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Christian Thomsen

Journal du temps de l’épidémie (12)

Samedi 28 et dimanche 23 mars, 2ème week-end de confinement

Samedi, très beau temps, qui nous permet de déjeuner dehors, et de faire du sport, musculation pour M., golf et corde à sauter pour moi. J’y vais prudemment car, la première fois que je me suis servi de cette corde à sauter, il y a un peu plus de deux ans, je me suis fait un claquage musculaire qui m’a fait boiter pendant trois bonnes semaines. Depuis, je n’y avais plus touché.

En revanche, dimanche, il fait froid et humide, et une petite pluie fine tombe dans l’après-midi. Triste temps d’automne. Pas de jardin ce dimanche.

Pour la première fois depuis longtemps, il y a du courrier dans la boîte aux lettres : mon numéro mensuel de Diapason, et celui de Philosophie magazine. Je ne les espérais pas vraiment, imaginant les difficultés à fabriquer un mensuel par temps de confinement.

De drôles de bruits s’échappent de la cheminée du salon, qui ne fonctionne pas. Il semble bien que ce soit un animal prisonnier qui essaye d’en sortir. Et puis nous finissons par entendre des croassements assez sinistres. Comme il y a toujours des pies dans le jardin, nous en concluons que l’une d’entre elles est prisonnière de la cheminée. Question angoissante : comment, et surtout quand va-t-elle trouver la sortie ?

Nous réécoutons le magnifique album d’hommage à Barbara concocté en 1997 par le pianiste Alexandre Tharaud, à l’occasion des vingt ans de la disparition de l’artiste. Ce disque a été très critiqué, mais je trouve qu’il est fait avec un goût et un chic parfaits, et qu’il reflète à merveille la personnalité et le talent de Barbara. Et puis j’y ai découvert quelques chansons que je ne connaissais pas, comme Cet Enfant-là.

J’écoute également le piano de Fauré sous les doigts de Jean-Philippe Collard. C’est le fruit d’un hasard heureux, l’achat, pour une bouchée de pain, de l’intégrale Fauré (hormis les mélodies) trouvée dans une grande surface. Je ne comprends toujours pas comment ce coffret précieux a pu se trouver dans un tel endroit, dédié à la culture de masse. Fauré en rock star ? Pas pensable…

Quand j’étais interne en médecine à Paris, et que j’allais acheter des disques à la FNAC (on ne parlait pas à cette époque reculée de « vinyles », puisqu’il n’y avait que cela), n’importe quel vendeur du rayon disques pouvait m’aider à choisir entre les différentes versions des Noces de Figaro. Maintenant, il y a fort à parier qu’aucun des vendeurs, si vendeur il y a encore, ne sait qui est Mozart.

Vu un reportage assez incroyable dans lequel on voit Bill Gates expliquer en 2015, lors d’une conférence publique, que la prochaine catastrophe planétaire ne sera pas nucléaire, mais virale. Et, à l’appui de ses dires, on voit apparaître pendant qu’il parle l’image d’un virus qui ressemble à s’y méprendre à notre dorénavant tristement célèbre coronavirus. C’est incroyablement prémonitoire. Il semble qu’il ait alerté Donald Trump il y a deux ans sur ce danger. J’imagine que ce dernier l’a traité de pourvoyeur de fake news !

Dans la nuit de samedi à dimanche, passage à l’heure d’été, dont on n’a presque pas entendu parler, alors que, tous les ans, c’est un sujet qui revient en force tel un marronnier journalistique. Personnellement ce changement d’heure, dans un sens comme dans l’autre, ne me perturbe absolument pas, contrairement à M., qui met toujours plusieurs jours à s’y adapter.

Pour la réconforter, je lui dis que cela nous fera une heure de confinement en moins.

Je reprends les Carnets de la drôle de guerre là où je les ai laissés.

Question : «C’est une approche libératrice mais d’abord inquiétante, non ? »

Réponse : « C’est la vie même qui est inquiétante et ambiguë ! Toute vie est un potentiel de création, d’invention ; toute vie est capable d’imposer un nouvel ordre, une nouvelle perspective, une nouvelle manière d’exister. Mais cette ouverture à l’inédit implique toujours une part sombre, destructrice. Il suffit de penser au fait élémentaire de se nourrir : notre vie est littéralement bâtie sur les cadavres des vivants. »

Question : « Il faudrait donc abandonner l’idée traditionnelle d’une hiérarchie des espèces ? »

Réponse : « Bien entendu. Nous considérons, spontanément, que l’animal est supérieur à la plante, la plante à la bactérie, et ainsi de suite. Pourtant, les plus petites formes de vie ne sont pas les plus élémentaires ou les plus primitives. Aucun être vivant n’a conservé la forme qu’il avait il y a des millions d’années. »

Question : « Qu’est-ce qui fait la spécificité du mode d’existence des virus ? »

Réponse : « Tout d’abord, il y a à leur propos une discussion qui ne sera je pense jamais tranchée : les virus sont-ils des êtres vivants ? Cette discussion théorique est, je crois, une question mal posée. Il y a en effet toujours du non-vivant dans le vivant. (…) Les virus se réduisent quasiment à de l’ADN ou à de l’ARN – bref à du matériau génétique. (…) Quoi qu’il en soit, les virus ont besoin, pour se reproduire (en réalité ils ne se « reproduisent » pas, ils se « répliquent »), de s’adosser à d’autres structures biologiques plus étendues : ils « piratent » les cellules d’autres organismes et leur transmettent de nouvelles instructions génétiques afin de se multiplier. »

Question : « Que penser de la métaphore du virus informatique ? »

Réponse : « Je crois que nous devrions la renverser : toute information est un virus. »

Question : « Il faudrait admettre que les virus font partie de la multitude d’êtres qui nous habitent ? »

Réponse : « Nous sommes tous des corps qui transportent une quantité inouïe de bactéries, de virus, de champignons, d’êtres non humains. 100 milliards de bactéries de 500 à 1 000 espèces élisent ainsi domicile en nous. C’est dix fois plus que le nombre de cellules qui constituent notre organisme. Bref, nous ne sommes pas un seul être vivant mais une population, une sorte de zoo ambulant, une ménagerie. (…) Mais il faudrait aussi en finir avec la substantialisation des espèces »

Question : « Que voulez-vous dire ? »

Réponse : « Contre la science, nous avons creusé un abîme entre les différentes espèces. Nous n’avons jamais pleinement intégré l’intuition de Darwin qui n’était pas tellement de dire : « l’homme descend des primates », mais plutôt : « aucune espèce n’est pure, toute espèce est un étrange mélange, une chimère, un bricolage, un patchwork d’identités génétiques d’autres espèces qui l’ont précédé ». (…) La preuve finale, d’un point de vue chimique, c’est que nous partageons tous la même machinerie génétique – ADN et ARN. »

J’apprends simultanément la fin progressive du confinement à Wuhan, point de départ de l’épidémie, et la mort de Patrick Devedjian, 75 ans, maire d’Antony depuis trente ans, président du Conseil départemental des Hauts de Seine, et naguère personnage important de la droite. Point commun entre ces deux événements, un certain SARS-CoV-2, responsable de la pandémie de Covid-19.

Je me souviens que ce politicien courtois, affable et plein d’humour, proche de Nicolas Sarkozy depuis la première heure (les qualités de Devedjian ne rendaient pas la chose incompatible), avait été déçu de ne pas avoir été nommé ministre dans le premier gouvernement du nouveau président, qui prônait une ouverture vers la gauche et le centre. Il avait eu cette réflexion désabusée et très drôle : « l’ouverture, c’est très bien ; mais elle aurait pu être faite aussi en direction des sarkozistes. » C’est plus tard qu’il sera ministre de Sarkozy.

Je termine la lecture d’Un souvenir qui s’ignore, de Patrick Corneau, dont je fais un compte-rendu de lecture assez détaillé que je publie sur le blog. L’auteur, avec qui je communique régulièrement par mail, me signale un entretien très instructif sur France Culture dans lequel le Pr Didier Sicard, professeur émérite à la Sorbonne Université, ancien président du Conseil consultatif national d’éthique, revient en détail sur l’origine animale des coronavirus, pour regretter que les chercheurs s’intéressent peu à cette problématique. C’est passionnant et très instructif.

Les Carnets de la drôle de guerre restent actifs même le week-end : samedi, ils nous invitent, par le truchement d’Alexandre Lacroix, à lire (relire dans son cas) un classique de la philosophie américaine : Walden, ou La vie dans les bois, de Henry David Thoreau (1817 – 1862). J’aimerais bien savoir, par parenthèse, comment on doit prononcer ce patronyme. Dimanche, c’est Tintin qui est convoqué pour nous faire réfléchir. Commençons donc par Thoreau, un auteur souvent cité par Michel Onfray. Walden est devenu une sorte de livre sacré pour beaucoup d’écologistes.

Pour faire très schématique, Walden est le nom d’un étang situé à proximité de la petite ville de Concord, dans l’état du Massachusetts. Thoreau va construire au bord de cet étang de Walden une petite maison dans laquelle il va vivre en solitaire et en autarcie du 4 juillet 1845 au 6 septembre 1847, soit deux années pleines d’une retraite volontaire, qui pourrait ressembler à notre confinement forcé. Thoreau et Ralph Waldo Emerson, qui se connaissaient, furent deux des membres les plus éminents d’un cercle d’intellectuels, le Transcendantal Club, à l’origine d’un courant de pensée appelé « transcendantalisme », ou aussi « perfectionnisme moral », dont l’influence est encore très importante pour les Américains. Thoreau est également à l’origine du concept de « désobéissance civile », très en vogue actuellement, après avoir inspiré différentes personnalités comme Gandhi, Martin Luther King ou Nelson Mandela, ou, beaucoup plus modestement, José Bové chez nous (on a les désobéissants que l’on mérite).

Passons à Tintin. Trois collaborateurs de la revue imaginent le canevas d’une « Affaire Corona » (par analogie avec L’Affaire Tournesol), prétexte à cinq articles illustrés chacun par un album d’Hergé :Le Temple du soleil pour la quarantaine ; le confinement pour L’Affaire Tournesol ; le tracking pour Tintin et les Picaros ; l’attitude face à la science avec Les Sept boules de cristal ; L’Étoile mystérieuse et les prophètes de malheur.

Le courage d’aller au-devant de la contamination (Martin Legros) évoque Le Temple du Soleil. Tintin monte à bord du Pachacamac, cargo péruvien dans lequel il soupçonne que son ami Tournesol est retenu prisonnier. Et, pour ce faire, il brave la quarantaine dans laquelle le médecin du port a placé le navire, où il y aurait deux cas de peste bubonique. Tintin fait preuve alors du « courage socratique » de celui qui dispose, comme le dit Platon dans Lachès, « de la science de ce qu’il faut craindre et de ce qu’il faut oser ». C’est ce courage socratique dont font preuve tous les soignants aux prises avec le Covid-19.

Survivre au confinement … et aux autres (Octave Larmagnac-Matheron) s’appuie sur L’affaire Tournesol. Quand, à la fin de l’album (peut-être mon préféré de tous), Tintin et le Capitaine Haddock retrouvent le château de Moulinsart, ce n’est pas la tranquillité qui les attend mais la smala de Séraphin Lampion, archétype du casse-pied sympathique, confinée dans le grand salon. Dans Parerga et Paralipomena, Schopenhauer compare les humains à un troupeau de porcs-épics en plein hiver. Ils se rapprochent les uns des autres pour se réchauffer, mais pas trop, sous peine de se blesser mutuellement avec leurs piquants. C’est un peu le problème des familles confinées dans un espace de dimensions modestes. Et on pense avec angoisse aux femmes battues par leur mari en temps ordinaire. Que vont-elles devenir en étant confinées avec leur conjoint violent ?

Agir sous surveillance (Octave Larmagnac-Matheron) convoque bien sûr Michel Foucault et son célèbre Surveiller et punir. L’album auquel cet article fait référence est Tintin et les Picaros. Il est question ici des différentes techniques de tracking. « Le 19 mars 2020, le Comité européen de la protection des données a autorisé les états membres de l’Union européenne à déployer des dispositifs exceptionnels de captation et de traitement des données pour lutter contre l’épidémie. » Ces mesures sont acceptées sans difficulté en Corée du Sud, en Chine ou en Israël. En France, elles font débat, car jugées trop intrusives et potentiellement liberticides.

Distinguer sorcellerie et science ? (Sven Ortoli) fait référence aux Sept boules de cristal, l’album dont Le Temple du soleil est la suite. Le philosophe convoqué ici est l’Autrichien Karl Popper et son livre de 1945 La Société ouverte et ses ennemis. Les sept ethnologues de l’expédition Sanders-Hardmuth sont victimes de manœuvres de sorcellerie, qui disparaîtront quand l’Inca détruira, à la demande de Tintin, les statuettes qui servent à leur envoûtement. Il est fait allusion ici à l’antagonisme entre pensée magique et pensée scientifique, qui rappelle étrangement la polémique autour du Pr Raoult et de la chloroquine.

Pour Karl Popper, le principe de réfutabilité (falsificability en anglais) est le critère de démarcation entre science et métaphysique, autrement dit entre science et non-science, Popper l’a développé dans un livre de 1934, traduit en français seulement en 1973, Logique de la découverte scientifique. Depuis que j’ai pris connaissance de ce principe, il y a une bonne vingtaine d’années, c’est le concept philosophique qui m’a le plus marqué, car il va à l’encontre de la tendance naturelle que nous avons de penser que le but des scientifiques est de démontrer qu’ils ont raison. Einstein a passé une grande partie de sa vie à imaginer des expériences qui viendraient invalider sa théorie de la relativité. Et, pour l’instant, elle est toujours valide.

Mais je ne pense pas que ce principe s’applique à la polémique dont on parle, où il est question de tester l’efficacité d’un médicament contre une maladie, ici le Covid-19. La réfutabilité s’applique en réalité aux théories, dont on cherche à savoir si elles sont scientifiques ou pas. L’homéopathie, par exemple, est une théorie médicale dont il serait intéressant de chercher à savoir si ses trois principes fondateurs sont réfutables ou pas. En revanche, je ne crois pas qu’il soit possible d’arriver à démontrer, par une étude randomisée sérieuse, que l’homéopathie est efficace. Chercher à vérifier si l’homéopathie fonctionne est une chose, savoir si elle est fondée sur une théorie scientifique sérieuse en est une autre.

Le terme réfutabilité me ramène régulièrement au titre que le grand Alexandre Vialatte avait donné à un recueil de ses chroniques hebdomadaires au journal La Montagne : L’éléphant est irréfutable. Je n’en connais pas de plus absurde ni de plus drôle.

Je crois bien que je vais relire le livre que Michelle-Irène Brudny a consacré en 2002 à Karl Popper - Un philosophe heureux.

Ne pas trop écouter les prophètes de malheur (Sven Ortoli) fait référence à L’Étoile mystérieuse. C’est Le Principe Responsabilité du philosophe allemand Hans Jonas (1903 – 1993) qui est évoqué ici. Selon lui, « La prophétie du malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice ; il se peut que leur impair soit leur mérite. »

Interview sympathique de la comédienne Ariane Ascaride. À la question « quelle sera la première chose que vous ferez à la fin du confinement ? », elle répond avec beaucoup d’humour et de franchise : « me bourrer la gueule ! ». Et moi, que ferai-je à ce moment-là ? Je ne le sais pas encore.

En attendant cette échéance lointaine, je m’inquiète de la situation de mon hôpital. Comment vais-je le retrouver après 48 heures d’absence ? C’était déjà la question que je me posais dimanche dernier. De deux choses l’une : ou bien notre situation n’a pas vraiment évolué, et ce n’est peut-être plus la peine de tenir ce journal ; ou bien tout a changé, et je n’aurais peut-être plus le temps nécessaire à consacrer à ma page d’écriture quotidienne.

Mais, quoi qu’il en soit, j'ai décidé d'arrêter de publier ce journal sur mon blog.


Aquarelle de Jacques-Lithgow Berger





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