Lundi 6 avril, J 20 du confinement
Une nouvelle semaine de confinement commence, par grand beau temps qui me redonne l’envie d’aller travailler à pied.
Les nouvelles du front sont mitigées. Côté bonnes nouvelles, les chiffres nationaux sont à la baisse, notamment le nombre de patients hospitalisés en réanimation. Ils sont environ 7000, mais avec moins de nouvelles admissions. Le nombre de patients sortis guéris des hôpitaux est très précisément de 16183. Quant aux décès, si l’on additionne les décès hospitaliers et ceux qui sont survenus dans les EHPAD (qui n’étaient pas comptabilisés les premiers temps), on arrive à un total de 8078.
Côté mauvaises nouvelles, les Français ont nettement moins bien tenu leur confinement pendant ce beau week-end de printemps. Gare à la fameuse 2ème vague ! Autre conséquence désagréable, l’augmentation du prix moyen du panier de courses de 89 %, soit près du double. Gagner moins pour dépenser plus n’est pas un slogan très vendeur pour un politicien en mal de réélection.
Les attestations de sortie sont dorénavant téléchargeables sur les smartphones. On se demande bien pourquoi il a fallu tant de temps pour arriver à cette mesure de bon sens. Probablement une difficulté technique à régler.
Une pétition en ligne pour libéraliser l’usage de l’hydroxychloroquine a été lancée par un ancien ministre de la Santé, cardiologue de formation, Philippe Douste-Blazy. Elle a déjà recueilli 200000 signatures.
À l’étranger, on apprend que Boris Johnson est hospitalisé pour le Covid-19 qu’il a contracté il y a une dizaine de jours, parce qu’il reste fébrile (dans le sens qu’il a de la fièvre, bien entendu ; il reste d’une placidité toute britannique).
Je n’ose pas penser à ce que représenterait son décès si cela devait arriver.
Pendant ce temps la reine a parlé à ses sujets, et leur a dit que le coronavirus serait vaincu s’ils restaient unis et résolus. Je n’ai pas eu connaissance qu’elle ait évoqué le cas de son Premier ministre. Pas son genre…
Je vois quelques images de l’intervention de la reine d’Angleterre, extrêmement élégante dans sa robe aux couleurs de l’espoir (c’est-à-dire d’un très beau vert Véronèse pétaradant). C’est un personnage qui force le respect, en particulier le mien car elle a le même âge que ma mère, en fin de vie dans un EHPAD. Son message d’espoir à la population est d’une précision toute « chirurgicale » : 528 mots en 4 minutes, et tout est dit. On la voit aussi à l’âge de 14 ans, en 1940, pendant les bombardements allemand sur Londres, prendre la parole pour délivrer un message radiodiffusé à destination des enfants de son pays. C’était il y a 80 ans ! Les commentateurs disent que, pour les Britanniques, elle est un roc dans la tempête, une boussole qui indique la direction à suivre, raison pour laquelle elle est tellement respectée.
Comme je l’ai déjà dit, la doctrine a changé pour le port des masques. En arrivant à l’hôpital, je découvre que tout le monde en porte. Une note de la direction précise les quatre types de situations de proximité avec les patients auxquelles le personnel peut être confronté, ce qui implique quatre attitudes différentes, qui vont de l’absence de masque au port d’un masque FFP2.
Nos chiffres sont également en baisse régulière, avec seulement 20 patients hospitalisés dans l’unité Covid du Service de médecine.
Aujourd’hui il me reste quelques patients à voir en consultation « plaies et cicatrisation ». Après une rapide formation aux gestes de base de la réanimation, V., qui est l’infirmière habituelle de cette consultation, a été sollicitée pour aller travailler quelques jours dans l’Unité de Surveillance continue, devenue de facto une Unité de réanimation Covid. Elle me confirme qu’il y a eu jusqu’à cinq patients hospitalisés sur un potentiel de six lits, dont deux ont été transférés sur consigne de l’ARS dans une autre région moins impactée que la nôtre. Et elle me confirme aussi ce dont j’avais entendu parler, à savoir le décès d’un patient hospitalisé à l’USC depuis la veille, du fait d’un arrêt cardiaque lors de son changement de position, du décubitus dorsal au décubitus ventral. J’ai appris, comme beaucoup d’autres qui l’ignoraient, que certains patients sous respirateur sont placés en décubitus ventral, autrement dit sur le ventre, et non pas sur le dos, comme on a l’habitude de les voir. Le pire pour V. c’est qu’elle connaissait ce patient. Il habitait le même village qu’elle. Et le patient âgé qui est mort en voulant fuir sa chambre était son voisin !
La direction continue à ne pas communiquer sur les décès survenus chez nous, trois au total.
Un mail de la responsable de notre pharmacie nous précise les règles strictes d’utilisation de l’hydroxychloroquine (le Plaquénil©), telles qu’elles ont été diffusées aux professionnels de santé par l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament), en attendant les résultats des essais thérapeutiques en cours qui sont attendus dans les prochains jours. L’association à l’hydroxychloroquine de l’azithromycine, antibiotique cardiotoxique, n’est autorisée que dans le cadre d’essais cliniques.
L’utilisation de l’hydroxychloroquine pour combattre le Covid-19 se fait « hors AMM » (Autorisation de mise sur le marché), c’est-à-dire « en dehors des clous », ce qui ne veut pas dire de manière illégale. En effet, tous les médicaments mis en vente le sont pour une ou plusieurs indications précises, qui sont celles pour lesquelles le médicament a obtenu son AMM. Celle qui a été délivrée au Plaquénil© concerne des maladies articulaires chroniques comme la polyarthrite rhumatoïde et aussi des maladies de système comme le lupus. Il est possible à un médecin de prescrire un médicament hors AMM, à condition de respecter certaines règles et d’en informer le patient. En ce qui concerne la prescription d’hydroxychloroquine dans le traitement du Covid-19, la principale règle à respecter est la collégialité de la prescription et du suivi. Pas de prescription « en solitaire », et encore moins d’automédication.
Les Cahiers de la drôle de guerre nous font partager le témoignage d’une femme médecin urgentiste au CH de Privas, préfecture de l’Ardèche (la plus petite préfecture de France), qui a la particularité certainement peu banale de préparer un doctorat en philosophie. Oserai-je dire que je trouve ce témoignage, présenté comme « indigné et bouleversant », quelque peu emphatique et grandiloquent ? Oui, j’ose le dire. Mais je reconnais que c’est bien écrit et plaisant à lire.
En ce qui concerne les EHPAD, dont elle évoque les difficultés, leur nombre augmente fortement parce que le nombre de « personnes âgées dépendantes » ne cesse de croître du fait des progrès de la médecine. Et tous les EHPAD ne sont pas les mouroirs que certains décrivent avec complaisance. Après un remplacement valvulaire cardiaque qui l’a maintenue en vie au prix de la perte de son autonomie, ma mère, qui vivait seule jusque-là en région parisienne, a été admise à ma demande dans l’EHPAD qui dépend de l’hôpital dans lequel je travaille. Et je remercie tous les jours, en paroles ou simplement en pensées, le personnel de cet EHPAD qui s’occupe tellement bien d’elle. Et pourtant, ma mère n’a pas un caractère facile… Cela fait plusieurs semaines que les visites sont interdites à tous les résidents, qui sont plus ou moins confinés dans leur chambre. Pour ma mère, ce confinement ne change pas grand-chose car elle n’a jamais recherché le contact avec ses contemporains. En revanche, les visites quotidiennes de M., sa belle-fille, lui manquent. Le contact est réduit à un coup de téléphone quotidien. Mais je viens d’apprendre par SMS que l’équipe d’animation propose de mettre en place des appels par Skype !
Cela dit, le coup de gueule du Dr Laurence Terzan est salutaire pour au moins deux raisons que je partage : la dénonciation de la transformation progressive de l’hôpital public en entreprise sommée d’être rentable, et l’absence de prise en compte des décès en EHPAD. En ce qui concerne ces derniers, on sait à l’avance, mais j’ai l’impression qu’on l’oublie parfois, que la seule sortie possible d’un EHPAD, c’est le décès du résident. Et si ma mère devait être contaminée par le coronavirus, je sais qu’elle ne s’en remettrait pas, et qu’aucun transfert à l’hôpital ne serait envisagé. Elle aussi le sait, et l’accepte sans difficulté.
Comment un service de réanimation pourrait-il être rentable, compte tenu du coût exorbitant des soins ? Ce qui est sûr, c’est qu’avant l’instauration de la tarification à l’activité (la fameuse T2A) dans les hôpitaux, le système du « budget global » n’incitait vraiment pas à la rigueur budgétaire. En effet, si un hôpital perdait de l’activité, il avait tout intérêt à dépenser son budget de manière futile, sous peine de le voir amputé l’année suivante. Les hôpitaux qui n’avaient pas épuisé leur budget en fin d’année lançaient de grandes et coûteuses campagnes de communication destinées à épuiser le budget de l’année, pour pouvoir bénéficier du même montant l’année suivante. Et les praticiens n’étaient pas jugés à l’aune de la quantité de travail qu’ils fournissaient, loin s’en faut. J’ai connu, du temps du budget global, un remarquable chirurgien qui croulait sous le travail dans son hôpital de dimensions assez modestes. Il fut convoqué par sa direction pour s’entendre dire que son activité chirurgicale coûtait trop cher à l’hôpital, qui allait devoir se séparer de lui, ce qui s’est réellement passé ! Ce type de chirurgien se verrait de nos jours offrir un pont d’or par n’importe quel hôpital. Bref, comme toujours, on est passé d’un extrême, le laxisme budgétaire, à un autre, la rentabilité à tout prix. La voie médiane est selon moi, l’efficience, c’est-à-dire le bon usage des fonds alloués.
Certes il faut chercher à augmenter l’activité, mais pas au détriment des actes non rentables. Et il faut le faire non pas en limitant les dépenses, mais en utilisant au mieux chaque euro disponible. Un seul exemple : dans le bloc opératoire où je travaille, j’ai demandé que l’on arrête la pratique courante qui consiste à « servir » en début d’intervention un matériel à usage unique dont le seigneur-chirurgien pourrait avoir besoin, pour lui faire gagner du temps quand il voudra s’en servir, au risque qu’il n’ait pas finalement besoin de ce dispositif, désormais bon à jeter à la poubelle. La consigne que j’ai donnée est donc que, dorénavant, un dispositif à usage unique ne devra être déstérilisé qu’au moment où le chirurgien le réclama, jamais avant. Cela n’a l’air de rien, mais pour le personnel du bloc ce fut une révolution culturelle. Mais je suis à peu pas certain que l’ancienne pratique perdure pour d’autres chirurgiens, peu intéressés par le coût réel de leur pratique, mais soucieux de garder leur prestige.
Nos outils informatiques, dont nous sommes incapables de nous passer, nous jouent parfois des tours. J’attendais un coup de téléphone qui n’arrivait pas quand je me suis aperçu que le numéro en question m’avait appelé deux fois « en absence », alors que mon portable n’avait pas sonné. Cet incident m’a contrarié car je suis de garde demain, et ne pourrai pas me permettre d’être injoignable. Il m’a fallu un peu de temps (il faut dire que je ne suis pas vraiment technophile) pour m’apercevoir que la fonction « ne pas déranger », dont j’ignorais l’existence, s’était activée toute seule, de manière incompréhensible. Ensuite, il m’a fallu trouver l’endroit où se cachait cette fonction pour la désactiver. Je frémis rétrospectivement à l’idée que j’aurais très bien pu ne pas me rendre compte que j’étais devenu injoignable. Je ne suis pas peu fier d’avoir résolu ce problème sans m’énerver, avec l’aide de M. Le problème c’est que nous avons chacun un smartphone de marque différente, ce qui ne facilite pas l’échange d’astuces pour régler les inévitables problèmes techniques.
Autre incident qui m’a bien agacé : impossible d’activer, sur mon blog, le bouton « publier ». Et puis, après de nombreux essais infructueux, tout est rentré dans l’ordre, là encore miraculeusement.
J’ai noté pas mal d’informations au cours de la journée.
On a peut-être eu tort de se réjouir trop vite d’une baisse de certains chiffres. Par exemple, Singapour, montré en exemple pour son très faible taux de létalité et sa gestion exemplaire de l’épidémie, s’apprête au confinement. Et les Chinois confinent une nouvelle province. En Italie, après une décrue, les chiffres repartent à la hausse.
Pour les masques, il est maintenant admis que ceux qui sont dits alternatifs sont utiles, et il n’est pas exclu que le port d’un masque, qu’il soit chirurgical ou alternatif, ne devienne obligatoire, comme l’Italie l’a décrété ces jours-ci, avec même une amende de 400 € pour les contrevenants ! Christian Estrosi, le maire de Nice, annonce qu’il va faire délivrer des masques à tous les Niçois avec, en contrepartie, l’obligation d’en porter un sur la voie publique.
Dans les EHPAD un effort important de dépistage va être entrepris, beaucoup trop tardivement aux yeux de certains.
Un réanimateur de Cochin, le Pr Chiche, nous explique que la réanimation c’est 3 % du nombre de lits d’hospitalisation pour 30% du budget des hôpitaux ! Et il nous apprend aussi (en tout cas je n’en avais pas une conscience aussi claire) qu’un séjour prolongé en réanimation est une épreuve terrible pour les organismes sur tous les plans, psychique et physique. Un seul exemple, la fonte de la masse musculaire qu’il faut des mois pour reconstituer. Et, six mois après leur sortie, beaucoup de patients n’ont pas réussi à reprendre leur travail.
Je me rends de plus en plus compte que le Covid-19 est essentiellement une affaire de réanimateurs. Les trois catégories de médecins et de soignants concernés sont les urgentistes, qui font le tri entre « Covid + » et « Covid - », ceux qui interviennent dans les Unités médicales Covid, et, en fin de chaîne, les réanimateurs. Ce n’est pas pour rien que l’on ne voit qu’eux dans les médias. Sans oublier, bien sûr, les personnels des EHPAD, qui se sentent un peu les grands oubliés de toute cette affaire.
Pour les chirurgiens, actuellement en situation de chômage partiel à l’hôpital, le rush surviendra après la fin du confinement, quand il faudra rattraper le retard accumulé. Mais je parie que cela n’intéressera plus personne, car il ne s’agira plus de ces fameuses « vies à sauver » auxquelles j’ai consacré un propos de mon blog, que j’ai intitulé Sauver des vies ? Et puis surtout, il sera largement temps de passer à autre chose que ce satané Covid-19.
Dans la soirée, une alerte nous prévient que Boris Johnson, qui avait été hospitalisé peu de temps auparavant dans un hôpital public londonien, est transféré en Soins Intensifs. Aïe, aïe, aïe…
Une folle rumeur circule dans le monde, mais c’est au Royaume-Uni qu’elle fait le plus d’adeptes, donc le plus de dégâts : le développement mondial du coronavirus serait dû à l’installation d’antennes destinées à la 5 G ! Certaines de ces antennes sont en conséquence saccagées en Angleterre.
M. et moi sommes très heureux de retrouver ce soir une série extraordinaire, qui ne passe que sur Canal +, Le Bureau des légendes. C’est une histoire d’espionnage qui raconte les aventures en terrain hostile d’agents français de la DGSE infiltrés dans différents pays, notamment la Russie. Ce sont ces agents, dont presque personne ne connaît la véritable identité, qui sont les « légendes » en question, pilotées depuis le bureau parisien de la DGSE. Chacune de ces légendes porte un surnom puisé dans l’inépuisable répertoire de jurons du capitaine Haddock. C’est ainsi que le personnage principal, magnifiquement interprété par Mathieu Kassovitz, s’appelle Malotru. En anglais, cela donne « mal au trou », raison pour laquelle les puissances étrangères le connaissent sous le nom très poétique de « pain in the ass ».
Et c’est reparti pour 5 séances hebdomadaires de 2 épisodes de la saison 5.
Mardi 7 avril, J 21 du confinement
Comme j’en ai pris l’habitude depuis maintenant trois semaines que je tiens ce journal, je commence par les infos du jour glanées de-ci de-là.
La France vient de franchir la barre des 10000 décès (10328 pour être précis), dont un tiers dans les EHPAD. Il faut dire que lorsque le virus pénètre dans un de ces établissements, c’est très vite l’hécatombe.
Les autorités préparent la population à un confinement qui va durer au-delà du 15 avril, avec différentes options pour le déconfinement. L’Académie de médecine prône un déconfinement par régions, en fonction des lits disponibles en réanimation. Mais aucun scénario de déconfinement n’est vraiment arrêté.
L’Autriche est le premier pays européen à commencer son déconfinement. Et la ville chinoise de Wuhan, dont tout le monde connaît dorénavant l’existence, est officiellement déconfinée, au bout de deux mois interminables.
Les tests sanguins qui détectent la présence d’anticorps témoignant d’un contact avec le virus du Covid-19 devront être utilisés à très grande échelle lors du déconfinement. Il va donc falloir les produire en très grande quantité. Et j’apprends que, dans certains cas, les anticorps peuvent mettre jusqu’à 28 jours après le contact pour apparaître, ce qui va compliquer la discrimination. En clair, on peut avoir été en contact avec le virus, mais ne pas être encore protégé par les anticorps.
Et l’on reparle du tracking, pour éviter le mot français traçage, qui, pour une fois, me semble aussi efficace que son homologue anglais. Compte tenu de l’extrême sensibilité des Français à toute mesure potentiellement liberticide, il faut s’attendre à de belles passes d’armes sur le sujet. Une indication précieuse : 60% des sondés ne seraient pas opposés à un traçage par GPS. Mais nous sommes déjà tous fliqués par nos opérateurs téléphoniques, qui n’hésitent pas à revendre nos données personnelles en vue de nous diffuser de la pub ciblée. Et, que je sache, personne ne s’en émeut vraiment.
Parmi les facteurs de risque de mortalité des patients Covid + en Réanimation, le plus important semble être l’obésité. Mais j’apprends que trois-quarts des patients hospitalisés en Réanimation sont des hommes. Fin de la parité…
L’état s’octroie la possibilité de réquisitionner des masques. Deux millions de masques destinés à la région Bourgogne Franche-Comté (et payés par la Région) ont été réquisitionnés par l’état.
À Paris toutes les ordures ménagères sont incinérées par précaution, ce qui veut dire que le tri sélectif n’a plus aucun intérêt. Mais les habitants continuent à le faire par habitude, et aussi parce qu’ils ne sont pas nécessairement au courant de ce changement temporaire de pratique. Chez nous seuls les sacs d’ordures destinées à l’incinération sont ramassés dans les grandes poubelles où nous les jetons. Les ordures recyclables s’entassent, et nous ne savons pas quoi faire des sacs qui s’accumulent.
Une fois à l’hôpital, un collègue orthopédiste me montre sur son portable d’horribles vidéos tournées en Chine, dans lesquelles on voit des enfants qui éclatent de rire en déchiquetant à pleins dents de petits animaux qu’ils dévorent vivants, comme des souris ou des grenouilles. Décidemment nous ne partageons pas tout-à-fait la même culture que les Chinois, et réciproquement d’ailleurs.
Je poursuis mes interviews de cadres de l’hôpital. Cette fois-ci c’est P., le cadre de l’USLD, sur qui j’ai jeté mon dévolu. USLD, cela veut dire Unité de soins de longue durée. C’est en quelque sorte un EHPAD, mais qui accueille aussi des patients plus jeunes, appelés à sortir un jour de cette structure, quand ils auront retrouvé une autonomie suffisante. Les personnes âgées dépendantes, comme ma mère, sont considérées comme les résidents d’un EHPAD, à la réserve près que la structure, qui dépend de l’hôpital, n’est pas leur adresse de résidence. En y réfléchissant bien, ma mère est, stricto sensu, une SDF !
L’entretien est mené par téléphone, car P., qui tousse un peu depuis quelques jours, est confiné chez lui en télétravail en attendant le résultat de son test.
Comme les autres cadres de notre hôpital, il insiste sur l’anticipation qui a été, dès le début de l’épidémie, le maître-mot. Chaque fois qu’une recommandation a été édictée, voire imposée par les autorités sanitaires, son équipe l’avait déjà mise en place depuis une semaine. Par exemple, l’interdiction des visites a été mise en place dès le 4 mars, huit jours avant la première prise de parole télévisée d’Emmanuel Macron. Je m’en souviens parfaitement car mon frère et ma belle-sœur étaient venus nous voir le week-end du 8 mars, jour de mon anniversaire, avec l’intention d’aller voir notre mère. Il a fallu que je demande une dérogation pour qu’ils puissent lui rendre une courte visite. Cela fait donc plus d’un mois que M. et moi ne sommes plus allés la voir. En tant que médecin j’aurais pu aller lui rendre visite régulièrement, mais je n’ai pas voulu user de ce passe-droit.
Contrairement à ce que M. et moi pensions, les résidents ne sont pas confinés dans leur chambre de manière stricte. En particulier il n’est pas possible de confiner ceux qu’on appelle les « déambulants », personnes atteintes de troubles cognitifs qui se promènent toute la journée dans la structure, en se trompant souvent de chambre, et parfois en cherchant la sortie, auquel cas ils sont affublés du qualificatif de « fugueurs ».
Les mesures prises concernent essentiellement les regroupements de résidents qui sont depuis plusieurs semaines interdits, que ce soit soit pour les repas pris en commun en temps normal, ou pour regarder la télévision en groupes. Les résidents sont même autorisés à faire un petit tour dans le parc, un par un, accompagnés d’un membre de l’équipe d’animation. Les résidents ne sont pas tenus de porter un masque. Les soignants en sont tous équipés.
Les étudiants de l’IFSI (Institut de formation en soins infirmiers) viennent épauler l’équipe soignante, qui a été renforcée d’un aide-soignante (AS) et d’une ASH (agent de service hospitalier), du fait de l’augmentation de certaines tâches, comme la désinfection régulière des poignées de porte.
La question s’est posée pour eux du confinement du personnel dans la structure, comme cela s’est décidé dans certains EHPAD. Cette mesure, très contraignante pour le personnel, présente deux avantages : les soignants évitent de se contaminer, et, partant, de contaminer les résidents. Mais la mesure, un temps envisagée, n’a pas été retenue.
Je termine cet entretien par quelques mots sur ma mère, qui a été vraiment très mal en point il y a quelques semaines, mais qui va nettement mieux depuis plusieurs jours. Voilà au moins une personne à qui le confinement aura été bénéfique. Et je renouvelle à P. mes remerciements pour la façon dont toute cette équipe admirable s’occupe de ma mère.
Aujourd’hui je suis de garde, et l’occasion m’est donnée de faire enfin un peu de chirurgie, qui plus est à une heure « ouvrable ». Je dis cela car rien n’est pire pour moi que de passer toute une journée d’astreinte à attendre vainement qu’on me sollicite, pour être finalement appelé par les Urgences une fois que je suis rentré chez moi, et parfois obligé d’opérer un patient vers 21 heures, quand ce n’est pas en pleine nuit. Aujourd’hui c’est en fin de matinée qu’un médecin de l’Unité Covid me parle d’un patient en choc septique par infection de la vésicule (une cholécystite aiguë). Il a été orienté vers l’Unité Covid car, outre la douleur abdominale, il avait quelques difficultés à respirer. Mais le scanner thoracique ne montrait pas de signes de pneumopathie à Covid. Comme il ne me semble pas en grande forme, je demande qu’il soit rapidement transféré à l’USC (la surveillance continue) pour y être mis en condition en vue d’une intervention rapide.
Vers 15 heures je suis appelé au bloc. Dans le doute quant au statut Covid, j’ai demandé que le patient soit pris en charge dans le circuit dédié aux patients contaminés. L’intervention commence, et, au bout de quelques minutes, l’anesthésiste me demande de la stopper car le patient ne va pas bien du tout. Quelques instants plus tard il fait un arrêt cardiaque qui nous oblige à le masser pendant de longues minutes, mais malheureusement sans succès. Consternation dans le bloc, car ce genre de situation est fort heureusement exceptionnel. Il me revient ensuite le triste privilège de contacter son épouse. Je lui explique la situation, et lui dit que son mari a fait un arrêt cardiaque qui n’a pas pu être récupéré. Il me faut quelques instants pour me rendre compte qu’elle n’a pas compris que son mari est mort. Il faut donc que je sois plus explicite. Quand elle le comprend enfin, j’entends distinctement, à l’autre bout du fil, sa stupeur et sa consternation devant cet événement totalement inattendu. Et nous ne savons pas pour l’instant si ce décès devra être comptabilisé parmi les victimes du Covid. Les tests en cours permettront de trancher.
La livraison du jour des Carnets de la drôle de guerre est consacrée à Pierre Zaoui, qualifié par Catherine Portevin de « pessimiste joyeux ». Les échanges entre le philosophe et la responsable de la rubrique « Livres » de la revue se font par mails, après qu’elle a relu le livre de ce dernier, La traversée des catastrophes, « manuel de survie » écrit au temps du SIDA. Tous les deux usent du tutoiement.
La première question de Catherine porte sur la santé de Pierre : « Pierre, comment vas-tu ? Avant, on posait cette question sans y penser. Aujourd’hui, c’est comme si on demandait : es-tu bien vivant ? Comment ça va la vie avec la mort pas loin ? »
La réponse est trop longue pour la résumer vraiment. Elle commence par une blague juive : « Moshe, en un mot, comment vas-tu ? Réponse : bien. Et en deux mots ? Réponse : pas bien. » Et elle finit sur un constat très simple : « C’est pourquoi la seule bonne réponse possible, c’est celle des Anglais : « Et toi, comment vas-tu ? ».
Ce à quoi Catherine répond : « Sans vrai malheur, ça va. (…) Cette situation exceptionnelle de confinement rend à la fois la vie très concrète, réduite à ce qu’on appellerait « l’essentiel », et très abstraite : l’écart est immense entre la réalité de la catastrophe et l’expérience rétrécie qu’on en a, reclus chacun chez soi. »
Pierre relance : « … reste que celles et ceux qui se sortiront à peu près indemnes de ces semaines d’enfer, ni morts ni trop dingues et fragmentés, seront bien celles et ceux qui seront malgré tout parvenus à expérimenter quelque chose. (…) De ce point de vue, le grand écrivain du confinement, c’est Olivier Cadiot. » (Je n’ai jamais lu cet auteur).
La question suivante porte sur le livre de Pierre, La Traversée des catastrophes, qui traite des années SIDA. Pierre explique comment l’expérience de la maladie l’a transformé au contact de ses camarades d’Act-up-Paris, « tellement plus vivants que mes camarades en bonne santé de l’Université ! »
La question suivante compare le Covid-19 au SIDA : « Le Covid-19 est une maladie beaucoup moins tragique que le sida. Il provoque pourtant un bouleversement mondial bien plus tragique. Crois-tu que dire à son sujet : « La maladie est la vérité de la vie », ça vaut encore ? »
Pierre établit des comparaisons entre les deux maladies, pour conclure que « le sida était une maladie qui tuait majoritairement des jeunes gens de 20-30 ans, jusque-là en parfaite santé, alors que le Covid-19 menace essentiellement les plus vieux et les plus fragiles. Cela change absolument tout : celle-là était une épouvantable tragédie, au moins au sens moderne, pas celle-ci. Tu as dit le mot : tragique. Si la perte d’un parent ou d’un grand-parent est une tristesse, et parfois immense, seule la mort d’une jeunesse en bonne santé est une tragédie. »
Question de Catherine : « Mais tu espères quoi de la sortie ? Qu’est-ce qui ne sera plus comme avant ? »
Réponse de Pierre : « J’espère d’une telle traversée une seule chose : que cette épidémie mette un coup d’arrêt à la politique ultra-capitaliste aberrante qui détruit depuis des années les piliers de l’État-providence (santé, éducation, justice, recherche, retraite) et continue tout autant à détruire allègrement la planète. » Il continue sa réponse sur le réchauffement climatique, en insistant sur le fait qu’il aura des conséquences infiniment plus dramatiques, surtout si on ne fait rien pour s’y préparer.
Dernière question : « Réduire la vie à la survie, c’est le danger ? »
Dernière réponse : « Oui, le danger mortel. Il ne faut pas se tromper de cible : le vrai ennemi de demain, c’est le survivalisme individualiste et sécessionniste en lieu et place de toute solidarité collective. » La devise du survivalisme, c’est d’abord « Après moi le déluge » puis « Au milieu du déluge, chacun pour sa pomme. »
Il ne me reste donc plus qu’à tenter d’échapper au survivalisme, en renforçant mes rapports avec les autres et les miens, notamment grâce au coup de téléphone quotidien de V., ma fille, qui me raconte son confinement à trois, avec sa mère et sa fille. Pour l’instant, le trio tient le coup. Pourvu que ça dure !
M. pense que ça va péter à un moment ou à un autre…
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