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Christian Thomsen

Incompréhension

Dernière mise à jour : 9 nov. 2020

Dans un précédent propos intitulé La peur, j’évoquais ce sentiment qui nous colle à la peau et domine nos vies depuis le début de la pandémie. Il me semble qu’un autre sentiment est en train de prendre autant de place, l’incompréhension. Je pense ne pas être le seul à ne plus comprendre grand-chose à ce qui se passe, dans différents domaines, notamment celui de la pandémie et des règles pour le moins controversées du nouveau confinement. Mais bien d’autres secteurs sont concernés, et je n’en évoquerai que deux : les élections américaines et la laïcité.

Les élections américaines resteront toujours difficilement compréhensibles pour le citoyen français de base. Mais en réalité, il suffit de s’y intéresser un peu pour comprendre deux choses essentielles : en premier lieu, et malgré les apparences, ce ne sont pas les citoyens qui élisent directement leur président, mais les grands électeurs qu’ils ont choisis par leur vote ; en second lieu, les Américains élisent, avec leur bulletin de vote, tout un tas de gens dont les fonctions sont remises en question tous les quatre ans, comme par exemple le shérif de leur comté, ou encore les juges auxquels ils auront éventuellement affaire, sans compter le renouvellement d’une partie du Sénat et de la Chambre des Représentants. C’est ce qui rend le dépouillement si long et si compliqué, et tellement sujet à contestation, d’autant que chacun des cinquante états a son propre système électoral. Mais ce qui est vraiment incompréhensible, c’est que le système électoral puisse être contesté de façon aussi grossière par le président sortant, qui avait prévenu depuis longtemps qu’il était impossible qu’il perde les élections ; en conséquence, si cela devait arriver, ce ne pourrait être qu’à l’occasion d’une fraude massive de la part des démocrates. Donald Trump a parlé de manière tellement outrancière de prétendus « bulletins illégaux » en Pennsylvanie que la plupart des chaînes de télévision qui retransmettaient son allocution l’ont interrompue sous le prétexte vrai mais surréel qu’elle était un tissu de mensonges. C’est absolument inédit et totalement incompréhensible pour un électeur français. Les Français pensent souvent que leurs dirigeants ne leur disent pas tout, et ils ont probablement raison. Mais que la parole présidentielle soit interrompue par des chaînes de télévision pour cause de mensonge éhonté, voilà qui ne devrait pas risquer d’arriver en France ! Du moins je l’espère…

Comment la plus grande démocratie du monde a-t-elle pu porter au pouvoir un populiste de cette envergure, qui plus est menteur compulsif et grand pourvoyeur de fake news (mais ces deux expressions ne font après tout que qualifier deux des principaux traits de caractère d’un leader populiste) ? Et qu’il reste extrêmement populaire auprès de ses très nombreux supporters hystérisés (70 millions d’Américains ont voté pour lui, contre 75 millions pour Biden) reste pour moi un mystère, qui s’explique peut-être par le fait que nous ne connaissons de lui, en France, que le grossier personnage inculte que les médias nous montrent en boucle, niant sans cesse la gravité de la pandémie de Covid-19.

Une autre source d’incompréhension est pour moi le fait que le Parti démocrate n’ait pas trouvé mieux qu’un septuagénaire fatigué, coutumier des trous de mémoire, des « absences » et des lapsus dangereux (« nous avons organisé la plus grande fraude électorale… ») pour affronter Donald Trump. Mais les institutions américaines ont tenu bon, et le populiste en chef a été invité par ses concitoyens à retourner s’occuper de ses très rentables affaires immobilières. En effet, le samedi 7 novembre à 17 H 30, soit quatre jours après l’élection, les trois médias qui donnent traditionnellement le résultat des élections (Associated Press, New York Times et CNN, auxquels s’était même jointe Fox News, considérée comme « la chaîne de Trump ») annonçaient que « le président élu » était Joe Biden. Après quoi les grands électeurs l’éliront officiellement le 14 décembre. Mais il ne sera « le président des États-Unis » que le 20 janvier, à l’occasion de son investiture, qui se fera vraisemblablement sans la présence de son prédécesseur, qui va utiliser tous les recours juridiques possibles pour invalider le résultat. Je ne sais pas s’il existe un précédent historique d’un tel exemple de mauvais perdant, mais, là encore, que tout cela nous semble incompréhensible. Chez nous, c’est le ministre de l’intérieur qui proclame les résultats, et personne ne les conteste plus. Et le perdant félicite le gagnant, tradition aussi bien française qu’américaine qui, cette fois-ci, ne sera, hélas, pas respectée.

Dans les années 1930 les Allemands portaient démocratiquement au pouvoir un leader populiste, un certain Adolf Hitler. Mais ils avaient l’excuse, si l’on peut dire, de sortir d’un marasme économique et financier sans précédent, terreau favorable au populisme, ce qui n’était pas, en 2016, le cas des Américains dont l’économie était florissante même avant Donald Trump. Malheureusement pour la population européenne, et le monde en général, les Allemands n’avaient pas réussi à se débarrasser démocratiquement d’Hitler et à le renvoyer à ses travaux de peinture. Les Américains l’ont fait. Peut-être qu’un jour les Russes, les Chinois, les Turcs ou encore les Brésiliens parviendront à se débarrasser de leurs inquiétants dirigeants. Il est permis de rêver…

Si ce qui se passe aux États-Unis nous est difficilement compréhensible, les partisans des deux camps semblent quant à eux voués à une incompréhension mutuelle difficilement surmontable, tant la désinformation est généralisée. Mais comme les Américains sont pragmatiques, ils sauront certainement outrepasser cette incompréhension pour se réconcilier, et reprendre le business comme s’il ne s’était rien passé, car « les affaires sont les affaires », surtout aux États-Unis. C’est du moins ce qu’il est permis d’espérer.

La laïcité à la française, à laquelle nous sommes tellement attachés, reste assez difficile à comprendre pour un très nombre de gens, tant en France qu’à l’étranger. Bien sûr et en premier lieu pour les musulmans, surtout quand ils ne sont pas Français, qui ont tendance à considérer que la laïcité française est l’ennemi déclaré de leur religion. Pour beaucoup de Français non musulmans ensuite, qui sont bien incapables de dire en quoi consiste cette notion. Il suffit de demander autour de soi une définition simple de la laïcité pour s’apercevoir que l’exercice est bien plus difficile qu’il n’y paraît à première vue. Je m’y suis essayé dans mon entourage professionnel. C’est assez édifiant ! Et pour le reste du monde plus généralement, notamment dans l’univers anglo-saxon.

D’ailleurs le terme de laïcité n’est pas exactement traduisible en langue anglaise. Le mot anglais qui s’en rapproche le plus est secularism, équivalent du français sécularisation, qui n’a pas tout à fait la même signification que laïcité. Pour faire simple, une société séculière manifeste une certaine indifférence au fait religieux, alors que dans une société laïque les institutions étatiques se déclarent complètement indépendantes de toute sujétion d’ordre religieux. C’est ce que signifie très clairement la loi de 1905 dite loi de séparation de l’Église (nous dirions maintenant des religions) et de l’État. Cette loi est une spécificité française, et nous y sommes particulièrement attachés.

Il faut rappeler qu’en Turquie la révolution kémaliste des années 1930 a créé une république expressément laïque, en commençant par dénier à l’islam le titre de religion d’état que cette confession largement majoritaire détenait jusque-là. On a bien du mal de nos jours à imaginer que la Turquie, dont le président actuel Recep Tayyip Erdoğan soutient avec véhémence les islamistes quand ils se livrent sur notre sol à des attentats terroristes sanglants, fut un pays laïque au sens français du terme il y a un peu moins de cent ans. Et même un pays particulièrement tolérant en matière religieuse, le Royaume-Uni, possède une religion d’état, l’anglicanisme, dont le souverain est le garant. Dans ce pays multiculturel et multiconfessionnel, chacun porte sans aucun problème les signes distinctifs de son appartenance religieuse, comme le turban qui couvre la chevelure que les Sikhs n’ont pas le droit de couper, même quand ils portent l’uniforme de la police. Il peut être difficile à un Britannique (mais aussi à un Français) de comprendre que la laïcité, qui est censée garantir à chacun la liberté de croyance et de pratique religieuses, se manifeste de manière tangible dans notre pays par un ensemble d’interdictions, notamment celle du port de signes religieux dits ostentatoires. Défendre une liberté ne devrait pas commencer par interdire telle ou telle pratique, dès lors qu’elle n’attente pas à l’ordre public.

Un incident journalistique franco-américain, relaté par l’hebdomadaire français Marianne, met en lumière l’incompréhension des médias anglo-saxons vis-à-vis de la conception française de la laïcité d’une part, du danger que l’islamisme fait courir à la société française d’autre part. En effet, le jour même de l'assassinat de Samuel Paty, l’enseignant français décapité par un jeune islamiste tchétchène en pleine rue à Conflans Sainte-Honorine, le New York Times avait ainsi titré, dans un premier temps : « La police française tire et abat un homme après une attaque meurtrière au couteau dans la rue », présentant davantage l'événement comme une bavure policière que comme un attentat. Soit dit en passant, il est assez cocasse d’entendre, après l’affaire George Floyd, un média américain critiquer les méthodes de la police française en matière de supposée bavure. Marianne indique que « Dans son traitement de l'événement, le quotidien ignore presque la question de l'islamisme et du djihadisme - deux termes quasiment absents du lexique employé par ses journalistes -, limitant son analyse de l'attaque à une "faillite de l'intégration française" ». Rappelons en passant que le New York Times n’est pas, a priori, un quotidien hostile à Emmanuel Macron, puisqu’il avait salué, en juin, la bonne gestion de la crise sanitaire par l’exécutif français.

Dans un tweet, Emmanuel Macron rappelait cette évidence : « La laïcité n’a jamais tué personne ». Dans un tweet de réponse la journaliste du New York Times Alexandra Schwartz comparait le président français à Staline et à Mao. Et même si ce tweet insultant a été ensuite retiré, il montre bien à quel point notre laïcité et notre façon de lutter contre l’islamisme sont incomprises dans le monde, y compris dans de grands pays démocratiques.

Pour illustrer cette incompréhension des médias américains, le plus simple est de reproduire deux extraits d’articles publiés par le New York Times à propos de la décapitation du malheureux Samuel Paty : « L'assassinat a souligné les difficultés croissantes de ce système (la laïcité) tandis que la France est de plus en plus diverse racialement et ethniquement. (…) Mais la nation, dans l'ensemble, regarde avec circonspection l'idée, souvent émise au sein de la communauté musulmane, que le modèle d'intégration a besoin d'une mise à jour, voire d'une refonte ». Et ceci, dans un article intitulé Après la décapitation d’un professeur, la France déchaîne une vaste répression contre « l’ennemi de l’intérieur » : on peut lire que Macron « renforce l'idée, couramment répandue au sein de la droite française, qu'il existe un large contingent de musulmans hostiles dans les banlieues, qui attendent de mettre en pièces les valeurs françaises ».

Il est communément admis que la plupart des musulmans de nationalité française sont respectueux de lois de la République, et je me garderai bien de dire le contraire. Je n’ai nullement l’intention de faire le fameux « amalgame » entre islam et islamisme. Cependant, quand on entend les propos haineux tenus par certains enfants musulmans pendant l’hommage à Samuel Paty, se réjouissant de ce qui lui est arrivé, il est permis de se poser la question de l’unanimité de la réprobation de cet acte barbare au sein de notre société.

Après les affaires intérieures américaines, puis les relations franco-américaines, venons-en à nos affaires, et en particulier à notre gestion de la crise sanitaire. Lors de ce qu’il est convenu dorénavant d’appeler le premier confinement, les observateurs avaient été surpris que nos concitoyens, habituellement si râleurs et tellement indisciplinés, aient plutôt bien respecté des règles assez sévères pendant huit longues semaines. Malheureusement le respect des gestes barrières a été en grande partie oublié pendant les vacances d’été, de sorte que l’épidémie repart en flèche chez nous, comme dans une grande partie de l’Europe. La deuxième vague, à laquelle nombre de « rassuristes » ne croyaient pas, est bien là, et elle fait des ravages. Et dans mon hôpital, relativement épargné au printemps, cette vague est une réalité tangible.

Il a fallu que les décideurs politiques prennent des mesures fortes, sans toutefois pouvoir reconfiner complètement la France, ce qui aurait été un suicide économique. Un reconfinement « light », fait de demi-mesures, a donc été annoncé pour un mois par l’exécutif, qui a dû décider, dans la douleur (notre président et son ministre de l’Économie sont des littéraires), de ce qui restait essentiel en temps de crise. Manifestement pas la culture, dans un des seuls pays au monde qui a, depuis de Gaulle, un ministre de la Culture. Et là, sans entrer dans les détails, on peut dire que c’est la cacophonie la plus complète, et que personne ne comprend rien aux mesures prises, lesquelles ne sont de toute façon pas vraiment respectées, contrairement à ce qui s’est passé lors du premier confinement.

Les exemples de discours contradictoires ne manquent pas, et je n’en prendrai qu’un : face au terrorisme qui ensanglante notre pays, beaucoup de leaders politiques plaident pour que soit appliquée une législation de temps de guerre, avec l’adoption de lois d’exception. Mais, face à la pandémie, contre laquelle le président a répété que nous étions en guerre (« l’état d’urgence sanitaire » a été décrété jusqu’en février 2021), certains leaders (parfois les mêmes) se plaignent que les décisions soient prises après délibération du Conseil de défense, sans consultation de la représentation nationale. Pour que les Français adhèrent aux mesures imposées, il faudrait qu’ils puissent constater que l’épidémie régresse. Or c’est le contraire qui se passe. La conclusion que les Français tirent de ce constat n’est pas, comme le voudrait la logique, qu’il faudrait mieux respecter les mesures, mais que celles qui ont été prises ne sont pas les bonnes. Et, en fonction de ses propres intérêts, chacun a sa petite idée de ce qu’il conviendrait de faire.

Pour essayer de mieux comprendre toute cette problématique, j’ai commencé à lire Vaincre les épidémies, livre dans lequel Didier Pittet, spécialiste mondial des épidémies, tient son journal des six premiers mois de la pandémie, depuis le premier janvier 2020. C’est ce scientifique suisse romand (il travaille à Genève), mondialement respecté pour être le chantre de la friction hydro-alcoolique (dont il a cédé à titre gracieux les droits à l’OMS), qu’Emmanuel Macron a choisi pour présider la commission indépendante qui jugera, sur le long terme, de la façon dont la crise sanitaire a été gérée en France. Et on peut lui faire confiance pour que le rapport de la commission qu’il préside soit totalement impartial.

Ce livre est particulièrement clair, et j’en recommande vivement la lecture.

Je viens de terminer le mois de janvier. Vivement la suite…


Le livre indispensable de Didier Pittet

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