Lundi 27 avril, J-14 avant le déconfinement
Dorénavant nous allons dérouler le compte à rebours jusqu’au 11 mai, date annoncée du déconfinement. Demain le Premier ministre présentera son plan aux députés, avec un vote « consultatif », donc non contraignant dans la foulée. Je crois comprendre que certains députés trouvent vraiment trop court le délai entre la présentation des mesures et le vote. Ils n’ont peut-être pas tort. Mais, en même temps, le vote ne changera rien aux mesures qui seront annoncées, dont on nous dit qu’elles seront évolutives et régulièrement réajustées aux circonstances. On peut légitimement se demander pourquoi organiser ce vote, si ce n’est dans l’espoir d’obtenir une adhésion massive aux mesures, une sorte d’unanimité nationale. Je doute que ce soit le cas, tant la défiance est grande.
Les chiffres du jour montrent une stagnation des décès, avec « seulement » 242 nouveaux morts pour un total d’un peu plus de 22 000, et pratiquement le double de patients sortis guéris de l’hôpital.
Ces chiffres sont du même ordre en Italie et en Espagne, pays qui commencent leur déconfinement sur la pointe des pieds.
Au Royaume-Uni on parle de près de 40 000 morts au total. Boris Johnson est de retour au 10 Downing Street. On nous dit qu’il ne serait plus le même homme depuis qu’il a été atteint du Covid-19, qui l’a amené jusqu’en Soins intensifs pendant quelques jours. Sera-t-il à l’avenir moins cynique que par le passé ?
Les pharmacies, qui ne délivraient jusque-là des masques qu’aux soignants, sont désormais autorisées à vendre à tout le monde des masques alternatifs dits « grand public », de deux types : type 1, qui ont un potentiel de filtration de 90%, et type 2 de 70% (à moins que ce ne soit l’inverse ?). Le problème, c’est que pour l’instant la plupart des pharmacies ne les ont pas reçus.
On parle de plus en plus de l’application pour smartphone appelée « Stopcovid », qui semble très critiquée par les défenseurs des libertés individuelles avant même qu’on n’envisage de l’utiliser, exclusivement sur la base du volontariat. Je sens que nous allons rentrer dans le type débat sans fin que nous adorons, entre « pro » et « anti », en sachant que tous les possesseurs d’objets connectés acceptent déjà, plus ou moins consciemment, de fournir leurs données personnelles à des organismes qu’ils ne connaissent pas, sans aucune contrepartie et sans aucune certitude qu’elles ne seront pas mises à la disposition des mutuelles complémentaires pour traquer nos problèmes de santé.
Un reportage nous montre des dentistes volontaires pour assurer gratuitement les urgences bucco-dentaires. Voilà une profession dont j’ai très peu entendu parler depuis le début de la crise, et pourtant le risque est réel pour eux puisque l’utilisation de la roulette peut projeter des gouttelettes jusqu’à 7 mètres de distance ( !) sous la forme d’un aérosol particulièrement contagieux. La jeune femme que le reportage nous montre doit aller chercher au siège du Conseil départemental de l’Ordre des chirurgiens-dentistes la tenue nécessaire pour se protéger, qu’elle devra rapporter le lendemain. Après chaque soin, une demi-heure de désinfection du cabinet est nécessaire. Un vrai sacerdoce… Mais les patients semblent heureux de ne plus avoir mal, et on les comprend aisément.
Les Cahiers de la drôle de guerre comportent toujours deux parties, à savoir un éditorial et un article de fond, la plupart du temps présenté sous forme de questions/réponses, les questions étant posées par un membre de l’équipe de rédaction de la revue Philosophie Magazine, et les réponses apportées par un philosophe. Jusqu’ici j’ai très peu évoqué l’éditorial. Mais celui d’aujourd’hui est plutôt inattendu, et pourtant assez éclairant. Il est signé Nicolas Gastineau et traite de la place que les rencontres virtuelles ont prise pendant cette période de confinement. Les ordinateurs, les smartphones et les téléviseurs jouent un rôle essentiel dans le maintien de la vie sociale. Et l’auteur a cette jolie formule : « Contre la menace de l’isolement, les écrans sont devenus nos boucliers. » Je confirme qu’avant le confinement, M. et moi avions rarement l’occasion de voir des vidéos ou même de simples photos de nos petits-enfants. WhatsApp a changé tout cela pour nous.
De manière tout-à-fait inattendue, les sites de rencontre comme Tinder battent des records de fréquentation, alors même que ces rencontres virtuelles ne pourront pas se concrétiser. J’apprends ici que le principe de ce site est de faire défiler un très grand nombre de photos de partenaires potentiels, que l’on garde ou que l’on élimine d’un mouvement du doigt sur l’écran tactile, vers la droite dans le premier cas, vers la gauche dans le second. Et Nicolas Gastineau nous dit ceci à propos du très bref moment qui précède le geste décisif du doigt : « Il y a pourtant bien un infime intervalle qui précède la décision. Quelques instants de suspension entre la découverte d’une nouvelle personne et le mouvement cruel du doigt. Et à notre insu, pendant cet éclair, tout un monde virtuel vient de se déployer. Dans cette brèche, nous nous faisons le micro-récit imaginaire de la rencontre. Nous nous projetons, une fraction de seconde durant, dans l’hypothèse de la romance. Si elle est douce, on s’y abandonne pour un court moment de contemplation. Si elle l’est moins, on fait vite disparaître le profil à la gauche de l’écran. Mais bon ou mauvais, pendant ces quelques secondes, et presque malgré nous, se vit le rêve d’une rencontre, l’imagination d’un amour réel, le spectre d’une vie à deux… ou au contraire la déception et le rejet. »
Tout cela a été développé par le philosophe Marc Parmentier dans son livre paru en 2012, Philosophie des sites de rencontre, preuve s’il en était besoin que l’on peut philosopher sur absolument tous les sujets. Leibniz avait déjà vu, au XVIIIème siècle, qu’il y a un lien étroit entre le virtuel, ce qui n’a pas encore eu lieu et ne se produira peut-être jamais, et l’actuel, ce qui a effectivement lieu. Virtuel et actuel forment à eux deux le réel. Un mot sur l’adverbe « effectivement », dont M. et moi constatons qu’il envahit la plupart des discours comme un tic de langage à la mode. M. s’amuse même parfois à les compter dans l’intervention de tel ou tel expert. Il n’est pas rare qu’elle en compte une bonne dizaine pour une intervention de quelques minutes.
J’évoquerai demain l’article de fond signé par Michel Eltchaninoff intitulé « Déconfinement. C’est la faute à Rousseau ».
Ce matin à la visite, nous constatons qu’une patiente hospitalisée depuis une dizaine de jours pour un problème complexe d’infection du côlon a un peu de mal à respirer, et qu’elle tousse légèrement. Je lui demande en urgence un scanner thoracique, sachant que celui qu’elle avait eu à l’entrée ne montrait pas de stigmates de Covid. Le verdict tombe en début d’après-midi : lésions pulmonaires caractéristiques du Covid. Ce cas nous pose beaucoup de questions, et, en premier lieu, sur le mode de contamination de cette patiente. Comme elle a passé une journée au CH de M. pour un examen de radiologie interventionnelle, et que cet hôpital est très impacté par la maladie, il se pourrait, mais c’est invérifiable, qu’elle se soit contaminée pendant ce bref séjour. Une autre hypothèse est qu’elle était peut-être au tout début de la maladie lors de son hospitalisation, et que celle-ci n’était pas détectable à ce moment-là. Quoi qu’il en soit, personne n’a pris de précaution de type Covid pour s’occuper d’elle, ce qui nous fait craindre qu’elle ait pu contaminer plusieurs soignants, et moi en particulier. Je la fais donc transférer sans délai dans l’unité Covid du service de Médecine. Quelques soient les précautions prises pour séparer dès le départ les patients Covid et les autres, nous ne serons jamais à l’abri de ce type de déconvenue.
Pour nous changer les idées et nous ramener à la triste réalité, voici d’autres nouvelles de l’épidémie. Un sondage que j’avais déjà évoqué nous apprenait que les deux mots qui revenaient le plus dans la bouche des Français à propos de la période actuelle étaient la peur et la méfiance. Un autre sondage (à moins que ce ne soit le même) nous dit que les deux peuples européens qui ont le plus peur du coronavirus sont les Italiens et les Français (à plus des deux tiers), et les deux peuples qui font le moins confiance à leurs dirigeants pour prendre les bonnes décisions sont les Espagnols et les Français (là-aussi à plus des deux tiers). Nous sommes en quelque sorte les Poulidor de l’Europe, toujours deuxièmes dans les bons classements comme dans les pires.
On nous parle d’une plate-forme française appelée Allocovid, qui nous mettra en relation, via un numéro commençant par 0800, avec un robot censé répondre à nos questions sur la maladie. Cela peut ressembler à de la science-fiction. Mais après tout il vaut peut-être mieux avoir affaire à un robot qu’à un téléconseiller parlant un français plus qu’approximatif, dont on ne comprend pas la moitié de ce qu’il nous explique quand nous lui demandons, par le biais d’une hotline, en essayant de garder notre calme (le plus souvent vainement en ce qui me concerne) de nous sortir d’un situation inextricable avec notre box Internet. L’anglicisme hotline (littéralement « ligne chaude ») est en définitive assez bien choisi, car il n’est pas rare qu’on soit plutôt bouillant d’agacement quand on raccroche.
À propos d’appels téléphoniques, le nombre de ceux qui ont été reçus par le numéro dédié aux violences conjugales, le 3919, a explosé : plus de 11 000 appels le mois dernier !
Le taux de mortalité des patients passés par la Réanimation serait plus élevé que celui que l’on donnait jusqu’à présent. Il atteindrait 30 à 40%, ce qui me semble considérable.
Mais on nous annonce ce qui sera peut-être une bonne nouvelle pour les malades graves : un essai randomisé avec un anticorps monoclonal, utilisé habituellement dans le traitement de la polyarthrite rhumatoïde, semble très prometteur. Ce médicament porte un nom générique assez difficile à mémoriser, le tocilizumab. Essayez, et vous verrez que vous aurez du mal à vous en souvenir. Toutes les molécules dont le nom se termine par le suffixe « mab », autrement dit « monoclonal antibody », sont des anticorps monoclonaux.
Je constate d’ailleurs que si jusque-là on nous a beaucoup parlé de médicaments luttant contre le virus, dont la désormais célébrissime hydroxychloroquine, on ne nous a pas dit grand-chose des médicaments utilisés en Réanimation pour lutter contre le fameux « orage cytokinique » que j’ai déjà largement évoqué. Le tocilizumab fait partie des molécules destinées à lutter contre cet emballement du système immunitaire qui est la cause de la plupart des décès.
Et, selon une estimation donnée par la médecine de ville, les décès à domicile, jamais comptabilisés, atteindraient le chiffre de 9000. Il faut les ajouter à ceux constatés dans les services de Réanimation et les EHPAD.
Sur le front de l’économie, encore une mauvaise nouvelle : le chômage a augmenté le mois dernier de 7,1 %, ce qui le ramène à son pire taux de ces dernières années. Mais je crois que plus le temps passe, plus les mauvaises nouvelles économiques vont s’accumuler. C’est pourquoi le déconfinement est si difficile à mettre en œuvre, puisqu’il va falloir concilier les contraintes du sanitaire, qui a eu jusque-là la priorité (pour ne pas dire la quasi exclusivité), avec celles de l’économie, placée volontairement en quarantaine prolongée depuis le début de la crise. Nos dirigeants seront jugés sur leur capacité à réussir cette conjonction d’objectifs contradictoires qui relève de la quadrature du cercle.
Une blagounette que je reçois sur mon portable nous amuse beaucoup : la porte-parole du gouvernement, connue pour ses maladresses, nous dit en substance que tout est prêt pour le déconfinement du 11 mai ; il ne reste plus qu’à en fixer la date. C’est assez cruel mais vraiment drôle.
Une bonne nouvelle : personne ne semble avoir vu depuis plus de 15 jours le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un, dont certains médias disent qu’il n’aurait pas survécu à une intervention de chirurgie cardiaque. Mais Donald Trump est rassurant : puisque cette nouvelle est donnée par la chaîne CNN, elle est nécessairement fausse : fake news, vous dis-je… Cela dit, nul ne semble savoir vraiment ce que Kim Jong-un est devenu. Et, du coup, il est provisoirement inoffensif. Je pense que peu de gens, si ce n’est son peuple et son copain Donald Trump, se désoleraient du décès de ce dirigeant paranoïaque, qui peut déclencher à tout moment une guerre nucléaire sur un coup de tête, tête qu’il a fort vilaine au demeurant. Mon Dieu qu’il est laid ! Encore plus que Trump…
M. m’annonce qu’elle a l’intention de regarder dans son intégralité la séance de demain à l’Assemblée nationale. Comme je serai au travail, je me contenterai des grandes lignes que les chaînes d’info ne manqueront pas de nous donner. Je ne risque pas la sous-information.
En attendant nous regardons sur Canal + les épisodes 7 et 8 de la saison 5 de la formidable série Le Bureau des légendes, les deux derniers réalisés par son créateur Éric Rochant. Il a passé le flambeau à Jacques Audiard. Nous verrons lundi prochain comment ce dernier s’y est pris pour clôturer la saison en beauté.
Mardi 28 avril, J-13 avant le déconfinement
Ce matin j’apprends la mort, à 81 ans, de Robert Herbin, l’emblématique entraîneur de l’équipe de Saint-Étienne (l’ASSE) de la grande époque, celle des années 60 et 70, avec ses 10 titres de champions de France, et une fameuse finale perdue de Coupe d’Europe des clubs champions contre le Bayern de Munich à Glasgow, défaite fêtée au retour des joueurs comme une victoire. Pour les gens de ma génération, Saint-Étienne était la meilleure équipe de ma jeunesse, et Robert Herbin une légende, avec son casque de cheveux roux et frisés. Pour les plus anciens, ce fut le Stade de Reims (6 titres). Pour les plus jeunes, l’OM (9 titres), le FC Nantes (8 titres) et l’AS Monaco (8 titres), l’OL (7 titres d’affilée entre 2002 et 2008), enfin, dernier en date, le PSG (8 titres, dont 6 dans la décennie qui vient de se terminer). Un récent sondage proposait de réunir sur le papier la meilleure équipe de France. Les sondés ont élu 9 joueurs champions du monde en 1998, auxquels ils ont ajouté deux joueurs indiscutables, Michel Platini le doyen, et Kilian M’bappé le benjamin.
Les Cahiers de la drôle de guerre évoquent une querelle philosophico-politique d’actualité mais qui en réalité divise la France depuis le XVIIIème siècle.
Édouard Philippe et Emmanuel Macron seraient en désaccord sur la façon dont doit être organisé le déconfinement qui débutera le 11 mai, et au sujet duquel le Premier ministre s’exprime aujourd’hui devant l’Assemblée nationale. Faut-il lever le confinement région par région ou d’un seul coup au niveau national ? Ce débat politique reproduit une ancienne querelle philosophique qui oppose à distance Montesquieu le décentralisateur (1689 – 1755) et son maître livre, De l’esprit des lois(1748), à Rousseau (1712 – 1778), le précurseur du jacobinisme avec son tout aussi célèbre Du contrat social (1762). Dans un premier temps c’est la première option qui semblait être la bonne. En effet, lors d’un déplacement dans le Finistère le 22 avril, le Président a considéré que certaines étapes pourraient être plus rapides dans les régions où le virus ne s’est pas beaucoup propagé (la Bretagne en particulier). Le lendemain Emmanuel Macron, en visioconférence avec des élus locaux, annonçait que le déconfinement serait national, mais adapté aux «réalités de chaque territoire ».
Montesquieu était juriste, adepte du juste milieu, et grand admirateur du système parlementaire britannique. Il était favorable à une constitution dans laquelle les citoyens délègueraient leur pouvoir à des représentants : « Il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu’il ne peut faire par lui-même. » Et il faisait cette remarque toujours d’actualité : « L’on connaît beaucoup mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes ; et on juge mieux de la capacité de ses voisins que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation ; mais il convient que, dans chaque lieu principal, les habitants se choisissent un représentant ». Montesquieu, qui vivait en son château de la Brède près de Bordeaux (on l’aperçoit de l’autoroute au Sud-Ouest de Bordeaux), aurait probablement prôné que le déconfinement commence par Bordeaux, ville peu touchée par l’épidémie.
Rousseau s’opposait violemment à ce type d’accommodements, qui s’apparentaient selon lui à des privilèges. Il détestait les distinctions sociales et culturelles au nom de l’égalité. Et sa pensée politique obéissait à des lois qu’il voulait universelles, contraires au projet décentralisé de Montesquieu. Selon Rousseau, la volonté générale doit l’emporter sur les volontés particulières, les intérêts privés et les particularités locales. « Mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des Citoyens. » Dans la situation actuelle, il plaiderait pour que toutes les écoles de France ouvrent leurs portes en même temps.
On retrouve aujourd’hui cette opposition entre Édouard Philippe et Emmanuel Macron. Le premier est issu de la droite dite orléaniste, plutôt décentralisatrice ; à ce titre il considère que l’initiative locale est un gage de liberté. Il est d’ailleurs à l’origine d’un projet de décentralisation, la (future) loi 3D, pour décentralisation, différenciation et déconcentration. Le déconfinement aurait pu être un 4ème D.
Le Président pense que son rôle est d’incarner l’unité de la France, raison pour laquelle il privilégie un déconfinement national, qui garantirait mieux l’égalité républicaine. Bref, Édouard Philippe va devoir défendre devant la représentation nationale un projet de déconfinement qui n’est pas exactement celui qu’il aurait préféré. C’est tout le drame de la fonction de Premier ministre sous la Vème république. Et pourtant, on aurait pu penser qu’Emmanuel Macron était intellectuellement plus proche de Montesquieu. Dans l’immédiat, c’est Rousseau qui gagne le match. Victoire provisoire ou définitive ?
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