Le refus obstiné de Donald Trump de reconnaître sa défaite électorale tourne au ridicule le plus pathétique qui soit, et amène à se poser la question de l’avenir de la démocratie aux États-Unis si les citoyens de ce pays se mettent à douter en masse, comme dans une « république bananière », du résultat du vote, qui est la base même de la démocratie représentative dans tous les pays qui ont adopté ce type de gouvernance. Le problème, en effet, c’est que Donald Trump a entraîné dans son sillage délirant une bonne partie de son électorat, qui demande inlassablement que l’on recompte les bulletins en éliminant les « votes illégaux », qui semblent bien n’avoir jamais existé, puisque tous les recours intentés par le président sont retoqués les uns après les autres par les tribunaux compétents, faute de preuves d’une quelconque irrégularité dans le processus électoral. Et, dans les états où il a été procédé à un recomptage des bulletins, le résultat a conforté à chaque fois la victoire de Joe Biden.
Alors que cette tragi-comédie bat son plein, nous apprenons, le 23 novembre, que Donald Trump entre-ouvre une porte, puisqu’il accepte, du bout des lèvres, et toujours sans reconnaître sa défaite, que puisse commencer la transition avec l’équipe de son rival. Il semblerait que la pitoyable prestation télévisée d’un de ses avocats, Rudolph Giuliani, ci-devant maire de New York, ait précipité les choses. Donald Trump aurait été en outre furieux de voir la teinture des cheveux de son avocat dégouliner sur son visage sous l’effet de la chaleur des projecteurs, image affligeante qui a fait le tour du monde.
Tout ceci m’a amené à reprendre le dossier que la revue Philosophie magazine avait préparé en vue des élections américaines, et qui constituait le cœur de son numéro d’octobre. Ce numéro est intitulé avec ironie De la fin de la démocratie en Amérique, clin d’œil au cahier central qui cite de larges extraits du maître-livre de l’aristocrate français Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, ouvrage que, je dois l’avouer, je n’ai pas lu. Le lire fait partie, chaque début d’année, de la liste de mes bonnes résolutions jamais tenues.
Ce dossier donne la parole à des représentants des deux courants de pensée dominants aux États-Unis, qui sont, pour faire très simple, les conservateurs, globalement de droite, représentés par le Parti républicain, et les libéraux, de gauche, qui votent en principe pour le Parti démocrate. Et il faut éviter de faire la confusion quand on parle des juges de la Cour suprême, qui ne sont ni républicains ni démocrates, mais conservateurs ou libéraux. En revanche les sénateurs ou les gouverneurs sont républicains ou démocrates. Et il convient de garder à l’esprit que l’adjectif libéral n’a pas du tout le même sens pour un Américain et pour un Français. Chez nous est « libéral » tout individu qui prône le libéralisme économique, voire « l’ultralibéralisme » (synonyme de « laisser-faire les marchés financiers sans aucune intervention de l’État »), terme qui est clairement une grossièreté dans la bouche de bien des personnes de gauche. En France, le libéralisme économique est sans discussion possible une valeur de droite. Mais aux États-Unis le libéralisme est essentiellement une notion politique et sociétale, qui prône le moins d’interférence possible de l’État dans la vie des citoyens. Et c’est, pour les Américains, un marqueur de gauche, alors que la gauche française est favorable à toujours plus d’action de l’État. Un leader autoritaire comme l’est Donald Trump est foncièrement hostile au libéralisme tel qu’il est compris par les Américains. On ne doit pas oublier que si l’adjectif libéral fait référence à la liberté, cette valeur est absolument sacrée pour tous les Américains, en particulier pour les conservateurs. Les deux autres piliers de notre devise républicaine, l’égalité et la fraternité, ne sont pas gravés dans le marbre constitutionnel américain comme l’est la liberté.
Une autre différence essentielle avec la politique française réside dans le fait que le Parti républicain, de droite, est plutôt le parti des « cols bleus », des ouvriers, des « petits blancs racistes » du Sud profond (habituellement d’extrême droite chez nous), alors que le Parti démocrate rassemble plutôt les « cols blancs », les élites intellectuelles et les minorités ethniques (mais dans ce dernier cas c’est la même chose que chez nous, à savoir que la défense des minorités ethniques est traditionnellement considérée comme une valeur de gauche). Il est souvent souligné que, du fait de la raréfaction de la classe ouvrière en France, la défense des « opprimés », des « damnés de la terre » de toutes sortes, s’est reportée sur d’autres catégories d’opprimés, notamment les immigrés. Autre différence sensible, aux États-Unis un parti essentiellement populaire a porté au pouvoir un milliardaire, ce qui serait impensable chez nous. Je connais un médecin de mon hôpital, plutôt de gauche, qui pense que Macron ne peut pas être un président crédible puisqu’il a été banquier d’affaires dans une autre vie…
Je vais donc essayer de résumer les différents éléments de ce dossier, en tâchant de rester impartial, même si je suis fasciné, comme nombre d’Européens, par la figure charismatique de Barack Obama, qui plus est doté d’une voix envoûtante de crooner, l’antithèse absolue de l’horrible (à mes yeux) Donald Trump.
Les États désunis d’Amérique
Tel est le titre de l’article de Cédric Enjalbert, qui sert d’éditorial à ce dossier.
L’auteur nous rappelle que, sous la plume du comte Alexis de Tocqueville, la démocratie désigne à la fois un état social (l’égalisation des conditions) et un état politique (les institutions démocratiques). La démocratie repose donc sur un équilibre fragile entre, d’une part le désir d’égalité (qui peut vite tourner à la passion) et l’égalisation des conditions, d’autre part les institutions censées les garantir. Les « bienfaits de la liberté » figurent en toutes lettres dans le préambule de la Constitution américaine.
Parlant de la liberté en Amérique, Tocqueville écrivait ceci, qui me semble toujours d’actualité : « Les Américains voient, en effet, dans leur liberté le meilleur instrument et la plus grande garantie de leur bien-être. »
Cédric Enjalbert poursuit : « La démocratie n’exclut pas les rapports inégaux, elle les norme. Elle n’interdit ni les divisions ni les luttes, elle leur offre un cadre régulateur ». Et Dieu sait si, en ce moment, il y a des divisions et des luttes au sein de la population américaine.
Notre auteur se demande si le laboratoire de la démocratie que sont les États-Unis ne serait pas en train de devenir celui de son déclin, qui fascine le reste du monde, médusé devant ce spectacle absolument inédit. « Si l’égalité est au centre des discussions – comme en témoignent les luttes pour la reconnaissance des minorités et la tentation d’établir des politiques identitaires – l’inégalité explose dans les rues sous la forme d’assassinats racistes, de pauvreté et de violence sociale ». Et la crise de la Covid est venue rendre ces inégalités encore plus flagrantes, puisque les plus pauvres, souvent dépourvus d’accès aux soins, sont les victimes les plus nombreuses du coronavirus. Quant à la sacro-sainte liberté, notamment celles de porter une arme ou de dire sans entrave tout ce qui vous passe par la tête, comme le fait Donald Trump avec ses tweets compulsifs, elle peut être limitée, au niveau des mœurs, par l’adoption de lois ultra-conservatrices via les décisions de la Cour suprême. La liberté d’avorter est ainsi de plus en plus menacée par la dernière en date des nominations à cette instance, celle d’une juge ultraconservatrice et farouchement hostile à l’IVG.
Les institutions démocratiques, souvent malmenées par Donald Trump, lui résistent plutôt bien, et il est maintenant acquis que la victoire de son rival Joe Biden est indiscutable, sans aucune tricherie apparente, même si le président sortant ne voudra jamais l’admettre officiellement. Mais j’ai appris récemment qu’Hillary Clinton, qui avait accepté de mauvais gré mais avec élégance la victoire de Donald Trump, n’a cessé depuis de répéter que l’élection lui avait été « volée », notamment parce qu’elle avait obtenu plus de voix que son rival. Il semblerait donc que Donald Trump soit dans une certaine continuité, celle de l’élection prétendument volée.
Il faut qu’on parle de l’Oncle Sam
Ce titre fait référence à Il faut qu’on parle de Kevin, livre de la journaliste et romancière américaine Lionel Shriver, la « Cassandre des lettres américaines ». Dans cet article, cette « libertaire revendiquée » (est libertaire toute personne qui n’admet aucune limitation de la liberté individuelle en matière sociale ou politique), qui vit entre Londres et New York, dresse un tableau plutôt sombre de l’état de l’Union à la veille des élections du 3 novembre. Je vais la citer assez longuement. En préambule elle indique que ce n’est pas le fait de vivre une partie de son temps à Londres qui lui donne un regard aiguisé sur son pays. « Ce que j’observe, je le fais ici depuis la fenêtre de mon bureau, quand je réside à New York. Et ce que je vois à la veille des élections, c’est un climat très tendu. Les démocrates redoutent que Trump n’accepte pas sa défaite aux élections. » (C’est doublement perspicace, puisque Trump a effectivement perdu les élections, et qu’il refuse toujours de l’admettre). « De toute ma vie je n’ai jamais imaginé pareille situation, et je me figure maintenant le président tiré hors de la Maison Blanche par les forces de sécurité dans une camisole de force. » Ce scénario cauchemardesque, un temps envisagé, ne semble plus guère plausible.
Elle évoque ensuite les nombreux foyers de violences qui se sont allumés dans tout le pays, et pense que les démocrates ont eu tort de ne pas les condamner, sous prétexte qu’une majorité de ces manifestants seraient de leur bord, et qu’ils agiraient en réaction à l’escalade sécuritaire de Donald Trump.
Pour elle, le tort que Donald Trump a causé « porte principalement sur la réputation du pays. Tout le monde nous enviait Obama. » (Même s’il était détesté cordialement par une grande partie des Américains). « Désormais, l’Amérique n’est plus un modèle pour le monde. C’est un peu brutal à admettre, même si, au fond, nos principes résistent. Car les États-Unis ont ceci de remarquable qu’ils reposent sur un concept, une idée. Peu de pays sont dans ce cas. Beaucoup ne sont faits que de lieux et d’histoires collectives. » Contrairement à ce que Lionel Shriver dit au début de son article, j’ai le sentiment que les propos qu’elle profère sur son pays tiennent beaucoup au fait qu’elle vit à Londres une partie de l’année, ce qui la rend plus sensible que la plupart des Américains à l’image de son pays à l’étranger. Plus loin elle dit ceci : « Je peux résumer le concept qui fonde les États-Unis en disant que la liberté ici consiste pour chacun à pouvoir faire ce qu’il veut à condition de ne blesser personne (C’est la définition même de l’éthique minimale chère à Ruwen Ogien). J’aime vraiment cette idée brillante, d’une immense liberté sous contrainte raisonnable. » Ses propos sont typiques de l’idéologie libertaire.
Elle pointe ensuite du doigt le fait que ce sentiment de liberté est menacé aussi bien à droite qu’à gauche, et qu’il n’est plus possible à quiconque d’affirmer librement ses opinions, « sans tomber dans l’invective ou l’anathème ». Le président actuel séduit une bonne partie de la population alors même que, sans cesse « il enfreint les lois et viole l’esprit de sa fonction. » Pour certaines de ses accusatrices, il n’aurait pas violé que l’esprit de sa fonction. Et il aura probablement à en répondre devant la Justice après le 20 janvier.
Évoquant le drame de la mort en direct de George Floyd, asphyxié pendant de longues minutes par un policier blanc, elle déclare avoir été, comme tout le monde, bouleversée par la vidéo, mais précise que rien de bon n’est sorti de tout cela, « sinon du verbiage, des insultes, des actions symboliques, et aucun réel changement en réponse à ce flagrant déni de justice ».
Nous traversons une crise profonde de l’information
Tel est le sens de l’entretien accordé à Alexandre Lacroix par Nolan Higdon, professeur d’histoire et de media studies à l’université d’État de Californie. Son dernier livre, non traduit, s’intitule The Anatomy of Fake News, que l’on peut traduire en français par L’anatomie des infox. On a tendance à l’oublier, mais le terme « infox », mélange d’info et d’intox, pourrait avantageusement remplacer en français l’expression fake news, que l’on entend à longueur de journée. Une chose me frappe quand elle est employée par Donald Trump, c’est-à-dire très souvent, c’est que, pour lui, fake news désigne plus un média qu’il juge hostile qu’une information inexacte. CNN, par exemple, se voit qualifiée de fake news chaque fois que la question posée par un journaliste de cette chaîne ne lui plaît pas, c’est-à-dire pratiquement à chaque question.
Trois journalistes du Washington Post se sont amusés (quel courage !) à comptabiliser les mensonges de Donald Trump. Au bout de 558 jours, il en aurait proféré 4229, soit entre 7 et 8 par jour ! Et il ne s’agit pas d’erreurs involontaires, mais de mensonges ciblés. Il s’est engouffré dans la brèche ouverte par la perte de confiance que les Américains accordaient à la presse, qui s’est effondrée de 69% depuis 2008 selon l’Institut Gallup. Cependant Donald Trump n’est pas l’inventeur des fake news. Elles existent dans toutes les démocraties, et ne sont pas l’apanage des populistes. Et elles sont de plus en plus sophistiquées et dangereuses avec l’apparition du deep fake, les fausses vidéos détournant l’image d’une personnalité pour mettre dans sa bouche des paroles qu’elle n’a jamais prononcées.
Le Parti républicain n’en est pas à son coup d’essai, avec les fausses preuves de la présence d’armes de destruction massive ayant permis à George W. Bush de déclencher une intervention armée en Irak. Et bien avant lui, Richard Nixon avait utilisé le consultant média Robert Ailes pour imaginer une télévision de propagande, qui verra le jour en 1996 quand ce même Ailes créera Fox News, la chaîne préférée de Donald Trump (du moins jusqu’à ce qu’elle annonce en direct la victoire de Joe Biden). Selon Nolan Higdon, Fox News est « une machine à convertir de l’audience en votes conservateurs, tout en se prétendant neutre. » Le slogan de la chaîne est : « We report, you decide » (nous rapportons les faits, vous jugez).
Mais le Parti démocrate n’est pas innocent en la matière. Il s’adresse à un électorat sociologiquement différent. Une de ses rengaines préférées est la supposée ingérence de puissances étrangères dans la politique américaine pour expliquer le succès de Trump. L’affaire du piratage des e-mails d’Hillary Clinton et leur publication par WikiLeaks, de même que la dénonciation d’une collusion entre la Russie et Donald Trump, ont été sans cesse mis en avant par les démocrates, qui sont allés jusqu’à entamer une procédure de destitution contre lui, qui n’a pas abouti.
Un débat authentique entre le deux camps n’est plus guère possible puisque les médias ont la possibilité d’inonder les électeurs, qu’ils soient démocrates ou républicains, avec un déluge de messages ciblés à leur intention, ce qui amène à la diabolisation réciproque des deux camps. Peu importe la pertinence des arguments, l’important c’est que les messages atteignent leur cible.
Quant au Web, il est le terrain de jeu favori de conspirationnistes en tous genres, dont les plus illuminés sont les « QAnon », les adeptes d’un certain Q, qui serait un proche collaborateur de Donald Trump à la Maison Blanche, et qui posterait régulièrement des messages cryptés sur des forums anonymes, messages qui seraient des révélations sur la guerre que Donald Trump mènerait contre « l’État profond », le Deep State, aux mains de politiciens démocrates comme les Clinton ou de personnalités d’Hollywood. Tout cela est assez terrifiant, même au conditionnel.
Concernant le bouton Get the facts (vérifiez les faits) que Twitter affiche sous certains messages de Donald Trump, Nolan Higdon ironise sur le fait que Twitter doit une bonne partie de son succès à la diffusion de fake news, ce qui le disqualifie à ses yeux pour un quelconque arbitrage vertueux.
Quant aux solutions qu’il propose pour contrer les fake news, elles reposent selon lui sur l’éducation. Dans une société de l’information, « il convient que chacun apprenne à recevoir et à interpréter un message ». Mais ce qu’il propose me semble à la fois naïf et peu réaliste, comme sa conclusion, en forme de question à se poser devant chaque info : « Est-ce que je veux collaborer à la diffusion de fake new ou être informé ? » En effet quand quelqu’un relaie une fake news, c’est en principe parce qu’il est persuadé que l’info est vraie, et qu’aucun argument rationnel ne le fera changer d’avis. Quant à moi, qui pense être relativement éduqué, je pourrais me laisser convaincre par Barack Obama quand il prétend que des cyberactivistes russes manipulent les réseaux sociaux américains.
Et pour finir, une question essentielle : y-a-t-il un vocable pour désigner, en langue anglaise, le contraire de fake news ?
Le dossier comporte encore un bon nombre d’articles passionnants et de confrontations musclées entre intellectuels des deux camps, mais la place me manque. Peut-être pour un second billet ?
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