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Christian Thomsen

Journal du temps de l’épidémie (17/18)

Vendredi 3 avril, J 18 du confinement

J’ai pris pas mal de notes hier soir et ce matin, que je restitue ici en vrac.

Un expert nous explique qu’il y a en fait deux modèles asiatiques de lutte contre l’épidémie : celui de la Chine, plutôt archaïque et adapté à un régime autoritaire, et le modèle actuellement le plus performant, le plus actuel, à l’œuvre notamment à Singapour, à Taïwan et en Corée du Sud, pays démocratiques. À Singapour, pas de fermeture des écoles ni des bars, mais un respect très strict des mesures de distanciation sociale, dont j’apprends qu’elles ont été imaginées pour lutter contre la grippe espagnole il y a un siècle. Et surtout, des tests à très grande échelle, et un traçage des patients positifs pour identifier les individus avec qui ils ont été en contact. Grâce à cette stratégie parfaitement adaptée à un état policier de 5 millions d’habitants, qui n’est pas une dictature, Singapour est celui des pays qui a la létalité la plus faible par Covid-19. Ce traçage, le fameux tracking, fait débat chez nous, avec la polémique autour de l’idée de « tracer sans fliquer ». Les Asiatiques semblent s’en accommoder très bien. Mais, comme tous le soulignent, nous ne partageons pas la même vision du monde que les Asiatiques, pour qui le collectif l’emporte sur l’individuel.

Un reportage nous montre de surprenants dispensaires créés dans l’urgence en Corée. On y découvre des boxes séparés en deux par une cloison en plexiglas, dans lesquels il n’y a aucun contact physique entre le soignant et le patient.

Le déconfinement commence dans la province chinoise du Hubei, mais la ville de Wuhan devra attendre le 8 avril pour commencer à déconfiner. On craint alors la fameuse 2ème vague, par insuffisance d’immunité collective.

Un expert nous indique que, contrairement à ce que les Chinois voudraient nous faire croire, ils ne donnent pas les masques aux autres pays, ils les vendent au plus offrant, souvent les USA. L’économie chinoise est très dépendante de la demande étrangère, et ne repartira pas vraiment tant que le reste du monde sera englué dans la pandémie.

Lueur d’espoir pour les tests sérologiques : une start-up bretonne a mis au point, avec l’aide d’un urgentiste de l’hôpital privé Parly 2 du Chesnais, en banlieue parisienne, un test sérologique ultra-rapide pour détecter la présence d’anticorps. Ce genre de tests sera indispensable au moment du déconfinement. En aurons-nous suffisamment ? Rien n’est moins sûr…

Les chiffres de la mortalité dans les EHPAD commencent à sortir. Le nombre de décès dûs au Covid-19 serait équivalent à la mortalité globale dans les EHPAD en 2018, soit un peu moins de 900 décès.

Un EHPAD de l’Isère a organisé un JT dont la présentatrice est une résidente de 97 ans, et dont les reportages sont tournés par les résidents pour donner de leurs nouvelles à leurs proches. Belle initiative.

Un Italien de 101 ans vivant à Rimini est sorti guéri d’une forme sévère du Covid-19, sous les applaudissements du personnel soignant. C’est assez impressionnant de penser qu’il est né pendant l’épidémie de grippe espagnole…

Et, pour terminer ce tour d’horizon, quelques nouvelles de notre pays.

Le Premier ministre annonce des sanctions très sévères pour les Français qui tenteraient de partir en vacances malgré le confinement. On parle même de peines de prison ! Le Préfet de police de Paris a des mots jugés maladroits à l’encontre des patients hospitalisés, pour lesquels il présentera des excuses en fin de journée.

Ni le bac ni le brevet ne pourront être organisés sous leur forme habituelle, mais par contrôle continu. La question se pose pour tous les examens et concours.

Un « Monsieur déconfinement » est nommé ; il s’appelle Jean Castex. Ce que l’on sait de lui, c’est qu’il semble avoir fait du bon travail à tous les postes qui lui ont été confiés. Le critère essentiel pour le déconfinement sera la diminution du nombre de patients en réanimation. Le nombre de morts de la journée d’hier est de 479, soit trente de moins qu’hier. Serait-ce le premier signe d’une embellie ?

Après la visite dans le Service, je vais voir mon opéré d’hier, hospitalisé dans l’unité Covid du Service de médecine. Pour y pénétrer, je suis obligé, comme tout le monde, d’enfiler l’équipement de protection contre le virus. Mon patient va bien et pourra sortir dans l’après-midi.

J’en profite pour interviewer I., la cadre du Service de médecine. Elle m’explique tout ce qui a été mis en place dans son service à partir du 16 mars, soit la veille du confinement de la population. C’est son Service qui a été choisi par la Direction pour accueillir l’Unité Covid, à partir du moment où les limites de la capacité d’accueil de « l’Unité saisonnière », ouverte pendant la période hivernale, ont été atteintes. Le Service de Médecine polyvalente fonctionne avec cinq médecins internistes qui se répartissent les patients hospitalisés dans trois unités. Au fur et à mesure des besoins, des demi-unités ont été transformées en Unités Covid, dont la capacité a atteint ces jours-ci la moitié des lits du Service. Mais le nombre de patients accueillis dans cette Unité est en légère baisse. Tout le personnel a joué le jeu, notamment en faisant des propositions de réorganisation, et en se montrant très disponible. Au début les soignants en contact avec les patients Covid+ avaient un peu peur d’être contaminés. Mais, dans la mesure où aucun d’eux n’est tombé malade, les craintes initiales se sont estompées.

Contrairement à ce que la Direction pensait initialement, notre établissement, dit de « 3ème ligne », n’a pas accueilli de patients en provenance de l’hôpital-pivot de notre GHT, qui paraissait pourtant débordé au début de la crise.

Trois patients ont été transférés de l’Unité Covid à l’USC, dont l’un est décédé. Elle me confirme le décès d’un patient très âgé qui ne supportait pas l’idée du confinement dans une chambre d’hôpital, et qui a fait une chute mortelle en tentant de fuir par une fenêtre. L’impression générale de la cadre est aussi au sous-emploi : tout le monde est sur le pied de guerre, mais la guerre n’est pas encore arrivée chez nous. Décidemment, l’analogie avec le Désert des Tartares me semble de plus en plus appropriée.

Qu’ont à nous apprendre aujourd’hui les Cahiers de la drôle de guerre ?

La question du jour est posée ainsi : «  Les parents peuvent-ils réinventer l’école à la maison ? » Deux philosophes expriment deux points de vue très différents, Ollivier Pourriol et Cynthia Fleury. Le premier est un philosophe cinéphile. Je me souviens de ses interventions lors de l’émission Le Grand Journal de Canal+, où il fut chroniqueur de 2011 à 2012. Il n’a pas gardé un très bon souvenir de cette période, et l’a fait savoir dans un livre publié en 2013, intitulé On/Off. Quant à Cynthia Fleury, elle est philosophe et psychanalyste, titulaire de la chaire Humanités et santé au CNAM, ainsi que de celle de philosophie de l’hôpital Sainte-Anne. C’est assez dire que la santé fait partie de ses préoccupations professionnelles. J’ai rendu compte de son dernier livre, Le soin est un humanisme, dans un billet de ce blog, Humanisme, trop d’humanisme ?

Le choix proposé par Naomi Hytte est le suivant : «  En période de confinement, peut-on faire classe à la maison comme si on était à l’école – et maintenir la fameuse “continuité pédagogique” chère au gouvernement ? Ou est-ce l’occasion d’explorer de nouvelles formes d’apprentissage ? »

Ollivier Pourriol défend la seconde option, Cynthia Fleury la première.

Quelques extraits de l’intervention d’Ollivier Pourriol :

« Je pense à une distinction faite par Michel Foucault, dans Surveiller et Punir [1975], entre le temps disciplinaire et le temps initiatique. Le temps disciplinaire est en quelque sorte celui de l’école. »

« À la maison, on a davantage de temps pour comprendre et apprendre. J’y vois une occasion d’expérimenter un nouveau temps initiatique. »

« Il ne s’agit pas de faire l’éloge de la paresse, au contraire : renouer avec une temporalité libérée de la quantification ouvre pour l’enfant la possibilité de travailler réellement, plus librement. »

« Ne transformons pas la maison en enfer scolaire : c’est le moment d’explorer de nouvelles voies, afin de retrouver le sens premier de l’éducation. »

« Concrètement, cela signifie que le professeur doit avoir le rôle d’un accompagnant. »

« Or ce rôle d’accompagnement ne peut pas être rempli par les parents, qui sont incompétents en matière d’éducation scolaire. »

« Le moment que nous vivons est l’occasion de revoir les règles, et de réinventer collectivement l’enseignement pour que l’école devienne davantage une fenêtre ouverte sur le monde. »

Passons à l’option défendue par Cynthia Fleury :

« L’école à la maison doit ressembler, dans la mesure du possible, à l’école tout court. Le mot-clé, c’est la continuité pédagogique, c’est-à-dire le fait de maintenir un lien étroit, pour l’élève, avec ses professeurs et avec l’apprentissage scolaire. Cette continuité est absolument obligatoire : l’école doit rester un droit pour tous. »

« Bien sûr, faire l’école à la maison est beaucoup plus difficile qu’en classe (…) On a besoin d’un tiers pour apprendre, et le parent ne peut pas jouer ce rôle. »

« Les parents ne peuvent donc pas se substituer au professeur : être parent et être enseignant ne mobilisent pas les mêmes compétences. Théoriquement, il faudrait que la continuité des enseignements soit laissée aux seuls soins des enseignants. »

« Le problème, c’est que la continuité pédagogique instaurée par les professeurs est aujourd’hui très insuffisante. Elle manque de robustesse technique, parce que les outils technologiques mobilisés ne sont pas toujours en place. Or les enseignants ne sont pas formés à ce type d’enseignement à distance. »

« Jusqu’à présent, le bon fonctionnement de la continuité pédagogique a exigé une présence assidue des parents, pour accompagner la connexion à l’espace numérique de travail [ENT], et la prise en charge des différents outils d’enseignement à distance par les enfants. »

« Le temps du confinement n’est pas un temps de vacances ni un temps léger. C’est un temps grave, de constitution d’un comportement collectif ; un temps inédit qui raconte quelque chose de la planète entière. La relation d’apprentissage qui doit être maintenue avec les élèves doit également couvrir ces enjeux existentiels. »

Nos deux philosophes sont au moins d’accord sur un point : les parents ne peuvent pas se transformer en enseignants.

J’essaye de faire un petite synthèse personnelle des opinions émises par les philosophes interrogés dans ces Cahiers que je lis avec plaisir tous les soirs, quand la Lettre de Philosophie magazine arrive dans ma boîte mail. Pour cela, j’ai besoin d’identifier les acteurs en présence. Qui sont-ils ? Réponse : les scientifiques ; l’exécutif ; la population ; les réseaux sociaux et les professionnels de l’information et du commentaire ; et, last but not least, les soignants au sens large du terme, ce qui englobe les médecins.

En début de chaîne les scientifiques compétents sur le sujet, qu’ils soient infectiologues ou épidémiologistes, organisés en un Comité scientifique qui conseille l’exécutif. Ils n’ont besoin de personne pour se disputer comme des chiffonniers en place publique, à l’instar du désormais célèbre Pr Didier Raoult, qui a claqué avec fracas la porte de ce comité. D’autres experts (peut-être s’agit-il des mêmes personnes ?) sont très présents médiatiquement (radio, télé, journaux), pour faire de la pédagogie. Certains d’entre eux se révèlent surtout comme d’excellents experts en communication, et deviennent des personnages récurrents du fameux PAF, le paysage audiovisuel français.

L’exécutif, à savoir le Président de la république et le Premier ministre, prend les décisions, avec l’aide des ministres concernés, notamment ceux de la Santé, de l’Intérieur, de l’Économie, du Travail. Ils sont souvent présents dans les médias pour expliquer leurs décisions. Je me remémore la petite phrase assassine de Jacques Chirac parlant de son Premier ministre Nicolas Sarkozy : « Je décide, il exécute ».

Ces décisions sont prises, nous disent-ils, après avoir recueilli l’avis des scientifiques. J’observe deux réactions possibles des commentateurs : soit les politiques se cachent derrière les scientifiques et n’assument pas leurs décisions (c’est ce que pense notamment Marcel Gauchet) ; soit ils ne tiennent pas assez compte des avis des experts (je pense aux partisans nombreux du Pr Raoult). D’autres commentateurs (en particulier Mickaël Fœssel) craignent une dérive totalitaire de nos dirigeants, même si nous avons la chance de vivre en démocratie. Les Français, quant à eux, pensent peut-être que l’exécutif joue bien sa partition, dans la mesure où la cote de popularité des deux premiers cités est en forte hausse. Mais il y a fort à parier que cette embellie ne durera pas.

La population s’informe comme elle peut et comme elle en a l’habitude, et respecte plutôt bien les consignes qu’elle ne peut pas ignorer tant elles sont martelées. Je rappelle la répartition de la population en âge de travailler en trois parties à peu près égales : un tiers au travail, un tiers en télétravail, un tiers en chômage partiel ou total. Pour l’instant, cela semble ne pas trop mal se passer.

Dans ce contexte particulier, les réseaux sociaux ont pris une importance encore plus grande que d’habitude, en créant du lien entre confinés, mais aussi en délivrant leur lot de « fake news », comme cette idée délirante que le coronavirus serait une création de savants irresponsables. La théorie du complot bat son plein, et, comme on commence à bien le savoir, rien n’est plus difficile que de faire comprendre à un adepte d’une théorie complotiste qu’il se trompe, puisque quiconque veut le convaincre est rangé illico parmi les complotistes. Je n’ai jamais réussi (et d’ailleurs je n’essaie même plus) à convaincre ma belle-fille qu’Armstrong a réellement marché sur la Lune…

Entre les décideurs et la population, on trouve tous les professionnels de l’information et du commentaire plus ou moins partisan. Ceux qui ont pratiquement disparu des écrans médiatiques sont les politiciens. Je ne peux pas vraiment dire qu’ils me manquent.

Pour ma part, parmi mes sources d’informations et de commentaires, je cite en premier l’émission quotidienne de la cinquième chaîne C dans l’air, où quatre experts du sujet traité éclairent les téléspectateurs pendant une heure. Chose rare à signaler, ils ne se coupent pas la parole, et respectent les avis des autres intervenants même quand ils ne sont pas d’accord. Bref, c’est le contraire de ce qui se passe sur d’autres plateaux. Les plus âgés de mes lecteurs se souviendront de la foire d’empoigne qu’était chaque émission de Droit de réponse, animée de 1981 à 1987 sur TF1 par Michel Pollack. Le paroxysme de ce genre de télé-spectacle est représenté pour moi par L’Heure des pros, sur C-News, dont les controverses toujours très animées sont orchestrées par l’ancien journaliste sportif Pascal Praud, qui devait probablement commenter des matches de boxe dans une vie antérieure pour laisser s’installer sur son plateau une telle atmosphère de pugilat permanent. Pour moi, c’est la négation absolue du commentaire de l’information.

Autres sources personnelles d’information : les JT de France 2 et de France Info, la newsletterquotidienne de l’hebdomadaire Le Point, et donc la lettre quotidienne de Philosophie magazine, qui publie ces Cahiers de la drôle de guerre. Sans oublier bien sûr les moyens mis à la disposition des médecins pour une information scientifique de qualité, via le ministère de la Santé, les ARS et le CDOM.

Et, pour terminer ce tour d’horizon des forces en présence, place aux acteurs essentiels de cette crise, à savoir les professionnels de santé, catégorie à laquelle j’ai l’insigne honneur d’appartenir depuis plusieurs décennies.

En ce moment, ce sont les épidémiologistes, les réanimateurs et les urgentistes (avec à leur tête l’omniprésent Patrick Pelloux, que la France entière a découvert en 2015 au moment de l’attentat contre Charlie Hebdo, dont il était un collaborateur régulier) qui tiennent le dessus du panier médiatique, surtout quand ils travaillent dans les hôpitaux parisiens de l’AP-HP. Cette institution tentaculaire compte plus de 1600 soignants atteints du Covid-19.

On voit beaucoup également (et beaucoup trop aux yeux de certains) Michel Cymes, médecin ORL qui consulte encore à l’Hôpital européen Georges Pompidou, et surtout animateur d’émissions médicales télévisées très appréciées du grand public.

Quotidiennement des reportages nous montrent des Services de réanimation pleins à craquer de patients Covid+ intubés, avec leur personnel en tenue de cosmonaute. Tous semblent exténués, mais « montent au front » avec détermination. Des héros, on ne cesse de vous le répéter. Et d’ailleurs, vous les applaudissez tous les soirs à 20 heures, comme ils le méritent. Mais certains d’entre eux ont la désagréable surprise de trouver sur leur pare-brise, quand ils rentrent chez eux après une dure journée de labeur, un petit mot anonyme leur demandant sans aménité d’aller contaminer ailleurs que près de chez eux.

Comme je ne cesse de l’écrire dans ce Journal, toute cette vie héroïque n’est pas parvenue jusque dans mon hôpital « de 3ème ligne ». Par temps de guerre, on dirait qu’il fait partie des « planqués de l’arrière ».

C’est toujours l’attente du Désert des Tartares.


Samedi 4 avril et dimanche 5, 3ème week-end de confinement

La météo, dont M. est très friande, avait annoncé un très beau temps pour ce week-end, que je découvre effectivement en me levant juste un peu plus tard qu’en semaine. Le week-end prend une signification différente en période de confinement. Pour M., la seule différence, mais elle est de taille (du moins je l’espère), c’est qu’elle va passer plus de temps avec moi pendant ces deux jours. Pour ce qui me concerne, cette période est l’occasion d’oublier un peu l’épidémie, et d’avoir plus de temps pour écouter de la musique. Lire et écrire, je peux le faire en ce moment au travail, mais pas écouter de la musique.

Le dimanche il m’arrive souvent de prendre mon petit déjeuner en écoutant la chaîne Mezzo, qui diffuse de la musique classique sous forme de clips. Je tombe sur le pianiste Lang Lang qui joue le célébrissime Scherzo N°2 de Chopin, sur un piano Steinway installé au beau milieu de la Galerie des Glaces du château de Versailles, pour un public peu nombreux composé d’Européens et d’Asiatiques. Je note que les Asiatiques ont une façon très parcimonieuse d’applaudir, avec un contrôle parfait des émotions. Je n’apprécie pas beaucoup le jeu de ce pianiste, certes techniquement parfait, mais trop clinquant, trop démonstratif et extraverti, surtout pour Chopin, poète de l’intime même dans ses pièces les plus virtuoses.

Je suis toujours impressionné par la façon dont les Asiatiques, et singulièrement les Chinois, se sont approprié la culture occidentale, alors que l’inverse n’est pas vrai. Quel Européen s’intéresse-t-il vraiment à la musique classique chinoise ? Il paraît que l’intervention de chirurgie esthétique la plus répandue dans le monde est le débridement des yeux des Asiatiques, qui veulent ressembler, autant que faire se peut, à des Européennes ou des Américaines. Ce phénomène d’acculturation n’est donc pas tout-à-fait symétrique. Nous sommes totalement dépendants de la Chine pour certains produits du quotidien, ces outils superflus devenus totalement indispensables comme les smartphones, mais nous ne nous sommes pas sinisés pour autant.

Cela me fait penser à la façon dont les Romains de l’Antiquité se sont hellénisés après avoir conquis la Grèce, au point d’adopter leur mythologie, leurs rites religieux et leur philosophie. Dans la terminologie grecque, les Romains étaient, stricto sensu, des barbares. Les Grecs les ont littéralement « civilisés ». C’est l’inverse qui s’est passé quand les Romains ont vaincu les Gaulois, qui sont devenus des Gallo-Romains.

Je suis également très impressionné de constater l’évolution de la Chine, qui reste un régime communiste tout en étant en passe de devenir la première économie mondiale. Quel abîme entre la Chine actuelle et celle que décrivait Simon Leys dans sa visionnaire trilogie chinoise, Essais sur la Chine, la Chine de Mao. Et, pour revenir au piano, il est une pianiste chinoise que j’adore, surtout quand elle joue Bach ; il s’agit de Zhu Xiao-Mei, qui vit à Paris depuis longtemps. Dans son autobiographie, La rivière et son secret, elle raconte sa vie dans la Chine de Mao à l’époque de la Révolution culturelle. On se demande comment elle a pu survivre à un tel enfer, et, surtout, devenir la pianiste qu’elle est actuellement. Ce qu’elle a vécu dans sa jeunesse est encore bien pire que le parcours, pourtant difficile, de György Cziffra dans la Hongrie communiste, dont il a réussi à s’enfuir pour, lui aussi, se réfugier en France.

J’ai ressorti de ma discothèque un très beau disque de la talentueuse (et très jolie sur la photo de la pochette) pianiste Lise de La Salle, intitulé Bach unlimited. Elle a composé un astucieux programme autour de Bach, avec des pièces originales du compositeur (le Concerto italien), des transcriptions de ses œuvres (la Chaconne transcrite par Busoni), des pièces d’autres compositeurs basées sur le nom de Bach (la Fantaisie et Fugue sur B-A-C-H de Liszt), entrelacées de courtes œuvres composées pour l’occasion par Thomas Enhco, compositeur et pianiste de jazz, petit-fils de Jean-Claude Casadesus (pour le côté classique) et beau-fils du violoniste Didier Lockwood (pour le jazz). J’apprécie beaucoup ce type de programmes originaux, et celui-ci est un pur joyau.

Dans le même genre, j’écoute également le beau programme composé par la soprano franco-danoise Elsa Dreisig autour des Vier letzte Lieder de Richard Strauss. Elle intercale entre les Lieder de Strauss transcrits pour voix et piano, des mélodies d’autres compositeurs, notamment la sublime Invitation au voyage mise en musique par Henri Duparc, cet étrange compositeur français qui n’a composé de toute sa longue vie qu’une poigne de mélodies. Autre très beau programme original, celui concocté par le violoncelliste Jean-Guihen Queyras et son partenaire régulier le pianiste Alexandre Tharaud. Impossible de trouver un meilleur titre à cet album que celui qu’ils ont choisi, Complices.

Et, dans un genre plus léger, M. et moi écoutons un album d’une chanteuse de notre jeunesse que tout le monde a probablement oubliée, Colette Magny, et sa superbe chanson Melocoton. Quelle voix splendide ! Autre grande voix, Nathalie Dessay chantant Nougaro.

Je reviens quelques instants au Covid-19, qui ne fait pas la pause dominicale.

Et, pour commencer, ces images rafraîchissantes de lieux emblématiques débarrassés provisoirement de leur pollution habituelle, comme l’eau des canaux de Venise qui ressemble enfin à de l’eau. Les images de ce couple de canards colverts déambulant devant la Comédie française me rappellent cette anecdote qui nous était arrivée il y a plus de trente ans, quand M. et moi vivions à Paris. En traversant en voiture le Bois de Boulogne, un embouteillage s’était créé pour une raison aussi inattendue que sympathique : les voitures s’étaient arrêtées pour laisse passer une cane suivie de toute sa couvée. La différence avec maintenant, c’est qu’il n’y a pratiquement plus de voitures dans Paris.

En France le nombre de décès provoqués par le Covid-19 dépasse 7600, dont 588 pour la journée d’hier. Je m’étais réjoui trop vite en évoquant une baisse récente du nombre de morts. En revanche, cela semble se calmer à Mulhouse, qui a peut-être vu passer le fameux pic épidémique. En Italie et en Espagne aussi le nombre de patients hospitalisés est en train de baisser.

Quant à l’Allemagne, elle continue à caracoler en tête. Elle a actuellement plus de lits de réanimation libres que nous en n’avons de déjà occupés. L’explication de sa performance est probablement à rechercher dans une politique à la coréenne, avec réalisation d’un très, très grand nombre de tests.

Dans les Services de réa en surchauffe, c’est la pénurie de médicaments qui se profile. Il manque en effet des médicaments dans les trois classes thérapeutiques nécessaires aux patients ventilés : les hypnotiques (pour les faires dormir), les analgésiques (pour les empêcher de souffrir) et les myorelaxants, les fameux curares (pour qu’ils se laissent ventiler par la machine). Il me semble que Patrick Pelloux fait une regrettable confusion en essayant d’expliquer tout cela.

Le journaliste Bernard Guetta, devenu récemment député européen, n’hésite pas à traiter Donald Trump de « crétin ». Et Libération fait sa Une sur « La première impuissance mondiale », en référence évidente aux USA.

La doctrine a encore changé sur les masques, dont le port est maintenant recommandé pour tout le monde, y compris les masques alternatifs en tissu.

Au milieu de toute cette actualité liée au coronavirus l’attaque au couteau qui a fait 2 morts et 4 blessés graves à Romans-sur-Isère, dans la Drôme, passe presque inaperçue, alors qu’en temps habituel, les chaînes d’info en continu auraient été en boucle sur ce sujet. Cette attaque est a prioriconsidérée comme terroriste.

Devant l’indiscipline de ses sujets, la Reine d’Angleterre devrait prendre la parole à la télévision ce dimanche. Voilà bien un événement considérable, quand on connaît la parcimonie de la parole publique royale. J’apprends que cela ne s’est produit que trois fois durant son très long règne, notamment pour se faire pardonner de son absence d’empathie lors du décès de la Princesse Diana.

Les Carnets de la drôle de guerre nous invitent à réfléchir à la pratique nouvelle des « apéros virtuels » en imaginant ce qu’en auraient pensé six philosophes classiques, compte tenu de ce qu’ils ont écrit sur l’amitié.

Du côté de ceux qui se seraient probablement prononcés pour cette pratique amicale : Épicure, Montaigne, Alain. Et, dans le clan des grincheux, qui auraient certainement désapprouvé : La Rochefoucauld, Schopenhauer, Derrida.

Épicure (341 – 270 av. J.-C.) : Parmi les choses dont la sagesse se munit pour la félicité de la vie tout entière, de beaucoup la plus importante est l’amitié. (Sentences vaticanes).

Montaigne (1533 – 1592) : Parce que c’était lui, parce que c’était moi (Les Essais).

Alain (1868 – 1951) : Il suffit que ma présence procure à mon ami un peu de vraie joie pour que le spectacle de cette joie me fasse éprouver à mon tour une joie ; ainsi la joie que chacun donne lui est rendue (Propos sur le bonheur). Comme le coronavirus, la joie est contagieuse.

La Rochefoucauld (1613 – 1680) : Nous ne donnons pas (à nos amis) pour le bien que nous leur voulons, mais pour celui que nous voulons recevoir (Maximes).

Schopenhauer (1788 – 1860) : Ils se groupent afin de s’ennuyer en commun (Aphorismes sur la sagesse de la vie).

Derrida (1930 – 2004) : L’amitié ne garde pas le silence, elle est gardée par le silence. Dès qu’elle se parle, elle s’inverse (Politiques de l’amitié).

Conformément au Propos d’Alain sus-cité, M. et moi organisons, samedi soir un apéro virtuel, un « skypéro » (c’est ma fille qui m’apprend cet amusant néologisme) avec les trois enfants respectivement confinés à Londres, en Normandie et à Grimaud. La technologie suit, mais avec des moments de réception difficile. Il n’empêche, cela fait du bien. Je peux même montrer notre jardin à F., qui n’est jamais venu chez nous.

Samedi soir nous regardons un épisode inédit de la série Mongeville, que nous aimons beaucoup. Il s’agit d’une série policière qui se passe dans cette très belle ville qu’est Bordeaux, basée, comme c’est souvent le cas, sur un duo d’enquêteurs improbable, à savoir une jeune capitaine de police (la délicieuse Gaëlle Bona) et un juge d’instruction à la retraite, superbement campé par Francis Perrin. M. trouve que je lui ressemble. Je trouve ça plutôt flatteur. L’intrigue se déroule dans un couvent censé se situer dans la région bordelaise. C’est la magnifique abbaye de Fontfroide, près de Narbonne, qui a servi de décor à ce téléfilm.

Dimanche nous regardons pour la deuxième fois une « comédie sentimentale » intitulée Les émotifs anonymes. Il s’agit d’une très rafraîchissante histoire d’amour entre deux timides pathologiques superbement interprétés par Isabelle Carré et Benoît Poelvoorde, déjà réunis dans un film extraordinaire, Entre ses mains, dans lequel Poelvoorde jour un vétérinaire tueur en série.

Pour bien terminer cette troisième semaine de confinement, je voudrais citer ces mots de l’humoriste Vincent Dedienne, interrogé dans le dernier numéro de Philosophie Magazine. À la question Que retenez-vous de votre éducation ?, il fait cette réponse à la fois rassurante mais aussi surprenante pour un homme de spectacle : Les bonnes manières, la discrétion et la solitude. Du coup je l’apprécie encore plus qu’avant, pour oser défendre des valeurs aussi désuètes.


Abbaye de Fontfroide

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