Vendredi 17 avril, J 1 du 2ème mois de confinement
La première chose que j’apprends ce matin, c’est la mort du chanteur Christophe, âgé de 74 ans. Il était hospitalisé en Réanimation à Brest, et l’on savait qu’il était porteur du virus. Curieusement, sa femme, qui annonce la nouvelle dans un communiqué, parle de décès par emphysème pulmonaire.
Le JT revient sur sa carrière, avec son premier « tube », Aline, sorti alors qu’il n’avait que 19 ans, en 1965. Et puis, bien sûr, la plus connue de ses chansons, Les Mots bleus, dont les paroles sont de Jean-Michel Jarre, ce qu’on savait peu. Cette chanson est sortie en 1974, l’année de ma nomination au concours de l’Internat, qui demandait tellement de travail que je n’avais pas le temps d’écouter ce qui passait à la radio. J’ai donc découvert cette chanson assez tardivement, et je dois dire que je préfère la superbe version qu’en a donnée Alain Bashung, un de mes chanteurs préférés.
L’affaire de la contamination du porte-avions Charles de Gaulle risque de faire des vagues, car, comme toujours quand il s’agit d’affaires militaires, les informations filtrent au compte-gouttes, et les critiques vont bon train. Sur les quelque 2000 tests effectués, 1081 sont positifs. Les marins, pour la plupart symptomatiques, sont débarqués à Toulon, port d’attache du navire. Une vingtaine sont hospitalisés, dont un en Réanimation. Deux enquêtes ont été ouvertes pour essayer de comprendre ce qui a bien pu se passer.
Voilà pour la polémique du jour en France, qui, pour une fois, n’émane pas du Pr Raoult. Mais la vraie polémique est internationale, et porte sur le rôle opaque joué par la Chine, qui est accusée de n’avoir pas pris tout de suite la mesure de la gravité de cette épidémie, et d’avoir tardé à en informer la communauté scientifique internationale, malgré le satisfecit accordé aux autorités sanitaires chinoises par l’OMS, que Donald Trump accuse d’être à la solde des Chinois. D’autres chefs d’état et de gouvernement s’en mêlent, notamment Boris Johnson et Emmanuel Macron, qui, dans une interview au Financial Times, indique que la Chine devra rendre des comptes. Ce sera pour plus tard, ou jamais.
L’origine du virus pose également beaucoup de questions. On tenait jusque-là pour acquis que ce virus de chauve-souris se serait transmis à l’homme via le pangolin à partir du marché aux animaux sauvages vivants de Wuhan. De plus en plus d’experts internationaux se demandent si le virus ne se serait pas en fait échappé d’un laboratoire de virologie classé P4 situé à Wuhan, et construit avec l’aide de la France. Il a d’ailleurs été inauguré en 2017 par Bernard Cazeneuve, le Premier ministre de l’époque. Une sécurité insuffisante dans ce laboratoire aurait été signalée bien avant le début de l’épidémie, notamment dans un article du Washington Post e 2018. Il va probablement être très difficile de connaître la vérité, car il est peu probable que la Chine collabore à une éventuelle enquête internationale.
Sur ce sujet, la rumeur continue de courir et d’enfler selon laquelle le virus ne serait pas naturel, mais artificiel, bricolé en laboratoire par des virologues. J’ai déjà entendu plusieurs experts nous expliquer que c’est bien sûr possible en théorie, mais pas en pratique dans le cas de ce virus, dont le génome a toutes les caractéristiques d’un virus naturel de chauve-souris. En clair, si cela était vrai, cela se serait vu et su depuis le début, d’autant que l’intégralité de ce génome est accessible à tous les laboratoires du monde, mis à leur disposition par les Chinois dès le début « officiel » de l’épidémie. Cette rumeur est en particulier alimentée par une ex-sommité de la virologie mondiale, le Pr Luc Montagnier, âgé de 87 ans, qui prétend que le génome du virus a été recombiné avec celui du VIH dans le but de fabriquer un vaccin.
Je rappelle qu’il a reçu en 2008 le Prix Nobel de physiologie ou médecine (car tel est l’intitulé exact du Nobel de médecine) pour avoir découvert en 1983, conjointement avec la française Françoise Barré-Sinoussi, le VIH, le virus responsable du SIDA. Il me semble important de dire en quelques mots ce qu’est devenu ce scientifique prestigieux, complètement marginalisé par la communauté scientifique internationale, d’autant que son rôle exact dans la découverte du VIH est discuté.
Pour certains commentateurs Luc Montagnier serait l’archétype du scientifique atteint de la « maladie du Nobel », qui consiste, pour un récipiendaire du prix scientifique le plus prestigieux au monde, à travailler sur des sujets pour lesquels il n’a pas de compétence particulière, ou sur des théories pseudo-scientifiques. Luc Montagnier a pris en effet des positions à contre-courant des connaissances actuelles les mieux établies, positions dépourvues de tout fondement scientifique solide. Il a, par exemple, défendu la fameuse et fumeuse « mémoire de l’eau », à laquelle plus personne n’adhère. Il est contre les vaccins (cela nous rappelle le Pr Joyeux, autre grand médecin à la dérive), et a proposé de traiter la maladie de Parkinson du Pape Jean-Paul II par du jus de papaye fermenté, la fameuse « papaye papale ». Et j’en passe…
J’entends par avance l’objection qui consiste à dire que certains scientifiques ont eu raison contre tout le monde, à commencer par Galilée. Mais c’était une époque où les rares scientifiques se battaient non contre des théories scientifiques mais contre des croyances de nature religieuse. La science ne fonctionne plus comme cela, fort heureusement, mais avec des règles strictes que tous les scientifiques respectent, à l’exception de quelques francs-tireurs comme le Pr Raoult (dont j’arrive à parler alors même qu’il ne figure pas dans l’actualité du jour). Bref, ce qu’est devenu, bien avant le grand âge qui pourrait l’excuser, ce brillant virologue qu’était le Pr Montagnier est absolument pathétique.
En me rendant à l’hôpital je rencontre mon copain le petit chat gris. Il est toujours aussi timide, mais me semble moins craintif. Il me laisse passer devant lui sans se reculer. Mais je ne crois pas que je pourrais le caresser.
Dans ma boite mail professionnelle je trouve un point complet sur un mois complet d’épidémie dans ma région, transmis par notre ARS. Cette région a été l’une des premières atteintes, mais ne figure pas parmi les plus impactées.
Je dois faire un aller-retour au CH de M., l’hôpital-pivot de notre GHT (Groupement hospitalier de territoire). Cet hôpital est beaucoup plus touché que le mien, et les mesures de sécurité y sont particulièrement strictes. C’est la première fois que je vois en vrai les combinaisons blanches que les reportages télévisés nous montrent tous les jours. J’y vais pour rencontrer un spécialiste de « radiologie interventionnelle », afin de lui présenter le cas d’une patiente complexe pour laquelle il pourrait m’être d’un grand secours. Bien que nous travaillions au sein du même GHT, nous ne nous connaissions pas. Il m’explique tout ce qu’il est capable de faire, et la liste est impressionnante. Je suis frappé par le fait que cette discipline soit si méconnue, et d’ailleurs très peu pratiquée, alors que l’imagerie médicale à visée diagnostique est en plein essor, et largement pourvue en spécialistes.
C’est la première fois que je fais un trajet en voiture depuis le début du confinement. J’en profite pour écouter, sur France Musique, un portrait musical de Luciano Pavarotti. Je ne suis pas un grand lyricomane, mais, face à la splendeur d’une telle voix, impossible de ne pas rendre les armes. Du coup le trajet, d’une petite heure, se passe comme dans un rêve.
Qu’ont à nous dire les Cahiers de la drôle de guerre ?
C’est Roger Berkowitz qui est interrogé par Victorine de Oliveira sur la gestion de la crise sanitaire par Donald Trump. Il est professeur de sciences politiques au Bard College, établissement d’enseignement supérieur situé dans l’État de New York, qui dispense un enseignement non spécialisé. Il dirige le Hannah Arendt Center for Politics and Humanities.
Berkowitz souligne que certains maires, comme celui de San Francisco, ont pris très vite des mesures de confinement (San Francisco a été placée en confinement le 17 mars, à la même date que la France), contrairement à d’autres, comme le maire de New York, Bill de Blasio, dont la gestion laxiste à la Trump s’est révélée catastrophique.
Parlant maintenant de Trump, il nous dit ceci : « Pendant quatre ans, il a affiché sans complexe son mépris pour la science et les experts. À ses yeux, ils représentent l’administration, la bureaucratie fédérale, autant de choses que Trump hait. Mais ces derniers jours, il a été obligé d’en rabattre. En témoigne l’influence grandissante du docteur Anthony Fauci, responsable de la cellule de crise spéciale Covid-19 à la Maison-Blanche. Il est toutefois assez flagrant qu’il déteste cette dépendance. » (Fauci est ce petit homme à lunettes qui se tient toujours à côté du Président pendant ses points de presse quotidiens, mais suffisamment en retrait pour qu’il n’apparaisse pas à l’image en plan serré).
Plus loin, à propos du pouvoir des autorités locales, notamment des gouverneurs, Berkowitz nous dit ceci : « C’est pourquoi un certain nombre de gouverneurs de la Côte Ouest et de la Côte Est ont pris la décision de se rassembler pour coordonner leur action et réfléchir aux stratégies de déconfinement. Trump est devenu fou de rage en l’apprenant. De son point de vue, en tant que président, il doit tout contrôler, avoir un pouvoir absolu. Premièrement, ce n’est pas vrai, et, deuxièmement, c’est dangereux. Il veut apparaître comme l’homme fort, l’homme de la situation, qui va balayer le problème d’un revers de manche. »
À propos de l’économie, que Trump a tendance à mettre en balance avec la santé : « Je crois qu’être un bon leader politique consiste à expliquer les raisons objectives d’un sacrifice, pour les articuler avec les valeurs au nom desquelles nous nous sacrifions. L’échec de Trump tient à ce que la seule valeur qu’il parvient à articuler à la vie, c’est le profit économique. Il ne parle jamais de celles, spirituelles ou émotionnelles, qui tiennent la société. Probablement ne les comprend-il pas et n’en a-t-il même aucune idée. »
Sur l’élection présidentielle de novembre : « Par ailleurs, Trump est un désastre quand il s’exprime à la télévision. Il a absolument besoin d’un public qui l’adule. Face à des journalistes qui lui posent des questions sans complaisance, il s’énerve, se met à leur hurler dessus. Cela pourrait plaire à la base de son électorat, mais dans un contexte de campagne, cela risque de ne pas avoir de bons résultats. Biden, quant à lui, est complètement invisible, on ne l’entend pas du tout sur la crise ! Il n’est pas très à l’aise avec les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, et il n’est pas sûr du tout qu’il s’en sorte mieux avec une campagne majoritairement télévisée. La seule chose certaine, c’est que ce sera l’une des élections les plus imprévisibles de notre histoire. »
En ce qui concerne le nouvel échec de Bernie Sanders, Berkowitz nous dit qu’il n’y arrive pas « parce qu’il n’est pas un véritable démocrate ! Sanders ne s’est jamais adressé à plus de 20-30 % du parti. Évidemment, Sanders et Trump n’ont rien à voir l’un avec l’autre, mais par bien des aspects, ils se ressemblent. Ce sont des populistes en colère contre le système. » Plus loin : « Trump estime que la bureaucratie fédérale a trop de poids, trop de pouvoir, et il veut retirer du pouvoir à l’administration. Il croit en une présidence forte, mais pas en une bureaucratie fédérale forte. (…)Sanders, au contraire, pense que le gouvernement fédéral n’est pas assez puissant et rêve d’un fonctionnement à l’européenne, avec la mise en place d’un État providence. (…) Trump semble avoir le soutien de 90 % des électeurs républicains, ce qui correspond à 40-45 % de tout le pays, quand Sanders a le soutien de 30 % des électeurs démocrates, ce qui représente à peine 15 % de tout le pays. Si vous les additionnez, vous vous rendez compte, toutefois, que la moitié des électeurs environ rêve d’un changement radical de politique pour le pays, d’une sorte de révolution. Mais ils ne sont pas du tout du même côté ! Et beaucoup plus d’électeurs croient en la révolution de Trump qu’en celle de Sanders. (…) Biden aurait tout intérêt à reprendre une ou deux propositions de Sanders, car certaines sont très populaires. C’est le lot entier qui ne fonctionnait pas auprès des électeurs.
En définitive, le tableau brossé par Berkowitz est bien sombre : « Nous nous accrochons aux théories d’épidémiologistes, d’infectiologues, de médecins et d’hommes politiques, car nous voulons désespérément comprendre ce qui est en train de se produire afin de garder le contrôle de la situation. C’est pourquoi nous accueillons si favorablement l’autorité : nous espérons à tout prix que quelqu’un nous dise comment nous en sortir. (…) En des temps de crise, les êtres humains veulent croire que quelqu’un tient la situation bien en main et s’occupera de tout. Nous avons certes besoin d’écouter les faits que nous donnent les experts qui conseillent nos chefs d’État, mais nous devons avoir conscience que ces faits changent tous les jours et que nous ne savons rien de ce qui nous attend. Nous devons reconnaître que nous affrontons à présent l’inconnu. C’est à la fois effrayant et potentiellement prometteur. Voilà la peur, mais aussi la leçon, que je retirerais de ce moment. »
Que voilà une bien intéressante leçon de politique américaine, délivrée par un intellectuel américain. Après avoir fait ce résumé, j’apprends que Donald Trump a demandé la « libération » (sic !) de certains états confinés par leur gouverneur démocrate, comme le Minnesota ou le Michigan. Est-il possible de tomber aussi bas ? Sûrement, connaissant le personnage.
De plus en plus de questions se posent sur ce virus émergent, vis-à-vis duquel nous sommes « naïfs », comme le disent les scientifiques, avec une poésie dont on ne les aurait pas cru capables. Il y a nettement plus de questions que de réponses, ce que résume le Pr Delfraissy, président du Conseil scientifique qui aide l’exécutif dans ses prises de décisions, d’une formule lapidaire appelée à faire date : « Ce virus est une vacherie ». Certes. Mais le mot est bien faible.
Quelques mots s’imposent pour faire connaissance avec ce professeur de médecine, spécialiste d’immunologie, jusque-là peu médiatisé bien qu’il soit président du Comité consultatif national d’éthique depuis 2016. Il a été directeur de l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales, ainsi que de l’Institut de microbiologie et maladies infectieuses de l’INSERM. Bref, c’est une pointure, un véritable spécialiste qui a été nommé président du Conseil scientifique Covid-19 le 11 mars 2020 par Olivier Véran, le ministre de la Santé.
Il a 72 ans, et, à ce titre devrait être concerné par la prolongation du confinement prôné pour les personnes âgées et/ou fragiles. Il s’est d’ailleurs exprimé sur ce sujet, plaidant le volontariat pour la poursuite du confinement des « séniors », catégorie à laquelle appartient M., mon épouse, qui va avoir 73 ans lundi prochain. Si la barre est mise à 70 ans, j’y échapperai pour une petite année.
Certains émettent des doutes sur la constitutionnalité du confinement imposé à une partie de la population, dans le but de la protéger. Le confinement généralisé ne se discute pas dans la mesure où chacun se confine pour protéger les autres, son prochain en langage chrétien. Dans le cas des personnes âgées et fragiles, c’est elles qu’il s’agit de protéger. Or elles ont parfaitement le droit de vivre dangereusement, à titre individuel. Emmanuel Macron semble avoir entendu cet argument, puisqu’il nous dit que ce confinement « des vieux » ne se fera pas par contrainte.
Par ailleurs beaucoup de voix s’élèvent pour rappeler à quel point l’interdiction des visites dans les EHPAD est un drame pour beaucoup de résidents habitués à voir leur famille au moins de temps en temps. Beaucoup de ceux qui réchapperont du Covid-19 risquent de mourir de chagrin, de désespoir, ou tout simplement d’ennui !
Depuis l’allocution présidentielle de lundi dernier, les Français semblent relâcher un peu leur façon de se confiner, d’après les reportages que l’on peut voir, qui nous montrent plus de piétons sur les trottoirs et plus de voitures dans les rues.
Je ne cesse de l’écrire dans ce Journal, l’activité chirurgicale est au point mort, et se limite à quelques urgences comme des appendicites ou des cholécystites. Quelle n’est donc pas ma surprise de découvrir, en regardant un reportage sur un Service d’Urgences dans je ne sais plus quel hôpital, que les urgentistes non affectés à la prise en charge des patients Covid ont beaucoup moins de travail que d’habitude, car tout le monde constate une diminution très nette et difficilement explicable des AVC ou des infarctus du myocarde, pour ne parler que d’urgences médicales fréquentes en temps normal. On peut admettre que des patients hésitent à se rendre aux Urgences pour un problème bénin, de peur de déranger ou d’être contaminés, quand ces deux craintes ne s’associent pas, mais quand il s’agit d’urgences majeures, que deviennent-ils ?
Samedi 18 avril, J 2
Ce matin, le petit chat est entré dans notre jardin, et nous le trouvons assis devant la porte-fenêtre de la cuisine. Il ne s’enfuit pas quand nous ouvrons la porte, mais ne cherche pas à rentrer. Si nous voulions l’adopter, il faudrait l’attraper pour l’emmener chez le vétérinaire. Ce n’est manifestement pas le moment. Et puis il a peut-être un propriétaire ?
Des images d’incendies à Tchernobyl ravive de bien tristes souvenirs.
La rediffusion de Portraits de famille me permet d’entendre à nouveau le merveilleux pianiste russe Youri Egorov, mort du Sida en 1988 à seulement 33 ans. Curieusement, je ne possède aucun disque de lui.
Je continue à lire Le Monde d’hier dans la très belle sélection d’extraits choisis et commentés par Laurent Seksik. Quel beau livre, et quel personnage attachant que Stefan Zweig, dont Laurent Seksik parle si bien.
Les Allemands commencent leur déconfinement en ouvrant dans un premier temps les commerces de moins de 800 m2 de surface au sol et les concessions automobiles (on comprend pourquoi : inutile de fabriquer les meilleures voitures du monde s’il n’est pas possible d’en vendre ne serait-ce qu’une partie), avant la réouverture des écoles prévue le 4 mai (mais pas partout : en Bavière, ce sera le 11 mai). La façon dont l’Allemagne a géré la crise sanitaire me laisse pantois : moins de cas, moins de morts (4000 contre 20000 en France !), des tests par centaines de milliers, autant de lits de réanimation libres (sur les 28000 disponibles contre 5000 chez nous au début de la crise) que nous n’en avons d’occupés. Mais comment font-ils donc ?
C’est la même chose pour la musique dite classique ; la musique « de langue allemande », si je puis dire pour inclure les compositeurs autrichiens, est clairement au-dessus du lot. Qu’on en juge avec ces quelques compositeurs que je cite par ordre chronologique : Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Schumann, Wagner, Brahms, Mahler… Une autre culture peut-elle afficher un tel palmarès ? Je ne le pense pas.
En deux mots : Deutsche Qualität, comme on dit dans les publicités pour les voitures allemandes…
Par un curieux hasard, alors que j’avais déjà écrit ce petit exercice d’admiration de nos amis allemands, l’émission C dans l’air de ce soir essaie de répondre à la question suivante : « Pourquoi les Allemands sont-ils meilleurs ? »
Parmi les invités, un journaliste allemand vivant en France, qui parle un français parfait, et une journaliste française qui réside à Berlin. Parle-t-elle un allemand parfait ? D’emblée est rappelé un chiffre essentiel : ces deux pays consacrent la même part de leur PIB aux dépenses de santé, 11%, ce qui est beaucoup moins que les USA, mais beaucoup plus que la Corée du Sud. Le journaliste allemand insiste sur le fait que, contrairement à une idée largement reçue en France, l’Allemagne n’est pas un pays moins « social » que la France. Il semble que les Allemands utilisent beaucoup mieux que nous les fonds alloués à la santé. Un seul exemple : il y a beaucoup moins de personnel administratif dans les hôpitaux allemands que dans les hôpitaux français. Je ne connais pas les premiers, mais je peux attester que dans les seconds ce n’est jamais le personnel administratif qui est en sous-effectif chronique, et c’est un euphémisme. Par ailleurs les hôpitaux allemands ont une gestion moins administrative et beaucoup plus décentralisée, dans la mesure où ils sont pilotés non pas par l’état fédéral mais par les Länder. En France ce sont les ARS (Agences régionales de santé) qui administrent les hôpitaux, autrement dit l’état, puisque les directeurs de ces agences, ayant rang de préfet, sont nommés et révoqués par le gouvernement. Cette gestion décentralisée permet aux hôpitaux allemands d’être plus réactifs que les nôtres.
L’industrie allemande, faite d’un tissu de petites et moyennes entreprises, est aussi plus réactive que la nôtre. Exemple : le fabricant de respirateurs Dräger, connu dans le monde entier, capable d’augmenter en très peu de temps et à grande échelle sa production de respirateurs, est une société familiale de taille moyenne. De même la très puissante industrie chimique allemande a été très vite en capacité de fabriquer des tests à très grande échelle.
Autre grande différence entre les deux pays, l’Allemagne est un pays fédéral, donc décentralisé. La Bavière, plus touchée par l’épidémie, a pris des mesures plus drastiques que la plupart des autres Länder.
Par ailleurs chez nos voisins allemands les mesures de confinement sont adoptées sans difficultés par la population, et sans qu’il soit nécessaire de les imposer. Pas d’autorisation de sortie à présenter chez eux. La journaliste française vivant en Allemagne explique que ce n’est pas qu’une question de discipline. Elle emploie le mot un peu désuet pour nous de respect. Respect en particulier pour la chancelière Angela Merkel, au pouvoir depuis 14 ans, qui est une scientifique de formation, cursus presque impensable dans notre pays dirigé par des hauts fonctionnaires de culture littéraire. Sa cote de popularité ferait pâlir d’envie n’importe quel dirigeant démocratique.
Le journaliste allemand, qui a pratiqué les hôpitaux français et allemands, préfère nettement être soigné dans ceux de son pays. Il précise que l’Allemagne ne s’adonne à aucun triomphalisme, et vient en aide aux Français avec beaucoup de bienveillance. Mais, au moment de faire les comptes, les Allemands sauront nous rappeler que c’est leur vision des choses qui aura été la plus pertinente.
De même sur le plan des finances européennes, la vision très rigoureuse des Allemands s’est assouplie, et ils n’ont, contrairement à leur habitude, demandé aucune contrepartie aux Italiens pour que l’Europe leur vienne en aide.
En pratique, les Allemands ont procédé de la manière suivante : des tests à très grande échelle et le confinement strict des individus positifs, qu’ils aient ou pas des symptômes. En revanche le confinement général de la population a été plus souple que chez nous, sauf peut-être en Bavière. Telle a été la recette du succès allemand.
Pour conclure, je dirais que les Français admirent l’efficacité allemande, et que les Allemands envient l’art de vivre des Français. Nous les trouvons souvent lourds et ennuyeux ; ils nous trouvent légers et peu sérieux.
Personnellement j’aime infiniment la culture allemande, qu’il s’agisse de musique ou de littérature. Cela vient peut-être de ce que mes parents avaient choisi pour moi l’allemand comme première langue, que je n’ai jamais réussi à parler couramment tellement c’est compliqué, avec cette manie de rejeter le verbe à la fin de la phrase. C’est sûrement pour cette raison que les Allemands se coupent rarement la parole : il faut attendre que le locuteur ait fini sa phrase pour comprendre ce qu’il a voulu dire. Et puis, de mon temps, l’apprentissage des langues étrangères était très peu tourné vers la conversation. J’ai appris l’allemand comme si c’était du latin ou du grec, et je peux encore réciter une bonne partie du célèbre poème Die Lorelei. Ce n’est pas très utile pour demander son chemin, comme j’en ai fait l’expérience pénible dans mon adolescence.
Je dois reconnaître que j’ai un faible pour la personnalité des Anglais, même si j’apprécie moins leur culture. Si je devais choisir entre une Mercédès et une Jaguar, c’est cette dernière qui emporterait mon suffrage. Mais j’ai décidé depuis longtemps de « rouler français ». Et je ne m’imagine pas vivre ailleurs qu’en France.
Les Allemands ont une très belle expression pour parler de l’art de vivre à la française : « Leben wie Gott in Frankreich », autrement dit « Vivre comme Dieu en France ». Ce n’est pas non plus une raison pour envahir la France à intervalles réguliers, habitude que les armées allemandes semblent avoir définitivement perdue. Mais nous accueillons avec grand plaisir les hordes de touristes allemands qui viennent passer leurs vacances chez nous, alors que nous nous rendons très peu en Allemagne. Il est vrai que nous sommes vraiment gâtés par la géographie. Je crois dur comme fer à la nécessité de l’amitié franco-allemande. Et c’est une très bonne chose que la France ait un ministre de l’Économie germanophone.
Faisons un rêve, celui d’un pays qui allierait l’efficacité allemande et l’art de vivre français. On pourrait y ajouter le raffinement italien, la combativité espagnole, la discrétion portugaise, le sérieux batave, l’honnêteté scandinave, la joie de vivre belge, l’humour anglais et j’en passe. Ce pays de rêve aurait pu être l’Union européenne si chacun des peuples qui la composent avait décidé de s’approprier ce qui fonctionne le mieux chez ses voisins. Mais ce pays ne devait pas être si beau que cela, puisque les Britanniques ont décidé de le quitter.
Et d’ailleurs, ce pays existe-t-il vraiment ?
Dimanche 19 avril, J3
Regardé un très joli téléfilm de Philippe Harel, Un adultère. M. l’a déjà vu hier, mais, comme elle l’a beaucoup aimé, elle me propose de le regarder ensemble. Il s’agit d’une histoire d’adultère somme toute assez banale, mais traitée d’une façon plutôt originale, très prenante. Comme toujours Isabelle Carré y est lumineuse, juste, magnifique. Je ne l’ai jamais vu rater un rôle. La fin de l’histoire nous est racontée en voix off, un peu comme dans César et Rosalie.
Dans les Carnets de la drôle de guerre, Anne-Sophie Moreau nous parle, à propos d’un de ses amis allemand confiné, d’une notion difficilement traduisible en français, la Schadenfreude, la joie éprouvée face au malheur d’autrui. Elle nous dit que « Nietzsche, entre autres, aimait pointer cette maligne satisfaction qu’on a à voir les autres dans la panade. » Ce sentiment a un pendant, le ressentiment, autrement dit « l’envie suscitée par le bonheur des autres ». Décidemment, difficile d’échapper à l’Allemagne en ce moment.
Toujours dans Carnets, le philosophe et romancier Tristan Garcia estime que la situation actuelle creuse les clivages économiques et identitaires, alors que le discours politique insiste sur l'unité nationale à l'heure du confinement et de la lutte contre l'épidémie.
Il répond aux questions de Martin Duru.
« Beaucoup ont d’abord affirmé que la situation allait « tous nous rassembler ». On sent bien que c’est l’inverse qui se produit. (…) Cela vient confirmer une tendance de fond, à l’œuvre depuis le début du XXIe siècle : les grands discours d’union ou d’unité – les discours qui mobilisent un « nous » très large, qui disent en substance « nous sommes tous dans le même bateau » – tiennent mal, et de moins en moins longtemps. Souvenons-nous du slogan « Je suis Charlie » : il n’a pas duré longtemps. Il a vite servi, aussi, à rechercher qui ne l’était pas. La grande passion de l’époque n’est pas du côté de l’universel ; elle est du côté du particulier. »
La question suivante porte sur les fractures évoquées par Tristan Garcia :
«D’un côté, ce sont apparemment davantage les hommes qui meurent du coronavirus; de l’autre, certaines femmes témoignent pour dire qu’elles ont l’impression de revenir en arrière dans l’espace du foyer, d’être renvoyées et cantonnées aux tâches ménagères. (…) La surmortalité en Seine-Saint-Denis, comme la surmortalité noire aux États-Unis, révèle à la fois une plus forte vulnérabilité de populations racisées, le peu de médecins dans un territoire négligé, et le fait que les personnes sont plus touchées parce qu’elles sont plus pauvres et cantonnées aux emplois aujourd’hui surexposés au danger. »
Je note en passant l’usage récent du néologisme « racisé », pour dire que, même s’il n’y a plus de race, certains groupes ethniques sont victimes de racisme.
À propos des élans de solidarité et d’empathie comme les applaudissements quotidiens pour les soignants : « Je ne voudrais pas apparaître trop pessimiste… Il existe évidemment des microsolidarités qui se développent à l’échelle d’un immeuble ou d’un quartier. On propose de s’entraider, on s’occupe des enfants d’une autre famille, on échange des savoirs, des compétences (…). Si ces solidarités locales et spontanées naissent et persisteront peut-être, je ne crois guère à un élan compassionnel collectif, dont l’un des symboles serait les applaudissements. »
Question : « La moitié de l’humanité confinée, cela ne représente pas un événement ? N’avons-nous pas affaire à un phénomène absolument inédit ? »
Réponse de Tristan Garcia : « Le confinement, puis le déconfinement sont bien sûr des mesures extraordinaires. Néanmoins, encore une fois, l’épidémie n’est pas tout à fait un « événement ». (…)Un événement est ce qui rompt une continuité, et qui ne dure pas. Que l’on prenne l’acception philosophique ou courante, on voit bien que cela ne cadre pas. Déjà, l’épidémie s’inscrit dans une durée, pendant laquelle la vie entière du pays ne s’arrête pas complètement. Ensuite, l’épidémie de Covid-19 n’est pas un phénomène inédit, dans la mesure où le monde a déjà connu des pandémies et en connaîtra d’autres. Nous sommes renvoyés à une conception cyclique du temps, à l’idée d’une répétition plutôt qu’à celle d’une nouveauté radicale. Nous sommes renvoyés au passé que nous avions cru dépassé, à la peste, à la grippe espagnole, plutôt qu’à un événement nouveau. Nous avons plutôt l’impression de renouer avec la vie de nos lointains ancêtres, avec leurs peurs, que de faire une expérience inédite du futur. Un événement c’est une rupture, une discontinuité porteuse d’avenir. »
Dernière question : « En admettant donc que la situation n’est pas un événement au sens fort, à quelles tendances en voie de consolidation songez-vous, notamment sur le plan politique ?
Réponse, qui ne concerne que l’Europe et, en particulier, la France : « Il me semble que nous risquons de nous orienter vers la tentation d’un « socialisme autoritaire ». Clairement, le discours néolibéral va devenir de moins en moins audible et recevable. Déjà on s’interroge sur la nécessité à terme de renationaliser, de relocaliser certaines industries indispensables à l’autonomie nationale. Cela fait maintenant une quinzaine d’années que la colère populaire à l’égard du néolibéralisme s’amplifie, et que monte, aussi bien à gauche qu’à droite, un désir de plus d’État, d’un État de nouveau responsable, soucieux de l’éducation et de la santé. Ce que nous vivons pousse encore un peu plus dans cette direction d’un socialisme rénové. Mais il y a aussi le pendant autoritaire… (…)Avec le renoncement au libéralisme, un pouvoir pourra très bien sacrifier du même coup des libertés fondamentales, au nom de la préservation des vies plutôt que des individus. Là, il faudra se montrer vigilant et aller combattre si l’on tient à la fois à l’idéal du commun et à la liberté de chacun. »
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