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Christian Thomsen

Journal du temps de l’épidémie (13/14)

Lundi 30 mars, 3ème semaine de confinement

Je note un effet toujours surprenant du passage à l’heure d’été : en me levant ce matin à l’heure habituelle, 7 heures moins dix, il ne fait pas encore jour, mais plus tout à fait nuit non plus. C’est le crépuscule du matin, moins connu que son homologue du soir. Et comme il fait froid, avec un vent glacial, j’ai vraiment l’impression d’être en hiver. Du coup, je prends ma voiture pour aller travailler ; tant pis pour l’exercice quotidien. Mais, avant de quitter la maison, un petit coup d’infos, comme tous les jours.

Au JT commun de France 2 et de France Infos, je note les chiffres suivants : trente mille personnes sont mortes du Covid de par le monde, dont 2606 dans les hôpitaux français. Mais 7132 personnes sont déclarées guéries chez nous, dont un couple de Parisiens très âgés qui a ému le pays tout entier. Ce chiffre me semble ridiculement faible.

Il y a en France près de 20000 patients hospitalisés du fait du Covid-19.

Nos services de réanimation manquent de respirateurs, de personnel pour les faire fonctionner, de médicaments, notamment des morphiniques pour soulager les patients ventilés, et de masques pour se protéger. Je note des chiffres qui paraissent sidérants : le personnel soignant aurait besoin de 40 millions de masques surtout de type FFP2, quand nous ne pouvons en produire que 8 millions dans le même temps (est-ce par jour ou par semaine ?), contre 110 millions pour la Chine. Du coup, le gouvernement français a commandé à la Chine 1 milliard de masques. Mais comme la planète entière en fait autant, il n’est pas certain que nous les aurons rapidement.

Une alerte de la newsletter quotidienne de l'hebdomadaire Le Point reçue sur mon smartphone évoque trois premiers cas de décès de cause cardiaque provoqués par la chloroquine, prise semble-t-il en automédication. Affaire à suivre. Le comble serait que l’étude Discovery montre que la chloroquine est non seulement inefficace, mais également qu’elle est plus dangereuse que ce que l’on pensait jusque-là. Ce n’est évidemment pas un souhait de ma part.

Je reçois également tous les jours, via Google, l’article que Michel Onfray publie tous les jours dans la version en ligne du journal Marianne. Il y a encore dix ans, je me serais précipité pour en prendre connaissance. Mais je déteste tellement ce que ce philosophe est devenu, un imprécateur tirant à vue sur tout politique ou tout intellectuel qui ne pense pas comme lui, que je passe mon chemin. Je crains que, politiquement du moins, il ne finisse mal, comme certains écrivains pendant l’Occupation.

En arrivant à l’hôpital, entre la visite aux quelques patients encore hospitalisés en Chirurgie et la consultation, où il me faut voir quelques patients qui n’ont pas été décommandés, je jette un coup d’œil aux infos de chez nous : 39 patients positifs pour 128 testés ; 34 patients hospitalisés, dont 5 à l’Unité de surveillance continue, l’USC transformée en service de Réanimation.

J’éprouve, en retrouvant mon hôpital, un sentiment étrange de dichotomie, comme s’il y avait deux hôpitaux qui cohabitaient : l’un dédié aux patients Covid, dont le nombre ne cesse d’augmenter, à savoir la Médecine et la Réa, et l’autre pour les patients non Covid, dont le nombre ne cesse de décroître à vue d’œil. Le Service des Urgences illustre à merveille cette séparation, puisque c’est là que s’opère le tri entre Covid + et Covid -, ces derniers, que nous attendons toujours de pied ferme, devant être dirigés directement vers le Service des consultations externes. Les médecins et les soignants non impliqués dans la prise en charge des patients Covid sont en quelque sorte confinés dans la partie de l’hôpital à laquelle ils sont affectés, pour ne pas être à leur tour contaminés. Pour moi, qui appartiens à cette seconde catégorie, le sentiment désagréable d’être inutile se double de celui, encore plus pénible, de ne pas être solidaire de mes collègues.

Ce midi, l’oiseau qui était prisonnier de la cheminée depuis ce week-end tombe dans l’âtre, au grand effroi de M. C’est une grosse pie, en pleine forme après 48 heures de confinement dans le conduit de la cheminée. Elle s’envole immédiatement, et, paniquée, cherche fébrilement la sortie. Nous l’orientons vers le jardin en ouvrant toutes les fenêtres du salon.

Les Carnets de la drôle de guerre sont consacrés à un long article sur l’immunité collective, titré : « L’immunité collective peut-elle avoir raison de l’épidémie ? » Pour tenter de répondre à cette question la parole est donnée successivement à un épidémiologiste travaillant à l’université de Montpellier, Mircea Sofonea, à un philosophe des sciences, Thomas Pradeu, et enfin à Olivier Rey, philosophe. Comme quoi des non-scientifiques (deux des trois intervenants) peuvent répondre utilement à des questions scientifiques. Je résume ici à grands traits cet article passionnant.

Jamais Emmanuel Macron, dans ses interventions télévisées, n’a évoqué ce sujet de l’immunité collective, si ce n’est par le biais indirect de l’énigmatique phrase sur une éventuelle « deuxième vague de l’épidémie ».

La question cruciale qui est posée aux décideurs est la suivante : « Comment affronter le dilemme éthique qui oppose le devoir de prendre soin de chacun « un à un » - selon le principe de la morale déontologique – et le souci de protéger le plus grand nombre et de calculer les conséquences à l’échelle collective – selon le principe de la morale conséquentialiste ? »


Le terme d’immunité collective remonte à 1923. Mais il faut attendre la seconde moitié du XXème siècle pour voir se développer cette notion dans l’épidémiologie mathématique, qui modélise la propagation des agents pathogènes au sein des populations.

Le principe de l’immunité collective est celui d’une protection indirecte : « Les personnes qui n’ont jamais rencontré l’agent pathogène sont protégées par celles qui sont immunisées, soit parce qu’elles l’ont déjà rencontré et en ont guéri, soit parce qu’elles ont été vaccinées. La proportion de personnes qui ne contribuent plus à la reproduction du virus et à sa transmission abaisse la probabilité d’être contaminé. » Je note en passant que tous ceux qui ne trouvent pas utile de se faire vacciner contre la grippe (notamment des soignants, comme j’ai pu le constater) ne contribuent pas, par ce refus, à une bonne immunité collective.


La qualité de l’immunité collective se heurte à deux questions sans véritable réponse : le virus va-t-il muter ? L’immunité développée sera-t-elle durable ? Pour le SRAS de 2003, très semblable au Covid-19, les anticorps avaient disparu au bout de deux ans.

« La stratégie de l’immunité collective pose d’abord un grave problème moral : celui d’exposer les plus fragiles. » On connaît bien les sujets à risque : personnes âgées, malades chroniques ou poly-pathologiques, comme les obèses. « Miser sur l’immunité collective sans distinguer les groupes à risque, c’est irresponsable. Une stratégie consistant à faire circuler le virus dans la population à faible risque de complications doit nécessairement s’accompagner d’un confinement drastique des sujets à risque afin d’éviter tout contact entre ces deux groupes. »


Si la stratégie du « laisser faire » à la britannique est irresponsable, « l’enjeu de l’immunité collective n’en demeure pas moins central dans toutes les autres stratégies adoptées contre le Covid-19 – alors que les tenants de ces stratégies alternatives n’en disent mot. »

Première stratégie utilisée en Corée du Sud, à Singapour ou encore à Taïwan, celle de « l’endiguement », qui « consiste à tester, à repérer, à isoler les individus contaminés de sorte qu’ils ne contaminent pas les autres. » Cette stratégie a parfaitement fonctionné en Corée du Sud, mais n’a pas permis le développement d’une immunité collective. D’où le risque d’un retour violent de l’épidémie.

L’Europe continentale, et la France en particulier, ont adopté la stratégie dite de « l’atténuation », visant à atténuer la propagation de l’épidémie car il n’était plus temps de mettre en œuvre l’endiguement. L’objectif affiché était d’éviter la saturation des services de réanimation, même au maximum du pic de l’épidémie. Mais, même si cela n’a pas été dit clairement, on compte aussi sur le développement d’un certain degré d’immunité collective par une diffusion modérée du virus, du fait d’un confinement somme toutes peu sévère (en tout cas nettement moins sévère que dans les pays asiatiques). Cette immunité collective devrait permettre le redémarrage des activités à la fin du confinement.


Pour mesurer la pertinence des différentes stratégies, trois modèles ont été étudiés par les épidémiologistes : aucune politique de contrôle, un contrôle fort limité à trente jours, et un contrôle moyen de plus longue durée. Résultat de ces modélisations : « Dans le premier cas, l’épidémie atteint son pic en 150 jours, mais en faisant exploser les capacités d’accueil des malades ; dans le deuxième cas, l’épidémie est réduite et même supprimée tout en permettant à la courbe des personnes nécessitant des soins intensifs de rester sous la valeur du nombre de lits disponibles mais elle repart à la hausse brutalement, sitôt le confinement levé ; enfin, dans le troisième cas, le pic repart à la hausse lui aussi mais beaucoup plus tard, et l’immunité de groupe est quasiment atteinte. » Conclusion de ces projections : « L’objectif reste donc bien d’atteindre le seuil des 60 % d’immunité collective, mais de manière maîtrisée, en confinant et en déconfinant les populations de manière ciblée et selon les moments. » Notre épidémiologiste poursuit : « À long terme, la question n’est pas de savoir si l’épidémie risque de redémarrer après le pic national actuel, c’est de savoir quand et où… ». Tout cela n’est effectivement pas très rassurant pour l’avenir.

Je garde pour plus tard le résumé de l’intervention des deux philosophes.

Notes prises en vrac :

Christophe Prudhomme, médecin urgentiste et syndicaliste, tire à boulet rouge sur l’exécutif qui, selon lui, n’agirait pas avec toute la vigueur nécessaire. Trois semaines plus tôt jour pour jour, le 6 mars, on le voyait vitupérer sur un plateau de télévision contre ces politiciens qui en feraient des tonnes, toujours selon lui. Même la diffusion de ces images d’archives récentes, pourtant irréfutables, n’arrive pas à faire taire ce genre d’imprécateur professionnel. Et dire qu’il est médecin, et qu’il représente une partie du corps médical, en tant que syndicaliste ! J’ai honte…

Deux images terribles en provenance des États-Unis : une double file interminable de voitures d’Américains ayant perdu leur travail, sans aucune ressource, se rendant à une banque alimentaire. Et l’intérieur d’un gigantesque camion frigorifique, en train de se remplir de dépouilles enveloppées dans des sacs oranges, qui rappelle la tenue des détenus de Guantanamo.

L’étrange conférence de presse du Premier ministre, entouré de quatre de ses ministres, devant un auditoire constitué d’un seul journaliste de l’AFP, mandaté par ses pairs, confinement oblige.


La polémique s’installe sur le mensonge d’état chinois, dont même la presse chinoise, pourtant sous surveillance gouvernementale, se fait l’écho. La Chine aurait su dès le mois d’octobre qu’il se passait quelque chose d’inquiétant sur son territoire, mais aurait gardé pendant plusieurs semaines un silence coupable. Tout le monde se souvient de ce médecin de Wuhan lanceur d’alerte, qui figure parmi les premières victimes de la maladie. Les autorités chinoises n’ont déclaré qu’un peu plus de 3800 décès (alors que l’Italie a dépassé le cap des 10000 morts). Mais des photos prises dans un crématorium (et il y en a huit rien qu’à Wuhan) montrent un nombre considérable d’urnes funéraires. Et le nombre de gens qui font la queue pour récupérer l’urne d’un proche indique clairement qu’il faudrait multiplier ce nombre de 3800 décès au moins par 10, si ce n’est plus. En attendant, la Chine, dont le comportement est considéré par certains commentateurs comme « criminel », polit son image internationale en fournissant de l’aide (payante) à tous les pays qui la sollicitent, France comprise.


En France, les chiffres officiels sont de 445000 cas avérés, et de 3024 décès hospitaliers, soit une létalité de près de 7%.

Parmi les petites blagues dont m’inonde mon ami O., celle-ci, très drôle : Boris Johnson est en communication téléphonique avec la reine. Il lui dit : « J’ai choppé le virus ; qu’est-ce que je dois faire ? » (je traduis librement). La reine lui répond : « Refilez-le à Donald Trump ». En attendant, la cote de popularité de ce guignol est au plus haut chez ses administrés. Il pourrait même être réélu !



Mardi 31 mars, J 15 du confinement

Notes en vrac, recueillies hier soir et ce matin en écoutant les informations.

Un consortium industriel français s’est créé autour de l’entreprise L’Air Liquide pour augmenter la production nationale de respirateurs. Une usine de PSA va temporairement se reconvertir, et fabriquera des composants de respirateurs à la place de voitures (que, de toute façon, personne n’achète en ce moment). Dans le même esprit solidaire, plusieurs entreprises du secteur de la cosmétique se mettent à produire du gel hydro-alcoolique, qui est ensuite distribué gratuitement.

De nombreux exemples de solidarité individuelle ou de groupe sont mis en valeur, comme ces jeunes des quartiers difficiles de banlieue (les fameux « quartiers ») qui, au lieu de zoner, vont faire les courses pour les personnes âgées qui ne peuvent plus les faire elles-mêmes. D’autres récupèrent les invendus des boulangeries pour aller les offrir au personnel soignant de leur hôpital. Des chefs cuisiniers préparent des repas de qualité pour le personnel des services de réanimation. Bref, beaucoup de belles initiatives qui font du bien.

Inversement, on voit apparaître une nouvelle forme de délinquance, avec notamment des vols de masques jusque dans les hôpitaux. On cite même le cas de soignants impliqués dans de tels trafics. Et sont rapportés aussi des exemples navrants d’incivilité à l’égard de soignants invités, par des mots anonymes déposés sur leur pare-brise ou dans leur boîte aux lettres, d’aller contaminer d’autres gens que leurs voisins.


Nous assistons en direct à la naissance d’une histoire d’amour typiquement américaine entre deux jeunes New Yorkais. Le jeune homme est tombé amoureux d’une jeune femme aperçue en train de prendre le frais à la terrasse de l’immeuble voisin où elle est confinée. Il lui apporte un bouquet de fleurs, protégé dans une bulle géante en plastique transparent. Les « cops » se montrent indulgents. Bien entendu, tout cela n’est pas improvisé, comme on voudrait nous le faire croire, puisque tout est filmé.

Cette bluette ne fait pas oublier que le Covid-19 tue à New York une personne toutes les trois minutes. Cette façon de comptabiliser les morts me semble beaucoup plus parlante que les chiffres bruts, d’autant que ceux-ci devraient être comparés à la mortalité habituelle, celle de tous les jours. Combien de gens meurent quotidiennement dans une ville comme New York en temps normal ? Les militaires ont construit un hôpital de campagne à Central Park, pour soulager les hôpitaux civils.

Au Royaume-Uni, un adolescent de 13 ans est mort du Covid-19.


En France, 499 décès supplémentaires ces dernières 24 heures. L’ancien patron de l’OM, Pape Diouf, est mort du Covid-19 dans son pays, le Sénégal. Il fut le premier homme noir à diriger un grand club de football européen, ce qui est une performance quand on connaît le racisme foncier, surtout vis-à-vis des Noirs, de certains supporters, notamment en Italie.

Le prix du gaz continue à baisser. Sans surprise, la qualité de l’air s’améliore dans les grandes villes. Certaines réformes sont repoussées, de même que la fin de la trêve hivernale, reportée au 31 mai. La Poste décide que le courrier ne sera plus distribué tous les jours, pour protéger les postiers.

Une mission parlementaire, dirigée par le Président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand, organise une audition en visioconférence du Premier ministre, pour étudier, sans la juger pour l’instant, la façon dont l’exécutif gère la crise sanitaire. Il ne s’agit pas d’une Commission d’enquête, laquelle sera probablement mise sur pied après la fin de la crise.

Au niveau européen, de nombreux commentateurs s’inquiètent de l’avenir de l’Europe, dont on ne peut pas vraiment dire qu’elle fasse preuve de solidarité. Chaque pays ferme ses frontières sans concertation avec les autres états membres. L’Italie, qui appelle ses partenaires au secours, a du mal à se faire entendre. Il faut préciser que les questions sanitaires ne font pas partie des compétences européennes, contrairement à d’autres sujets cruciaux, comme le calibrage des fruits et légumes. Les pays du Sud, emmenés par la France, aimeraient une mutualisation temporaire de la dette, dont ne veulent pas entendre parler les pays riches du Nord, Allemagne et Pays-Bas en tête, garants de l’orthodoxie budgétaire, qui a tendance à voler en éclats. Bref, les « coronabonds », comme on les appelle, ne verront probablement pas le jour.

Entendu un journaliste parler du « virus du coronavirus ». Cela ne veut rien dire, mais on comprend bien ce qu’il a voulu dire.

Arrivé à l’hôpital, je prends connaissance de nos chiffres. Quarante-quatre tests positifs sur 145. Vingt-neuf patients hospitalisés. Pas d’information sur d’éventuels décès. On nous apprend le redéploiement de « l’Unité saisonnière », dédiée aux patients Covid, dans un espace plus grand, qui a été équipé en lits et en matériel de toute sorte dans l’urgence. Ma cadre me dit non sans humour que, en ce moment, pour les achats liés au Covid-19, c’est « open bar », alors qu’en temps normal il faut quémander, souvent sans succès, pour la moindre commande de matériel.

Je demande la permission à ma cadre, S., de l’interroger sur son vécu de la situation actuelle, et sur ce qui a changé dans l’exercice de son métier. Elle vit assez mal le fait de ne plus avoir à s’occuper de patients, puisqu’il n’y en a pratiquement plus dans le Service. Son activité se tourne actuellement vers la gestion du personnel, les fameuses ressources humaines (RH). Elle doit procéder à des prélèvements de son personnel pour le déployer vers les services très actifs, à savoir la Médecine, l’USC et les Urgences. Pour limiter le risque de contamination intra-hospitalière, il a été décidé en haut lieu (un endroit auquel je n’ai pas accès) de cloisonner les activités, et donc de ne pas demander aux membres du personnel d’un service d’aller prêter main forte occasionnellement à leurs collègues surchargés. Même chose pour les médecins : chacun reste dans son service, et tant pis si certains sont débordés pendant que d’autres n’ont rien à faire. Ma cadre me fait remarquer que mon bureau, situé dans l’aile qui abrite en temps normal la chirurgie ambulatoire, est situé dans un espace destiné à recevoir, en cas de besoin, des patients Covid +. Je n’en changerai pas pour autant.

Comme cet entretien a été pour moi très instructif, je pense interroger chaque jour un membre du personnel d'encadrement, et probablement aussi des médecins.

Le Comité d’éthique de l’hôpital (auquel j’appartiens, sans faire partie du bureau) a monté une cellule Covid-19. Je fais une suggestion d’intervention pour la prochaine réunion, pour parler des tenants philosophiques des différentes stratégies de lutte contre le Covi-19.


Je reprends le commentaire de l’article des Carnets de la drôle de guerre sur l’immunité collective. Qu’ont donc à nous dire les deux philosophes interrogés ?

Le premier, Thomas Pradeu, est directeur de recherche en philosophie des sciences au CNRS et à l’université de Bordeaux. Il affirme que l’immunité collective n’est pas seulement une stratégie sanitaire ; c’est aussi un enjeu philosophique. «L’immunologie pose des questions fondamentales sur l’individu et ses frontières. Il s’agit de savoir comment on protège les autres en étant protégé soi-même ». Il poursuit ainsi, en développant l’idée d’une inflexion de l’immunologie contemporaine  « Jusqu’ici, sous l’influence de la psychologie et de la philosophie, on concevait le système immunitaire comme fondé sur l’opposition entre le soi et le non-soi. L’organisme était supposé reconnaître ce qui lui appartenait en propre et rejeter ce qui venait du dehors, et constituait à ce titre une menace. C’est l’idée d’insularité – l’individu s’isole par rapport au reste – et d’endogénicité – il n’accepte que ce qui vient du dedans et rejette ce qui vient du dehors. Or on s’est rendu compte qu’en fait l’organisme tolère un nombre très important de virus et de bactéries étrangères qu’il n’élimine pas, mais qui le stimulent au contraire. Nous sommes tous des chimères, des êtres impurs et hétérogènes. Chaque individu est une population hétérogène. »

À la question de savoir comment fonctionne le système immunitaire, il répond « C’est un système de discrimination. Il dit : cela je vais l’accepter, cela pas. Mais il ne le fait pas sur la base de l’origine de ce qu’il rencontre. » Pour ce qui concerne le Covid-19, « il semble que nous soyons en partie, du moins dans une seconde phase de la maladie, face à un problème d’immunopathologie, c’est-à-dire face à un dérèglement du système immunitaire qui nuit par sa réaction à l’organisme qu’il est pourtant censé protéger. »

L’immunité individuelle, défaillante, a donc besoin de l’immunité collective. Conçu comme une population de micro-organismes, l’individu doit être pensé comme le membre d’un grand corps immunitaire collectif, une sorte de population faite elle-même de populations. Pour Thomas Pradeu, « Il s’agit de raisonner de manière écologique et évolutive, en observant comment les différents corps interagissent sur un territoire donné, dans une vision très proche de celle de Darwin. Cela ne conduit pas à l’idée que les plus forts devraient l’emporter. Bien comprise, l’immunité de groupe désigne le fait que je suis protégé par le groupe et que je le protège. » Il conclut sa contribution avec les mots suivants : «  Défendre l’immunité collective, c’est alors favoriser les processus collectifs dans lesquels chacun serait gagnant. »


Le dernier contributeur est le philosophe et mathématicien Olivier Rey. Il soutient que les deux attitudes de philosophie morale déjà citées, la déontologiste et la conséquentialiste, ne sont pas incompatibles. Pour étayer sa démonstration, il revient sur l’attitude d’Émile Durkheim, le fondateur de la sociologie, pendant l’affaire Dreyfus. Il était accusé d’incohérence dans son attitude puisqu’il était dreyfusard alors même qu’il défendait l’idée que les individus n’existent qu’en tant que membres de la société. Il aurait donc dû défendre le collectif, en l’occurrence l’armée, au détriment du soldat Dreyfus. Durkheim répondait à ces critiques « qu’il avait lui aussi à cœur l’intérêt général mais qu’il avait compris que, dans le contexte moderne, la société accorde tant d’importance à l’individu qu’il lui est absolument nécessaire, pour maintenir sa cohésion, d’assurer chaque individu qu’elle respectera ses droits et ne le sacrifiera pas aux intérêts collectifs. » C’est la raison pour laquelle Boris Johnson a été contraint d’abandonner la stratégie du « laisser-faire » pour adopter la même que les autres pays européens, celle de l’atténuation, ce qui a dû être quelque peu douloureux pour son orgueil britannique. Cependant, si tous les efforts déployer pour atténuer la propagation de l’épidémie devaient entraîner une pénurie alimentaire et de produits de première nécessité par blocage de l’activité économique, « alors les considérations de groupe reprendraient le dessus, et la population attendrait des autorités non pas qu’elles continuent à se soucier de chacun quoi qu’il en coûte, mais qu’elles s’emploient à rétablir les conditions d’une vie à peu près normale. »

Mais tout ne repose pas sur l’État. En effet, pour que l’immunité collective puisse assurer la cohésion du tout en même temps que la sécurité des individus, il faut que ces derniers se sentent concernés par le respect des mesures collectives. Tout comme l’épidémiologiste Mircea Sofonea, Olivier Rey relève une tension entre la dimension morale et la dimension sanitaire de l’immunité collective : « Pour faire face moralement à l’épreuve de l’épidémie, il est très important que tout le monde respecte les règles – l’épreuve doit souder le groupe et les générations au lieu de le défaire. En revanche, du strict point de vue de l’immunité collective, l’idéal serait que le maximum de personnes jeunes et en bonne santé contractent rapidement la maladie et en guérissent – tout en étant attentif à ne pas infecter les personnes âgées qu’elles peuvent fréquenter et chez qui la maladie pourrait devenir grave. » C’est un peu la quadrature du cercle dont il est ici question.


Conclusion de ce très intéressant article : les choix stratégiques qui ont été faits en Europe continentale, et en France en particulier, ne sont pas certes pas les moins bons, mais ils n’auraient pas dû être décidés « dans le dos » des citoyens, sans concertation ni explication (je rappelle que l’immunité collective n’a jamais été évoquée lors des interventions d’Emmanuel Macron ou d’Édouard Philippe). « Car, on ne surmontera cette crise qu’en faisant en sorte que les individus et le collectif puissent se reposer l’un sur l’autre. C’est peut-être le sens philosophique profond de l’idée d’immunité collective. » CQFD…


Aquarelle de Jacques-Lithgow Berger

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