22 avril
« Une étude menée par un chercheur de l’Institut Pasteur indique que seulement 5,7% de la population française a été contaminée par le SARS-CoV-2, le virus du Covid-19. C’est tellement peu que l’idée d’une immunité collective obtenue quand 60 à 70% de la population serait immunisée s’éloigne à grands pas.
La carte des pays contaminés montre de grandes disparités : peu de cas en Afrique du Nord, pratiquement pas au Sénégal ; peu de cas en Amérique du Sud. Peut-être est-ce un effet des températures plus élevées en ce moment dans ces pays ? Ou d’un système sanitaire moins performant ? »
On verra un peu plus tard que le Brésil, dirigé par un populiste qui ne croit pas à la gravité de la pandémie, sera le deuxième pays le plus impacté au monde après les USA.
Jeudi 23 avril
« Une petite remarque liminaire, qui valide l’impression que le « tout sanitaire » est devenu notre quotidien : depuis quelques années, il n’est plus d’usage de se souhaiter mutuellement une bonne (ou belle) journée (ou une bonne ou belle partie de journée, notamment la soirée), comme nous l’avons toujours fait ; à la place de ce sympathique souhait, on nous suggère de plus en plus de « prendre soin de nous », version douce, ou encore, plus fermement cette fois-ci, de « prendre bien soin de nous », en appuyant sur le « bien ». Ce tic de langage, tout droit venu de la culture anglo-saxonne (take care of you), a tendance à m’agacer fortement. Une formule de politesse reste une figure de style, et il ne me semble pas utile d’y insuffler une quelconque empathie surjouée, sauf si l’on s’adresse à quelqu’un de proche. »
« Un mathématicien dont j’ai oublié le nom fait un petit topo très intéressant et surtout très clair, que je vais tenter de résumer avec la même clarté. Il s’agit du fameux « taux de reproduction de base », également appelé R0, pour une raison que je n’ai pas bien comprise. Je n’ai pas compris non plus comment on le calcule. Mais j’ai bien compris que ce qui compte, c’est l’évolution de ce R0. Au début de l’épidémie, il était aux alentours de 3, ce qui veut dire que 1000 personnes porteuses du virus en contaminaient 3000, lesquelles en contaminaient 9000, puis 27000, et ainsi de suite, d’où le caractère galopant car exponentiel de l’épidémie. Actuellement il est à 0,5, ce qui veut dire que 1000 personnes atteintes en contaminent 500, puis 250 et 125, et ainsi de suite. C’est la décroissance, ou le reflux, appelons ça comme on veut. Entre la montée et la descente on a eu un plateau, pendant lequel le taux R0 était aux alentours de 1.
Les raisons de cette décroissance tiennent en quelques mots : confinement avant tout, mais aussi mesures-barrières et distanciation sociale. Une projection mathématique a montré que, sans confinement, le nombre de patients qui auraient dû être hospitalisés en Réanimation serait actuellement de 15 000, ce qui dépasserait largement nos capacités d’accueil (contrairement à celles de l’Allemagne et ses 28 000 lits de réa). Quand le déconfinement va commencer, il devra être remplacé par l’isolement strict des individus contaminés, qu’ils soient malades ou asymptomatiques, et qu’il faudra donc avoir testés. Les autres mesures resteront d’actualité, et devront même être renforcées puisqu’elles seront la seule arme disponible contre le virus.
C’est la raison pour laquelle l’Académie de médecine, par la voix de son Président Jean-François Mattei, prône le port obligatoire du masque dans l’espace public à partir du 11 mai. Mais cette proposition n’a pas été retenue par l’exécutif, du moins pas encore. Toutes ces mesures sont destinées à éviter le redémarrage de l’épidémie avec le déconfinement. Notre mathématicien préfère parler de redémarrage plutôt que de deuxième vague, car cette dernière expression qu’on entend en boucle laisse penser que la première vague serait passée quand la deuxième entrerait en action, ce qui ne correspond pas à la réalité. Il me semble que le mot « réplique », utilisé lors des tremblements de terre, pourrait être plus approprié à la situation sanitaire. »
Une psychologue dira plus tard que l’expression « deuxième vague », consacrée par le vocabulaire de l’épidémiologie, est très anxiogène, car elle évoque irrésistiblement un tsunami.
Vendredi 24 avril
« La réouverture des écoles continue de diviser le pays. Un sondage indique que deux sondés sur trois estiment que c’est une mauvaise décision. La plupart des sondés pensent que cette mesure a été prise pour permettre aux parents de retourner au travail, et non pas pour les raisons de justice sociale avancées par le Président (permettre de rescolariser les enfants défavorisés et décrocheurs). Près de la moitié des parents n’enverront pas leurs enfants à l’école, profitant du fait que le retour en classe se fera sur la base du volontariat (celui des parents, pas des enfants). »
« Revenons un instant sur quelques éléments de la supériorité allemande, d’autant que l’épidémie semble redémarrer chez eux. Il est indiscutable qu’ils déplorent environ 5 fois moins de décès que nous, et qu’ils pratiquent 10 fois plus de tests. J’entends dire à ce sujet que notre retard serait en partie dû à des tracasseries administratives dont nous sommes coutumiers. C’est bien possible !
En revanche, le différentiel entre leur nombre de lits de réanimation (plus de 20 000) et le nôtre (autour de 5000) s’expliquerait par une façon différente de comptabiliser ces lits. Les Allemands compteraient tous les lits équipés d’un respirateur artificiel. Si nous comptons les nôtres de la même façon, nous arrivons au chiffre de 18 800, en additionnant les lits de réanimation, de soins intensifs, de surveillance continue (les trois niveaux de la réanimation en France), auxquels on peut ajouter les places de salle de réveil (les SSPI). Autre différence, les trois quarts de lits disponibles en Allemagne se trouvent dans le secteur privé, alors que chez nous c’est l’inverse.
Un point noir cependant chez nos voisins allemands : s’ils manquent d’autant moins de matériel qu’ils en fabriquent, ils n’ont pas assez de personnel pour faire fonctionner cette belle mécanique. Nobody’s perfect ! »
« Aux États-Unis, le bilan est de plus en plus lourd : 50 000 décès et 28 millions de chômeurs. Et malgré ce bilan catastrophique, certains gouverneurs, comme ceux de la Géorgie, du Texas ou du Vermont, décident de lever le confinement dans leur état. Trump, qui appelait il y a quelques jours, à « libérer » certains états démocrates confinés, demande maintenant à ces gouverneurs (je suppose qu’ils sont républicains) de rétablir le confinement dans leurs états respectifs. Décidemment, la mentalité américaine, fondée sur la valeur suprême de la liberté, qui autorise chacun à faire absolument tout ce qu’il veut du moment que ce n’est pas strictement illégal, me reste étrangère. Une journaliste franco-américaine qui partage son temps entre les deux pays expliquait au début de notre confinement que, pour un Américain, il serait totalement inconcevable d’avoir besoin d’une autorisation pour sortir de chez soi. »
Donald Trump est vraiment une des têtes de Turc de Jacques, qui écrit ceci :
« Donald Trump vient de se surpasser dans le ridicule. Il faut dire que le Dr Fauci, son conseiller médical qui n’hésite jamais à le contredire en public, était absent. Apparemment il venait d’entendre parler d’une étude qui indiquait que les UVC et l’eau de Javel étaient efficaces contre le virus. Il a alors proposé en direct, à la consternation de ses conseillers, d’utiliser des sortes d’éclairs d’UV qui traverseraient le corps, débarrassant ce qu’il en resterait du coronavirus. Mais, comme son ingéniosité est sans limite, il a également proposé d’injecter de l’eau de Javel sous la peau, ou encore de l’introduire directement dans les poumons en la buvant ! On imagine les drames sanitaires à venir si des électeurs de Trump, le prenant au mot, se mettaient à ingérer de l’eau de Javel. Je n’apprécie pas spécialement les Américains, mais je pense qu’aucun peuple ne mérite un dirigeant pareil.
Joe Biden, le candidat démocrate à l’élection présidentielle, s’est amusé à dire que jamais il n’aurait imaginé devoir dire un jour à ses compatriotes de ne pas boire de l’eau de Javel… Le député européen et journaliste Bernard Guetta, qui avait déjà traité Trump de « crétin » (ce qu’il dit avoir ensuite regretté, car il faut savoir rester courtois quand on s’exprime publiquement), nous dit que, en définitive, crétin est encore trop gentil pour un pareil pitre, le pire dirigeant qu’une démocratie ait jamais mis à sa tête.»
Samedi 25 avril
Commentant les Carnets qui traitent du sujet de « l’utilité commune », Jacques écrit ceci : « Je profite de cette occasion pour expliquer pourquoi, selon moi, certains sportifs comme les footballeurs sont beaucoup mieux payés que d’autres, comme les handballeurs, et infiniment plus que n’importe lequel des supporters qui, pourtant, s’indignent des salaires mirifiques des grands patrons. Il n’existe pas, dans le sport, de rémunération au mérite, si ce n’est à l’intérieur d’un même sport. En fait les sportifs sont payés à proportion du rêve qu’ils procurent à leurs supporters, et qui représente une source considérable de revenus pour toute la filière qui les emploie. Or il se trouve que les résultats de l’équipe de France de handball en termes de titres internationaux sont infiniment supérieurs à ceux de l’équipe de France de football. Les handballeurs français ont donc objectivement beaucoup plus de raisons de faire rêver les Français que leurs homologues footballeurs. Mais, dans notre pays et dans bien d’autres aussi, le football est infiniment plus populaire que le handball. Le football fait peut-être moins rêver chez nous, mais ses rêveurs sont infiniment plus nombreux. »
Et Jacques de rajouter que la plupart des sports féminins sont moins populaires que leurs homologues masculins, ce qui explique que les footballeuses obtiennent une moindre rémunération que celle des footballeurs, et qu’il est absurde d’y voir un quelconque sexisme.
Dimanche 26 avril
Comme la semaine précédente, l’actualité du Covid-19 ne fait pas relâche, mais Jacques ne prend guère de notes le dimanche ; il préfère mettre en forme celles qu’il prend pendant la semaine écoulée.
Et puis Astrid est de retour de Bretagne, et il s’occupe de la réconforter après l’épreuve du décès de sa grand-mère.
Les Carnets de la drôle de guerre
N°32
Le rédacteur du jour, Martin Legros, nous fait part de son expérience de patient atteint du Covid-19. Il nous raconte avec un grand réalisme les épouvantables céphalées dont il a souffert, suivies d’une chute par perte de connaissance. Il tisse un amusant parallèle avec les Méditations métaphysiques de Descartes : « Je reste cependant convaincu que, l’espace d’un instant, j’ai rejoint Descartes et fait, pour la première fois de ma vie, l’expérience concrète, intérieure, abyssale de ce qu’il entendait par le cogito : soit, cette épreuve où tout – moi, le monde aussi bien que Dieu, s’il existe – ne reposait plus que sur la force de ma pensée. Et, comme Descartes, je me suis alors demandé : “Si je cessais de penser, cesserais-je sur le champ d’exister ?” »
C’est le philosophe camerounais vivant en Afrique du Sud Achille Mbembe qui est interrogé par Victorine de Oliveira. Il a été formé à la Sorbonne. Son dernier livre, paru en 2020, s’intitule Brutalisme. Son pays d’adoption est le plus touché du continent africain, et il nous décrit une situation assez superposable à celle que nous connaissons en France.
N°33
Ce numéro des Carnets de la drôle de guerre donne la parole à un professeur de philosophie français qui vit à Pékin, Alexis Lavis. Il a la particularité d’avoir vécu le développement de l’épidémie en Chine et en France, où il est rentré fin février, pendant trois semaines, pour les obsèques de son père. Il a pu retourner en Chine le 20 mars, huit jours avant la fermeture des frontières. Il explique les différences dans les mesures prises en Chine et en France pour lutter contre l’épidémie. Il rappelle que seule la province du Hubei et sa capitale Wuhan ont été totalement confinées. Pékin, où il réside, n’a jamais été soumise au confinement, simplement à des mesures de distanciation sociale très strictes. Et le port du masque est une habitude pour les habitants de Pékin, l’une des villes les plus polluées du monde. Et comme par miracle cette pollution a largement diminué.
Notre philosophe insiste sur l’importance du respect filial et des obligations familiales dans les rapports humains en Chine, valeurs qui sont éminemment confucéennes, et sur la prééminence du collectif sur l’individuel, qui est bien une réalité.
Il rappelle les trois grandes spiritualités qui existent en Chine : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Et il imagine trois types de réclusion (ce terme étant plus en conformité à Pékin que celui de confinement), fondées sur ces trois spiritualités. La réclusion confucéenne serait placée sous le signe de la retraite studieuse. La réclusion taoïste prônerait l’attention au corps vivant (le « biorythme »), avec lequel il convient d’être en harmonie. La réclusion bouddhiste serait plutôt tournée vers la pratique de la méditation.
Quand Alexis Lavis est rentré en Chine, il a été placé en quarantaine, à l’isolement complet. Il reconnaît avoir été, pendant cette période, un reclus bouddhiste, pour avoir beaucoup médité, et un reclus confucéen, par la pratique des grands auteurs, notamment Rousseau, Michelet et Proust.
N°34
Cette livraison des Carnets de la drôle de guerre pose une question essentielle, qui passionne le médecin qu’est Jacques : « Faut-il faire des essais contrôlés en situation d’urgence ? » C’est Adrien Barton qui répond à cette question. Il est docteur en philosophie des sciences, chargé de recherche en informatique de la santé à Toulouse et à Sherbrooke, au Québec.
Jacques tente dans son Journal d’approfondir ce sujet, ne serait-ce que pour expliquer à ses lecteurs pourquoi il s’acharne contre le Pr Raoult, d’une manière qui pourrait sembler peu objective, voire presque méchante. Qu’on se rassure, Jacques n’a rigoureusement aucun a priori contre cette star de la virologie française. S’en suit un long développement sur la nécessité impérieuse de ces essais, malgré l’urgence ressentie.
On verra plus tard à quel point il était nécessaire d’attendre les résultats de ces études, puisque l’essai anglais Recovery montrera quelques semaines plus tard que l’hydroxychloroquine ne sert à rien dans le traitement du Covid-19, et que le dexaméthasone fait baisser d’un tiers la mortalité des patients sous ventilation artificielle. Mais, jusqu’à ce que l’on connaisse ces résultats, courant juin, que de contre-vérités auront été dites, à trop vouloir faire des annonces aussi sensationnelles que prématurées.
Jacques rapporte la conclusion de ce très intéressant papier, à faire lire à tous les profanes qui ne comprennent pas le fonctionnement de la médecine scientifique : « En résumé, il reste éthiquement souhaitable de réaliser des essais cliniques contrôlés dans de nombreuses situations d’urgence sanitaire, où la communauté médicale reste incertaine sur l’efficacité d’un traitement. Par ailleurs, même si un médecin-chercheur pensait, dans un tel scénario, que ce traitement médical est bénéfique, il aurait besoin d’accepter des principes éthiques peu intuitifs pour justifier l’administration de ce traitement à tous ses patients. »
N°35
Les Carnets donnent la parole à la spécialiste du féminisme Manon Garcia, qui décrypte la manière dont le confinement mettrait au jour, selon elle, l’assignation des femmes aux tâches domestiques et aux fonctions soignantes. Cette philosophe féministe, chercheuse à Harvard, a publié en 2018 On ne naît pas soumise, on le devient. Elle répond aux questions de Naomi Hytte.
La question suivante lui est posée : « Simone de Beauvoir nous avertissait « qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question ».Devons-nous craindre aujourd’hui un recul des acquis féministes ? »
Sa réponse est : « Il existe toujours un risque de voir les acquis du féminisme remis en question, comme le montre aujourd’hui l’exemple de l’avortement. Mais ce risque n’est pas le même partout. (…) Je pense aussi qu’il y a des choses sur lesquelles il sera impossible de revenir, comme la place des femmes dans l’espace public. Et les jeunes générations me donnent de l’espoir : elles me semblent moins prêtes à faire des concessions que la mienne. » Précision : Manon Garcia est née en 1985.
N°36
Le numéro du jour des Carnets de la drôle de guerre évoque, par la voix du philosophe Vincent Valentin, le sujet de « l’utilité commune » comme base de la rémunération. « Alors que la crise du Covid-19 révèle que les professions qui sont « sur le front » sont souvent les moins bien rémunérées, est-il envisageable d’asseoir l’échelle des salaires sur la base de « l’utilité commune » ? C’est l’hypothèse « révolutionnaire » émise par le président de la République Emmanuel Macron lors de sa dernière allocution télévisée. « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. », a-t-il dit en effet le 13 avril, ce qui n’a pas manqué de surprendre de la part de qui a toujours valorisé la réussite individuelle. Emmanuel Macron « a fait valoir qu’à l’avenir il faudrait revaloriser ces métiers souvent jugés subalternes et pourtant essentiels. » Il faisait allusion à tous ces travailleurs mal rémunérés qu’il a qualifiés de « deuxième ligne » dans la lutte contre le coronavirus, la première ligne étant représentée par les soignants au sens large du terme.
Qu’en est-il pour Emmanuel Macron et la « théorie du ruissellement » qu’il mettait en avant il n’y pas si longtemps ? La réussite des « premiers de cordée » était censée être utile à tous les autres membres de la cordée. Mais le contexte de la crise du Covid-19 lui donne une toute autre couleur. « Notre pays, aujourd’hui, tient tout entier, a affirmé le président, sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. » Cette formule laisse entendre « que l’échelle des rémunérations dans la société française ne correspond définitivement pas à l’utilité commune, pourtant inscrite dans la Déclaration de 1789. »
N°37
La dernière livraison de la semaine des Carnets de la drôle de guerre d’hier se penche sur la question de la vieillesse. « Qui est vieux ? » Que signifie « être vieux » ? C’est Catherine Portevin qui tente de répondre à cette question devenue en période d’épidémie plus essentielle qu’existentielle.
« La vieillesse a quelque peu besoin d’être traitée plus tendrement ».
Catherine Portevin nous rappelle que Montaigne, l’auteur de cette citation, n’a que « 38 ans lorsqu’il quitte « l’embesognement » de la vie publique et se retire dans son château d’Eyquem pour y couler les jours du reste de sa vie parmi les livres de sa bibliothèque. Telle est la vieillesse en 1571 ».
Elle poursuit sa démonstration : « Quand on est considéré sur le déclin de sa carrière à 50 ans, quand une réforme des retraites exigerait que nous restions productifs jusqu’à 70 ans, quand on appelle « maladie de vieux » un virus dont les victimes sont à 74% âgés de plus de 75 ans, quand, enfin, on envisage de prolonger le confinement des plus de 65 ans au nom de leur propre protection (mesure en principe abandonnée), tous les jeunes et vieux schnock sont fondés à y perdre leur latin, et à demander enfin : Qui est vieux ? »
« Si la vieillesse n’est pas une question d’âge, c’est une question de quoi ? Catherine Portevin essaie de répondre à cette excellente et difficile question.
Jacques n’est pas encore concerné par le sujet, loin de là, mais il n’a pas non plus de réponse à proposer. Quand il pense à ses beaux-parents, il ne les considère pas comme des personnes âgées, tellement ils sont en forme et actifs. Et quand il évoque ses parents, il se dit qu’ils ne seront jamais devenus vieux. Serait-ce une chance pour eux ? En tout cas pas pour lui, car ils lui manquent terriblement depuis ce tragique accident de voiture qui les a fait disparaître de son univers quotidien.
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