Après son éprouvante semaine passée à Auray, et la tristesse des funérailles sinistres de sa grand-mère Maryvonne, Astrid est de retour dans sa famille, où elle est accueillie par Jacques et leurs enfants avec tout l’amour et le réconfort dont elle a besoin.
Le train-train quotidien du confinement a repris, notamment le télétravail pour les parents et l’enseignement à distance pour les enfants, mais pour Mélanie la situation ne fait qu’empirer. Sur certains aspects, la psychothérapie commence à montrer quelques effets, notamment sur ses attitudes compulsives comme le lavage des mains, désormais moins fréquent, ou la douche, dorénavant moins longue. Mais la crainte du virus est de plus en plus présente, au point qu’elle n’ose plus sortir dans le jardin. Ses parents sont de plus en plus inquiets, et Jacques appelle un de ses amis, pédopsychiatre parisien. Ils tombent d’accord sur la mise en route d’un traitement anxiolytique, dont jamais Jacques n’aurait pensé que sa fille aurait un jour besoin. Il est bien placé pour savoir qu’il ne faut pas s’attendre à un effet immédiat. Mais les parents gardent tous les deux l’espoir d’une amélioration quand le déconfinement commencera.
Jacques prend souvent des nouvelles de sa belle-sœur Marion. Elle a bien récupéré de son infection à coronavirus, car elle est jeune et en parfaite santé. Elle lui explique que dans son hôpital les choses ne se passent pas du tout comme ce qui est montré dans tous les reportages télévisés qui privilégient le sensationnel, où l’on voit des services de Réanimation débordés et des soignants épuisés, qui passent leurs journées à « sauver des vies », selon l’expression devenue consacrée, qui les agace souverainement tous les deux. La région où exerce Marion, la Bourgogne, est certes la quatrième région la plus impactée par l’épidémie, mais ce n’est pas du tout le rush montré en boucle sur tous les écrans. Ce qui la frappe, c’est que, dans son hôpital, il y a maintenant deux catégories de médecins et de soignants : ceux qui, comme elle, prennent en charge des « patients Covid », comme on le dit désormais, qui ont effectivement beaucoup de travail et qui passent en outre pas mal de temps à enfiler leurs tenues de protection ; et ceux qui ne sont pas concernés, qui se sentent en chômage technique, notamment les chirurgiens, qui ne sont autorisés à prendre en charge que des urgences, et celles-ci, depuis le début de l’épidémie, sont nettement moins nombreuses qu’avant. Cela peut s’expliquer facilement pour certaines spécialités comme la traumatologie, puisqu’il y a beaucoup moins de déplacements qu’avant et plus du tout d’activité sportive ; en revanche, c’est plus difficile à comprendre pour d’autres pathologies, comme, par exemple, les douleurs abdominales ou les problèmes cardiaques. Il se pourrait que les patients qui en souffrent rechignent à se rendre à l’hôpital, par peur de la contamination, et ce serait grave pour leur santé. Mais ce n’est qu’une hypothèse.
Le 1er mai, qui est un vendredi, a une saveur un peu particulière. C’est la première fois que, dans les rues, on ne voit pas de marchands de muguet à la sauvette. Et comme les fleuristes sont tous fermés, impossible de se procurer le traditionnel brin de muguet que Jacques offre tous les ans à Astrid.
Ils ont décidé de commencer le compte à rebours depuis ce jour jusqu’à la date fixée pour le déconfinement. Sur le tableau de la cuisine, Astrid a écrit à la craie, en très grand, « J-11 », suivi de trois points d’exclamation !
Les habituels extraits du Journal de l’épidémie de Jacques
Lundi 27 avril
« Au Royaume-Uni on parle de près de 40 000 morts au total. Boris Johnson est de retour au 10 Downing Street. On nous dit qu’il ne serait plus le même homme depuis qu’il a été atteint du Covid-19, qui l’a amené jusqu’en Soins intensifs pendant quelques jours. Sera-t-il à l’avenir moins cynique que par le passé ? »
« Les pharmacies, qui ne délivraient jusque-là des masques qu’aux soignants, sont désormais autorisées à vendre à tout le monde des masques alternatifs dits « grand public », de deux types : type 1, qui ont un potentiel de filtration de 90%, et type 2 de 70% (à moins que ce ne soit l’inverse ?). Le problème, c’est que pour l’instant la plupart des pharmacies ne les ont pas reçus. »
« On parle de plus en plus de l’application pour smartphone appelée « Stopcovid », qui semble très critiquée par les défenseurs des libertés individuelles avant même qu’on n’envisage de l’utiliser, exclusivement sur la base du volontariat. Je sens que nous allons rentrer dans le type de débat sans fin que nous adorons, entre « pro » et « anti », en sachant que tous les possesseurs d’objets connectés acceptent déjà, plus ou moins consciemment, de fournir leurs données personnelles à des organismes qu’ils ne connaissent pas, sans aucune contrepartie et sans aucune certitude qu’elles ne seront pas mises à la disposition des mutuelles complémentaires pour traquer leurs problèmes de santé. »
Effectivement cette application sera très critiquée, et, une fois disponible, sera très peu téléchargée, puisque trois semaines après sa mise en service, seuls 3% de la population l’auront téléchargée, et, pour certains d’entre eux, désinstallée, d’autant qu’il semble qu’elle ait collecté plus de données personnelles que ce qui était prévu.
« Un sondage que j’avais déjà évoqué nous apprenait que les deux mots qui revenaient le plus dans la bouche des Français à propos de la période actuelle étaient la peur et la méfiance. Un autre sondage (à moins que ce ne soit le même) nous dit que les deux peuples européens qui ont le plus peur du coronavirus sont les Italiens et les Français (à plus des deux tiers), et les deux peuples qui font le moins confiance à leurs dirigeants pour prendre les bonnes décisions sont les Espagnols et les Français (là-aussi à plus des deux tiers). Nous sommes en quelque sorte les Poulidor de l’Europe, toujours deuxièmes dans les bons classements comme dans les pires. »
« On nous annonce ce qui sera peut-être une bonne nouvelle pour les malades graves : un essai randomisé avec un anticorps monoclonal, utilisé habituellement dans le traitement de la polyarthrite rhumatoïde, semble très prometteur. Ce médicament porte un nom générique assez difficile à mémoriser, le tocilizumab. Toutes les molécules dont le nom se termine par le suffixe « mab », autrement dit « monoclonal antibody », sont des anticorps monoclonaux.
Je constate d’ailleurs que si jusque-là on nous a beaucoup parlé de médicaments luttant contre le virus (les antiviraux), dont la désormais célébrissime hydroxychloroquine, on ne nous a pas dit grand-chose des médicaments utilisés en Réanimation pour lutter contre le fameux « orage cytokinique » que j’ai déjà largement évoqué. Le tocilizumab fait partie des molécules destinées à lutter contre cet emballement du système immunitaire qui est la cause de la plupart des décès. »
En juin le monde entier connaîtra les résultats partiels de l’étude britannique Recovery, qui indiquera l’efficacité d’un très vieux corticoïde, la dexaméthasone, chez les patients ventilés. Elle réduirait d’un tiers leur mortalité. Chose curieuse, l’OMS tirera des conclusions non pas sur l’étude elle-même, pas encore publiée, mais sur un communiqué de presse évoquant cette étude. Recoverypubliera les premiers résultats sur l’hydroxychloroquine, qui seront négatifs, au grand dam des adeptes de la secte du Pr Raoult.
Mardi 28 avril
Jacques note dans son Journal la mort de Robert Herbin, à l’âge de 81 ans. Il était l’emblématique entraîneur de l’équipe de Saint-Étienne (l’ASSE) de la grande époque, celle des années 60 et 70, avec ses 10 titres de champions de France, et une fameuse finale perdue de Coupe d’Europe des clubs champions contre le Bayern de Munich à Glasgow, défaite fêtée au retour des joueurs comme une victoire. Jacques n’a bien sûr pas connu cette légendaire « épopée des Verts », mais son père lui en a souvent parlé. Lui n’a connu que trois grands clubs français, l’OM, l’OL et le PSG.
Un récent sondage proposait de réunir la meilleure équipe de France possible sur le papier. Les sondés ont élu 9 joueurs champions du monde en 1998, auxquels ils ont ajouté deux joueurs indiscutables, Michel Platini le doyen, dont on fêtera en juin les 65 ans, et Kilian M’bappé le benjamin.
Mercredi 29 avril
« Le sujet d’actualité c’est bien évidemment l’intervention d’hier après-midi du Premier ministre devant une Assemblée nationale clairsemée, confinement oblige. » Selon Jacques, cette longue intervention peut se résumer en deux mots : extrême prudence. Il a remarqué « qu’Édouard Philippe parlait de « distanciation physique » et non pas de « distanciation sociale » comme on le fait habituellement. Il faut dire que cette expression, qui est peut-être l’abréviation de « distanciation dans les rapports de la vie sociale », est un peu ambiguë. Avec un poil de mauvais esprit, cela pourrait ressembler à quelque chose comme « on ne mélange pas les torchons et les serviettes » (...) Les départements seront classés en rouge ou en vert, ce classement étant bien entendu évolutif en fonction des critères sanitaires, à un rythme d’environ trois semaines. Vert, le département se déconfine, rouge il est déconfiné avec des restrictions pour les écoles et les parcs et jardins ; au pire il resterait confiné. Trois critères seront retenus pour accorder la précieuse vignette verte (…) Et si ces critères n’étaient pas réunis le 11 mai sur l’ensemble du territoire, il n’y aurait pas de déconfinement national à cette date. » (…)
« Édouard Philippe insiste sur le fait que nous sommes sur une ligne de crête assez étroite. Un peu trop d’insouciance, et l’épidémie redémarre ; un peu trop de prudence, et c’est l’économie qui s’écroule. (…)
Parmi toutes les armes disponibles, il compte beaucoup sur le civisme des Français qui, alors que ce n’était pas vraiment attendu de leur part, ont plutôt bien respecté le confinement. Sauront-ils en faire de même en période de déconfinement, notamment dans les transports en commun ? Suspense… »
« Le sujet sur lequel il était le plus attendu est la réouverture des écoles. Rappelons en passant qu’en France la présence physique à l’école n’est pas obligatoire ; c’est l’enseignement qui l’est. Il est donc conforme à la loi que des parents aient le choix de refuser de remettre leurs enfants à l’école, dès lors qu’ils font le nécessaire pour qu’ils bénéficient d’un enseignement scolaire, comme c’est censé être le cas en ce moment. »
« Le 11 mai la plupart des commerces pourront de nouveau accueillir leurs clients. Les gérants pourront les obliger à porter un masque pour pénétrer dans leur magasin. On peut parier qu’il y aura une ruée chez les coiffeurs, notamment ceux qui ont une clientèle féminine. Il est des urgences capillaires qui ne peuvent plus attendre. » En ce qui concerne Jacques, sa première visite sera pour sa librairie préférée installée dans le vieil Angoulême.
« On ne sait pas encore quand les restaurants, les bars, les salles de spectacle, les musées seront autorisés de nouveau à accueillir du public. Bref, pas de culture vivante avant un bon bout de temps, ni d’art de vivre à la française. Et les compétitions sportives ne reprendront pas, notamment les championnats, comme celui de football. Cela devrait faire un très grand nombre de frustrés. »
Nous verrons en temps utile quand et avec quelles modalités ces structures seront autorisées à rouvrir.
« Édouard Philippe a reconnu des dysfonctionnements, notamment en ce qui concerne la pénurie de masques. Il aurait peut-être été plus politiquement payant de l’avouer d’emblée, au lieu de tenir des discours peu crédibles sur l’utilité des masques, censés ne servir à rien en début de crise, et devenus maintenant indispensables. Erreur grossière de communication. »
« Pierre Arditti, comédien aux convictions de gauche clairement affichées en temps normal, est interrogé par téléphone. Il fait un éloge aussi appuyé qu’inattendu du Premier ministre, insistant sur sa clarté et son courage politique. En revanche, il semble assez déçu par le discours des oppositions, qui, selon lui, s’opposent sans rien proposer. J’ai envie de dire : comme d’habitude… »
Petite précision : Jacques, qui aime beaucoup Pierre Arditi le comédien, a voté Macron à la présidentielle. Et il apprécie beaucoup Édouard Philippe.
Jeudi 30 avril
« Le bulletin du CDOM (Conseil départemental de l’Ordre des médecins) en date du 29 avril indique que les instances nationales de la médecine générale « appellent aujourd’hui à placer les médecins et les soignants au cœur de la stratégie nationale de déconfinement. C’est une condition essentielle pour la réussite de ce processus complexe. »
Jacques continue à citer le bulletin du CDOM : « La stratégie dite du « traçage de contacts » (contact tracing) est l’une des principales recommandations de l’OMS depuis fin février. « Tester et isoler les cas et leurs contacts par des « brigades », est la méthode qui aurait permis à la Chine, à la Corée du Sud, à Singapour ou encore à Hong-Kong d’endiguer (temporairement) l’épidémie de Covid-19. (Pourquoi pas un mot sur Taïwan, pourtant le pays le plus efficace dans sa lutte contre l’épidémie ? Un oubli, certainement).
La France n’a pas pu l’appliquer plus tôt pour la simple raison que les moyens de l’État étaient insuffisants. Avec les nouvelles capacités à venir, ce serait donc la piste la plus prometteuse pour contrôler le coronavirus, même si elle comporte des limitations. »
« Depuis 2 ou 3 jours les Français ont appris à entendre un nouveau patronyme, celui du médecin japonais qui a donné son nom à la maladie de Kawasaki. Je connaissais le nom de cette maladie, et savait même qu’il s’agit d’une maladie infantile, bien connue des pédiatres. Mais, honnêtement, mes connaissances en la matière n’allaient guère plus loin, raison pour laquelle je me renseigne un peu. »
Jacques poursuit en donnant quelques indications de base sur cette maladie infantile bien connue au Japon, mais pas en Europe où il s’agit d’une maladie émergente. Cette affaire de cas groupés de maladie de Kawasaki peut-être en rapport avec le Covid-19 fera un peu de bruit pendant quelques jours, après quoi on n’en entendra plus guère parler.
Exit Kawasaki, du moins provisoirement…
Vendredi 1er mai
« Hier on nous a montré des images du centième anniversaire de Captain Tom, ce sympathique et courageux vétéran de la guerre qui a décidé de marcher dans son jardin, soutenu par son déambulateur, pour soutenir à son tour, grâce aux dons ainsi recueillis, l’hôpital public de son pays, le Royaume-Uni. Lui qui tablait sur un millier de livres a récolté la somme incroyable de 37 millions d’euros ! Pour l’occasion il est élevé au grade de colonel, honneur dont on mesure sur les images à quel point cela le rend fier et heureux. Un espace public de son village a dû être ouvert pour exposer les 125 000 cartes d’anniversaire qu’il a reçues, dont une de la Reine. Sacrés Anglais, tout de même. Captain Tom est certainement le plus médiatique et le plus sympathique des centenaires. Pourvu qu’il n’attrape pas le Covid. Mais si cela devait arriver, il serait bien capable de surmonter l’épreuve, comme vient de le faire une Française de 104 ans. »
« Comme c’est aujourd’hui le 1er mai, sans défilé ni muguet, on nous ressort de la naphtaline, pour faire un peu authentique et nous rappeler le bon vieux temps, la présidente de Lutte ouvrièreNathalie Arthaud. J’ai vraiment l’impression, à chaque fois que j’entends sa voix triste et monocorde qui ressemble à celle de son prédécesseur à ce poste, l’inoxydable Arlette Laguillier, qu’elle nous ressert toujours le même discours usé, juste adapté au thème du moment. »
« Les Italiens sont comme nous en train de préparer leur déconfinement. Les écoles ne rouvriront qu’en septembre, ce que certains regrettent. Ils auraient aimé qu’on avance cette date. Comme quoi, quelle que soit la décision des dirigeants d’un côté comme de l’autre des Alpes, assez tôt c’est nettement trop tôt, et plus tard c’est beaucoup trop tard. Qu’il doit être difficile de prendre des décisions valables pour tout un peuple de râleurs inquiets… »
« Une rumeur circule selon laquelle la France serait en train de brader ses stocks de blé tendre en organisant la pénurie. Cette rumeur est fausse à deux titres, nous explique le journaliste décrypteur d’infox. (…)
Je n’aurai jamais la réponse à une question qui me taraude sur ces rumeurs : ceux qui les diffusent sur Internet sont-ils de bonne foi, et simplement mal informés, ou au contraire font-ils cela volontairement pour semer la zizanie ? »
« Les trois couleurs dont on a repeint les départements, au lieu des deux annoncées, sèment l’incompréhension. Même le Pr Lina, virologue membre du Conseil scientifique, ne sait pas pourquoi a été rajoutée la couleur orange. »
Jacques évoque les différents traitements possibles du Covid-19, ainsi que le vaccin tant attendu : « D’une manière générale les espoirs que les chercheurs mettent sur la place publique au sujet de tel ou tel traitement sont toujours annoncés trop tôt, par eux-mêmes ou par les journalistes spécialisés, ce qui génère de l’impatience devant la lenteur des résultats, et de la frustration quand ces résultats ne sont pas ceux qui étaient espérés. Si, comme c’est vraisemblable, l’hydroxychloroquine ne s’avère pas être le traitement miracle promis par le Pr Raoult, que de déception et de frustration chez tous ceux qui y auront cru ! »
On verra plus tard, en juin, que l’efficacité de l’hydroxychloroquine ne sera pas validée par la première grande étude randomisée sérieuse, menée au Royaume-Uni.
« Et croyance est bien le mot qui convient ici. Pour beaucoup la science est une question de foi, ou, à tout le moins, d’opinion. La preuve en est qu’un sondage récent a posé la question de savoir si les personnes sondées croyaient ou non à l’efficacité de l’hydroxychloroquine. Là, on marche carrément sur la tête. »
Jacques est frappé de constater à quel point le grand public ne comprend pas le fonctionnement de la médecine. Et il écrit ceci :
« À travers toutes les questions posées aux experts par les téléspectateurs, et relayées par les présentateurs de JT, je mesure à quel point les règles qui régissent le fonctionnement de la médecine actuelle, qui se veut scientifique, sont méconnues et difficilement compréhensibles. La grande majorité de ces questions reflète en général l’incompréhension de ceux qui les posent vis-à-vis du doute et de l’incertitude affichées par la plupart des médecins, du moins ceux qui ont l’honnêteté de reconnaître qu’ils ne savent pas tout. Et quand un médecin avoue qu’il ne connaît pas la réponse à la question posée, il est illico soupçonné de cacher ce qu’il est supposé savoir. »
Non, la médecine ne sera jamais une science exacte (pas plus que l’économie par exemple), et ce que l’on tient pour vrai à un moment donné peut devenir une erreur le lendemain si une étude « robuste » vient contredire la vérité du moment. »
Jacques évoque ensuite deux reportages qu’il juge choquants :
« Le premier nous montre des Allemands excédés par le confinement qui manifestent pour exprimer leur mécontentement. Si même les Allemands, champions toutes catégories de la discipline, se mettent à contester les décisions de leurs dirigeants, où allons-nous ? Et d’ailleurs le virologue-star de l’Allemagne, le Pr Christian Drosten, s’inquiète beaucoup du redémarrage de l’épidémie dans son pays.
Le second reportage nous emmène dans le Michigan, état démocrate dont le gouverneur est une femme. Des militants anti-confinement lourdement armés (c’est leur droit le plus strict) pénètrent dans le Capitole de leur état et essayent d’entrer dans la salle de réunion où siège la gouverneure. La police les en empêche. J’imagine assez bien la jubilation de Donald Trump devant cet incident concernant une démocrate, car il n’oublie jamais sa réélection, clamant haut et fort que ce qui arrive en ce moment à son pays est un coup monté des Chinois pour empêcher qu’il ne soit réélu ! On atteint les sommets de la mégalomanie. »
Quand sortira, le 23 juin, le livre de John Bolton, ancien Conseiller à la Sécurité, sur son ancien patron, on aura la confirmation que, depuis son élection surprise, Trump est obsédé par sa réélection.
Samedi 2 mai
« Depuis le début du confinement de très nombreuses personnalités s’expriment dans les médias par visioconférence. J’observe que la plupart d’entre elles se filment devant leur bibliothèque, laissant penser que la France serait par excellence le pays de la lecture, ce qui correspond peut-être à la réalité, si l’on en juge par le nombre de rues en France qui portent le nom d’un romancier ou d’un poète. Mais, honnêtement, si je devais être interrogé à mon tour dans de telles circonstances, c’est aussi devant ma bibliothèque que je me placerai. »
Dimanche 3 mai
« Les infos ne m’apprennent pas grand-chose, si ce n’est qu’il est question de prolonger de deux mois l’état d’urgence sanitaire.
Cette pause dans l’information continue me fait du bien. »
En définitive l’état d’urgence durera jusqu’au 10 juillet.
Les Carnets de la drôle de guerre
N°38
L’éditorial qui ouvre ce numéro est plutôt inattendu, et pourtant assez éclairant. Il est signé Nicolas Gastineau et traite de la place que les rencontres virtuelles ont prise pendant cette période de confinement. Les ordinateurs, les smartphones et les téléviseurs jouent un rôle essentiel dans le maintien de la vie sociale. Et l’auteur a cette jolie formule : « Contre la menace de l’isolement, les écrans sont devenus nos boucliers. »
Cette livraison évoque une querelle philosophico-politique d’actualité mais qui en réalité divise la France depuis le XVIIIème siècle.
Édouard Philippe et Emmanuel Macron seraient en désaccord sur la façon dont doit être organisé le déconfinement qui débutera le 11 mai. Faut-il lever le confinement région par région ou d’un seul coup au niveau national ? Ce débat politique reproduit une ancienne querelle philosophique qui oppose à distance Montesquieu le décentralisateur (1689 – 1755) et son maître livre, De l’esprit des lois (1748), à Rousseau (1712 – 1778), le précurseur du jacobinisme avec son tout aussi célèbre Du contrat social (1762). Dans un premier temps c’est la première option qui semblait être la bonne. En effet, lors d’un déplacement dans le Finistère le 22 avril, le Président a considéré que certaines étapes pourraient être plus rapides dans les régions où le virus ne s’est pas beaucoup propagé (la Bretagne en particulier). Le lendemain Emmanuel Macron, en visioconférence avec des élus locaux, annonçait que le déconfinement serait national, mais adapté aux « réalités de chaque territoire ».
On retrouve aujourd’hui cette opposition entre Édouard Philippe et Emmanuel Macron. Le premier est issu de la droite dite orléaniste, plutôt décentralisatrice ; à ce titre il considère que l’initiative locale est un gage de liberté.
Le Président pense que son rôle est d’incarner l’unité de la France, raison pour laquelle il privilégie un déconfinement national, qui garantirait mieux l’égalité républicaine. Bref, Édouard Philippe va devoir défendre devant la représentation nationale un projet de déconfinement qui n’est pas exactement celui qu’il aurait préféré.
Et pourtant, on aurait pu penser qu’Emmanuel Macron était intellectuellement plus proche de Montesquieu. Dans l’immédiat, c’est Rousseau qui gagne le match. Victoire provisoire ou définitive ?
N°39
La parole est de nouveau donnée au philosophe allemand Hartmut Rosa, qui avait été le deuxième intervenant de ces Carnets, juste après Marcel Gauchet. Il développe l’idée que, contrairement à ce que l’on croyait impossible jusqu’à la crise sanitaire, la politique peut contrôler l’économie, et qu’un changement de modèle social est possible.
Il rappelle que le ralentissement actuel de l’activité économique a été mis en œuvre volontairement par des gouvernements dont la plupart avaient été élus démocratiquement. « En quelques semaines, la politique a mobilisé une capacité d’action inédite contre la logique des marchés financiers, contre les grands groupes, contre l’intérêt des entreprises – mais aussi contre les droits des citoyennes et citoyens. Cette expérience contraste fortement avec celle qui prédominait jusqu’alors : l’impuissance par rapport à la crise climatique mais aussi par rapport aux inégalités dans la répartition des richesses. L’hypothèse qui voulait que la politique, censée pourtant disposer d’une primauté normative, ne puisse plus rien par rapport à la logique de la différenciation fonctionnelle se révèle tout simplement fausse. »
Et il poursuit avec un souhait, qui lui semble avoir cependant peu de chances d’être exaucé : « Il y a fort à parier qu’une fois la crise surmontée, les sociétés vont s’efforcer de rétablir les vieilles routines, de se remettre sur les rails du sentier, de remettre en route la machine aussi vite que possible. Nous nous trouvons cependant à un « point de bifurcation », qui pourrait rendre possible un changement de sentier social. » On verra bien…
N°40
Cette livraison des Carnets de la drôle de guerre fait dialoguer de manière plutôt musclée deux philosophes qu’on ne présente plus et dont Jacques apprécie en général les prises de positions, Francis Wolff et André Comte-Sponville, dont Jacques a eu récemment l’occasion de dévoiler la position sur l’équilibre qu’il juge nécessaire entre le sanitaire (il pense qu’on en fait un peu trop) et l’économique (il craint un effondrement de notre économie si on continue à privilégier le premier volet). Le débat est arbitré par Martin Legros, qui pose les questions auxquelles répondent sans détours les deux philosophes.
Jacques trouve l’argumentation de Francis Wolff, pour sympathique qu’elle soit, un peu trop fondée sur des généralités éloignées de la réalité, et en définitive beaucoup moins convaincante que celle d’André Comte-Sponville, dont il a déjà dit ici qu’il la partageait.
N°41
À propos des rumeurs qui circulent aussi vite que le virus, les Carnets de la drôle de guerre ont intitulé leur article de fond « Coronacomplots », ce qui est assez bien vu. Michel Eltchaninoff a interrogé le philosophe des sciences Philippe Huneman, qui recense les différentes rumeurs qui courent à propos de la crise sanitaire actuelle, et Dieu sait si elles sont nombreuses. Ce philosophe est aussi l’auteur d’un livre intitulé Pourquoi ? Une question pour découvrir le monde. Jacques a l’intention de se le procurer dès que possible.
Première idée fausse : le virus ne résisterait pas à une chaleur supérieure à 26°.
Cette affirmation est souvent accompagnée du conseil de boire du thé pour tuer le virus.
Deuxième idée fausse : la chloroquine guérirait le Covid-19.
C’est le Pr marseillais Didier Raoult, dont il a été ici abondamment question, qui est à l’origine de cette affirmation. Dans un premier temps les médias ont fait de ce mandarin un héros « antisystème ». Certes c’est un virologue indiscutablement reconnu par la communauté scientifique internationale. Mais il est aussi lié à la vie politique marseillaise. Et surtout il a écrit un livre pour réfuter la théorie darwinienne de l’évolution, ce qui n’est pas franchement bon signe. Huneman écrit ceci : « Avec son discours sur la chloroquine, il a réveillé quelque chose qui se situe entre le mouvement des « gilets jaunes » pour la justice sociale et la rivalité OM-PSG, sans oublier la figure de Jésus Christ (allusion à son look décalé)… Il a cherché à donner l’image d’un Marseillais en lutte contre les experts parisiens. Bref, c’est un apparatchik qui s’est fait passer pour un dissident. »
Fin janvier il a dit que l’épidémie de Covid-19 n’était qu’une « grippette », affirmation surprenante de la part d’un virologue qui n’est nullement épidémiologiste. Les épidémiologistes, eux, savaient que la maladie progressait de maladie exponentielle.
La suite des événements donnera tort au Pr Raoult en ce qui concerne l’hydroxychloroquine.
Troisième idée fausse : les fumeurs seraient immunisés contre le Covid-19.
C’est le célèbre neurobiologiste Jean-Pierre Changeux (encore une sommité dans son domaine, la neurobiologie, mais pas en infectiologie) qui a affirmé que la nicotine (et non pas la cigarette) protégeait du Covid. En effet les fumeurs semblent moins contaminés par le virus que les non-fumeurs. Mais, quand ils sont atteints, leur risque d’en mourir est plus important compte tenu de l’état de leurs poumons. La balance bénéfice/risque n’est donc pas en faveur du fumeur.
Quatrième idée fausse : le virus circulerait dans l’air.
« Ce qui est déterminant n’est pas la résistance d’un virus dans l’air, qu’on n’a jamais observée, mais la charge virale, c’est-à-dire le nombre de virus par millimètre cube, car, en-deçà d’une charge minimale, le virus n’infectera pas un individu. »
Cinquième idée fausse : le virus aurait été fabriqué en laboratoire à partir du VIH.
C’est le Pr Luc Montagnier, un des codécouvreurs du VIH, prix Nobel de médecine en 2008, qui est à l’origine de cette folle rumeur. Philippe Huneman écrit ceci : « Le problème, c’est qu’il (Luc Montagnier) est certainement légitime sur le sida, mais pas forcément sur les vaccins (qu’il critique), la mémoire de l’eau (qu’il a défendue) ou le Covid (qu’il ne connaît pas). » Montagnier fonde ses affirmations sur le fait que le génome du SRAS-CoV-2 « contient des séquences génétiques en commun avec le VIH. Mais ce sont de tout petits fragments de séquences, comme on pourrait les trouver chez des centaines de virus : cela ne prouve rien ! Et cela ne permet a fortiori pas d’inférer qu’on doit y voir la signature d’une manipulation humaine. »
L’auteur rappelle que le SIDA a généré un grand nombre de théories du complot, comme celle qui voudrait que le VIH ait été un vaccin qui aurait mal tourné, ou celle qui imagine que les Américains blancs l’auraient développé pour se débarrasser des Afro-Américains ! On croit rêver…
Sixième idée fausse : le virus serait une invention des Chinois.
« À condition de laisser de côté la thèse de l’intention malveillante, il n’est pas délirant de dire que le virus s’est peut-être échappé d’un laboratoire de sérologie à Wuhan en contaminant un employé. On ne sait pas ce qui s’est passé. On ne connaît pas le « patient zéro ». Il est également possible que les autorités chinoises ne le sachent pas elles-mêmes. En tout cas, dire que le virus a été diffusé intentionnellement est complètement improbable. »
Les complotistes se posent habituellement la question de savoir « à qui profite le crime ? ». Il est vrai que cette épidémie est une véritable catastrophe pour l’économie américaine, alors que la Chine devrait s’en tirer un peu moins mal. Mais « même si la Chine devient la gagnante géopolitique de cette crise, il est absolument délirant de dire que ce sont les Chinois qui ont diffusé le virus, d‘autant que leur économie a également dû s’arrêter provisoirement. »
Septième et (provisoirement dernière) idée fausse : Brigitte Macron aurait fait soigner ses enfants contaminés par le Pr Raoult grâce à un passe-droit.
Cette rumeur est le condensé parfait de tous les fantasmes sur l’épidémie de Covid-19. « D’un côté, Didier Raoult représente l’« antisystème », l’« anti-Macron ». De l’autre, on pense que les « élites » bénéficient du traitement magique du professeur, alors même qu’elles refusent que les « pauvres » en profitent. Les « riches » diraient du mal de ce traitement justement pour en profiter eux-mêmes et l’interdire aux « pauvres ». C’est délirant ! La rumeur est née de ce que la belle-fille du président a été hospitalisée dans l’hôpital où travaille Didier Raoult (l’hôpital de La Timone). » Et Jacques rappelle que l’hydroxychloroquine est un traitement peu coûteux, nullement accessible uniquement aux plus aisés.
Philippe Huneman conclut de la sorte ce très intéressant article : « Tout ceci n’empêche pas les autorités françaises d’avoir très mal géré la crise, notamment parce que nos élites n’ont pas de culture scientifique. (…) Le lendemain du jour où la Lombardie a été fermée, Emmanuel Macron est allé au théâtre pour dire que tout allait bien chez nous… La responsabilité du gouvernement de ne pas avoir compris ce qui s'est passé est énorme. » Et Jacques se demande si la supériorité des Allemands dans la gestion de l’épidémie ne tiendrait pas au fait qu’Angela Merkel est une scientifique ?
N°42
La newsletter de Philosophie Magazine est consacrée au saxophoniste de jazz Raphaël Imbert, que Jacques ne connait pas. Il est l’auteur d’un essai qu’on nous dit passionnant intitulé Jazz suprême. Initiés, mystiques et prophètes. En répondant aux questions de Martin Legros, il nous parle de jazz sous ce titre mystérieux « Ce qui a sauvé John Coltrane peut nous aider à traverser l’expérience du confinement ». Vaste programme. Jacques lit cet article avec d’autant plus de curiosité que l’univers du jazz ne lui est pas vraiment familier.
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