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Christian Thomsen

Journal du temps de l’épidémie (11)

Vendredi 27 mars, J 11

Dans mon hôpital, le plan blanc tourne au gris. Le nombre de patients hospitalisés augmente, mais ce n’est pas encore le rush auquel on nous a demandé de nous préparer.

Le Conseil de l’Ordre transmet à l’ensemble des médecins inscrits les chiffres colligés par notre ARS, qui les a envoyés au CDOM. Ceux du jour nous sont donnés pour l’ensemble du GHT (Groupement hospitalier de territoire), et non plus par établissement, comme c’était le cas jusque-là.

Un mail de la direction nous oriente vers un site d’apprentissage des gestes de base de la réanimation, que je consulte. Je compte m’y inscrire dès lundi prochain. On ne sait jamais ce que nous pourrions être amenés à faire.


Il est 9 heures 30, et je me recueille, comme prévu, pour penser à C., dont la mise en bière va commencer, en présence uniquement de sa veuve et de notre fille V. Un groupe familial restreint se réunit pour l’occasion en « visio-conférence » grâce à l’application Microsoft Teams, qui permet à ceux qui n’ont pas pu se déplacer d’être virtuellement présents. Le cercueil est ensuite transféré au crématorium, mais personne ne pourra assister à la crémation. Une cérémonie aura lieu plus tard, certainement en été. C. avait souhaité que ses cendres soient dispersées dans cette Méditerranée qu’il aimait tant.


Ces derniers jours on entend beaucoup parler des difficultés que le confinement occasionne aux familles pour l’organisation des funérailles de leurs proches, qu’ils soient morts du Covid-19 ou pas. C’est certainement une très rude épreuve que de mourir seul, sans le soutien des proches, et tout aussi difficile de ne pas être présent pour dire adieu à une personne aimée. On connaît l’importance des rites funéraires dans toutes les civilisations humaines. Des spécialistes de la psyché, des « psys, » qu’ils soient psychologues, psychiatres ou psychanalystes, nous expliquent à longueur d’antenne les difficultés que cette absence engendre pour « faire le travail de deuil », tarte à la crème inventée par le père de la psychanalyse, ce bon vieux Sigmund. Il semble ne venir à l’idée de personne que ce fameux travail de deuil pourrait bien n’avoir jamais existé que dans le cerveau fertile de Freud, tout comme le complexe d’Œdipe. Mais Freud est devenue une vache sacrée, et le freudisme un dogme impossible à contester sous peine de blasphème. Je pousse peut-être un peu loin le bouchon, mais je dois dire que je ne comprends pas pourquoi il ne serait pas possible de faire ce travail à l’occasion d’un crash aérien tant que toutes les dépouilles n’ont pas été récupérées et identifiées. Je pense, à chaque fois que j’entends dire cela, aux femmes de marins morts en mer, dont les dépouilles ne sont jamais retrouvées. Comment font-elles pour continuer à vivre, le plus souvent sans l’aide d’un de ces fameux psys ? Et pourtant, elles y arrivent.

Je pense au très beau roman de Pierre Assouline récemment paru, Tu seras un homme, mon fils, dans lequel le narrateur raconte comment Rudyard Kipling a passé toute la fin de sa vie à chercher sans relâche, dans un premier temps des preuves que son fils, disparu sur la ligne de front, n’était pas mort, puis, quand l’Armée britannique l’a considéré officiellement comme mort, l’endroit où il reposait. Kipling est mort sans connaître la réponse.

Les Carnets de la drôle de guerre donnent la parole à Emanuele Coccia, interrogé par Octave Larmagnac-Matheron. Ce philosophe, venu de la philosophie médiévale, écrit des livres qui proposent une réflexion originale sur la vie. Son dernier ouvrage, Métamorphoses, propose une « méditation sur le souffle commun qui anime tous les vivants ».


Question : « Dans votre dernier essai Métamorphoses, vous soutenez que tous les vivants procèdent d’une même vie qui se transmute sans cesse. N’est-ce pas ce dont nous faisons tous l’expérience malheureuse avec l’épidémie ? »

Réponse : «  Les deux dernières pages de Métamorphoses– écrites bien avant la pandémie actuelle – sont consacrées aux virus. J’y esquisse l’idée que le virus est la manière dont le futur existe dans le présent. Le virus, en effet, est une force pure de métamorphose qui circule de vie en vie sans être limitée aux frontières d’un corps. Libre, anarchique, quasi immatériel, n’appartenant à aucun individu, il possède une capacité de transformer tous les vivants et leur permet de réaliser leur forme singulière. »


Question : « Cette manière de voir les choses peut sembler plus perturbante que rassurante… »

Réponse : « La puissance transformatrice des virus a évidemment quelque chose d’angoissant à un moment où le Covid-19 est en train de changer profondément notre monde. (…) L’angoisse que nous éprouvons aujourd’hui résulte en grande partie de ce que nous réalisons que le plus petit être vivant est capable de paralyser la civilisation humaine la mieux équipée d’un point de vue technique. Ce pouvoir transformateur d’un être invisible produit, je crois, une remise en cause du narcissisme de nos sociétés. »


Question : « C’est-à-dire ? »

Réponse : « Je pense non seulement au narcissisme qui fait de l’homme le maître de la nature, mais aussi celui qui nous conduit à attribuer à l’homme une puissance destructrice inouïe et exclusive sur les équilibres naturels. (…) Et pourtant (…) n’importe quelle bactérie, n’importe quel virus, n’importe quel insecte peut produire de très vastes effets sur le monde. »

Question : « La pandémie actuelle devrait donc aussi nous induire à changer d’idée de nature ? »

Réponse : « L’écologie contemporaine continue à se nourrir d’un imaginaire dans lequel la Terre apparaît comme la maison de la vie. (…) En réalité, la nature n’est pas le règne d’un équilibre perpétuel, dans lequel chacun serait à sa place. Elle est un espace d’invention permanente de nouveaux vivants qui viennent chambouler tout équilibre. »


Question : « Plus qu’une peur du virus, le climat actuel révèle-t-il pour vous une peur de la mort ? »

Réponse : « Certainement. Il est naturel d’avoir peur de la mort et de la combattre dans la mesure du possible. Et il est normal de prendre des mesures pour protéger la communauté et surtout ses membres les plus fragiles. (…) La vie passe de corps en corps, d’espèce en espèce, de règne en règne à travers la naissance, la nutrition mais aussi et surtout la mort. »


Question : « La mort n’est pas la fin de la vie ? »

Réponse : « Non, elle est la métamorphose de la même vie qui circule et s’apprête sans cesse à prendre d’autres formes. En mourant, nous transmettrons cette vie à d’autres êtres. La croyance que la vie qui nous anime s’arrête avec la mort de notre corps est une conséquence de la fétichisation de notre moi – l’idée que chacun d’entre nous possède une vie qui lui appartient en propre, qui est originaire. Il faut se libérer de cette conception. »


Je n’adhère pas nécessairement à cette idée de transmission de la vie d’un être à l’autre, mais, après tout, pourquoi pas ? Je veux bien admettre que quelque chose passe de nous aux vers qui se nourrissent de notre vie. Mais, que se passe-t-il en cas de crémation ? Nos cendres servent-elles à d’autres êtres vivants ?

Et je rappelle que rien ne permet de dire que les virus sont des êtres vivants.

Cette interview étant plus longue que les autres, j’en garde la fin pour ce week-end.

Notations éparses, recueillies au fil de la journée :

Après le Prince Charles, c’est au tour de Boris Johnson d’être contaminé. Mais, à force de l’avoir vu continuer, contre vents et marées, à serrer des mains en revendiquant haut et fort sa liberté et son indépendance d’esprit, on se dit que cela devait finir par arriver. En tout cas, il n’a pas donné le bon exemple aux Britanniques.

Édouard Philippe annonce la poursuite du confinement pour quinze jours de plus, soit jusqu’au 15 avril, tout en prévenant, comme tout le monde s’y attend, que le confinement durera le temps nécessaire, donc vraisemblablement plus longtemps.

Trois milliards d’individus sont confinés, ce qui fait presque la moitié de l’Humanité.

Les images en provenance de l’Espagne, complètement dépassée, sont terribles à voir.

La mort d’une adolescente de 16 ans, décédée en très peu de temps du Covid-19, déclenche une grande vague d’émotion, et aussi d’angoisse, car, jusque-là, il semblait acquis que les jeunes étaient épargnés par les formes graves.

En France, la population en âge de travailler se décompose en trois tiers : un tiers au travail, un tiers en télétravail, et un tiers au chômage.


Des reportages sur le « tracking » par le biais des smartphones. Cette pratique est monnaie courante dans les pays asiatiques, où les gens l’acceptent sans difficulté. Dans ces pays, il semble que le collectif l’emporte sur l’individu. En France, pays individualiste par excellence, l’idée de l’adopter temporairement, pour aider à lutter contre l’épidémie, passe plutôt mal, car elle est jugée « liberticide ». Mais le confinement, que pratiquement tout le monde accepte, n’est-il pas une entrave à une liberté fondamentale, celle de circuler ? Tout le monde sait bien que le confinement ne durera pas, alors que certains craignent que, si l’on met le doigt dans le tracking, tout le bras ne finisse par y passer, sans retour en arrière possible. Difficile de savoir si cette crainte est légitime. Ce qui est sûr, c’est que la géolocalisation des smartphones a permis de constater que plus d’un million de Franciliens ont fui la capitale au début du confinement, pendant qu’il en était encore temps.

Mon ami O., confiné chez lui en Normandie, m’inonde de messages groupés dont certains sont vraiment très drôles, en particulier celui-ci, que je résume : « Lassés par la controverse sur la chloroquine, les internautes se recentrent désormais sur la controverse entre Einstein et Bohr sur la mécanique quantique. Sur Twitter, c’est manifestement Einstein qui l’emporte, quand, sur Facebook, on en tient davantage pour Bohr. Ségolène Royal devrait se prononcer sur la question dans le courant de la journée. » La petite pique finale sur l’ineffable Ségolène Royal est particulièrement bien vue. Quand je pense qu’elle aurait pu devenir présidente de la République ! Cela me semblerait tout-à-fait normal qu’une femme occupe ce poste, comme dans l’excellente série télévisée Baron noir, mais, par pitié, pas Ségolène ! Plus aucun pays ne nous aurait pris au sérieux, tant elle profère de bêtises, d’un ton toujours doctrinal.

Une autre blagounette montre quatre vignettes représentant un chirurgien, et la façon dont il est perçu par ses proches, l’administration, les réanimateurs et par lui-même. Ses proches le voient comme un héros, et lui comme un demandeur d’emploi. C’est exactement ce que je ressens.


Aquarelle de Jacques-Lithgow Berger

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