Vendredi 1er mai, avant-dernier week-end de confinement
Un grand week-end de garde commence pour moi. Calme ou agité ? On verra bien. Mais pluvieux, c’est à peu près certain.
Hier on nous a montré des images du centième anniversaire de Captain Tom, ce sympathique et courageux vétéran de la guerre qui a décidé de marcher dans son jardin, soutenu par son déambulateur, pour soutenir à son tour, grâce aux dons ainsi recueillis, l’hôpital public de son pays, le Royaume-Uni. Lui qui tablait sur un millier de livres a récolté la somme incroyable de 37 millions d’euros ! Pour l’occasion il est élevé au grade de colonel, honneur dont on mesure sur les images à quel point cela le rend fier et heureux. Un espace public de son village a dû être ouvert pour exposer les 125 000 cartes d’anniversaire qu’il a reçues, dont une de la Reine. Sacrés Anglais, tout de même. Captain Tom est certainement le plus médiatique et le plus sympathique des centenaires. Pourvu qu’il n’attrape pas le Covid. Mais si cela devait arriver, il serait bien capable de surmonter l’épreuve, comme vient de le faire une Française de 104 ans.
Un reportage nous montre l’apprentissage de chiens-renifleurs éduqués à détecter l’odeur du virus, si toutefois il en a une, recueillie grâce la sueur de patients infectés. Ces chiens arrivent bien à sentir certains cancers ou le diabète, alors pourquoi pas le coronavirus ?
Comme c’est aujourd’hui le 1er mai, sans défilé ni muguet, on nous ressort de la naphtaline, pour faire un peu authentique et nous rappeler le bon vieux temps, la présidente de Lutte ouvrièreNathalie Arthaud. J’ai vraiment l’impression, à chaque fois que j’entends sa voix triste et monocorde qui ressemble à celle de son prédécesseur à ce poste, l’inoxydable Arlette Laguillier, qu’elle nous ressert toujours le même discours usé, juste adapté au thème du moment. Il n’y manque rien, ni les profiteurs, ni les travailleurs forcément en lutte contre le grand capital qui les exploite. Que ce discours me semble suranné. Et que cette sainte colère permanente doit donc être difficile à porter !
Les Italiens sont comme nous en train de préparer leur déconfinement. Les écoles ne rouvriront qu’en septembre, ce que certains regrettent. Ils auraient aimé qu’on avance cette date. Comme quoi, quelle que soit la décision des dirigeants d’un côté comme de l’autre des Alpes, assez tôt c’est nettement trop tôt, et plus tard c’est beaucoup trop tard. Qu’il doit être difficile de prendre des décisions valables pour tout un peuple de râleurs inquiets…
Une rumeur circule selon laquelle la France serait en train de brader ses stocks de blé tendre en organisant la pénurie. Cette rumeur est fausse à deux titres, nous explique le journaliste décrypteur d’infox. D’abord il n’y a pas pénurie dans notre pays, mais au contraire une production largement excédentaire qui nous permet d’exporter massivement sans mettre en danger notre propre approvisionnement. D’autre part il y a d’autant moins braderie que le prix du blé est en ce moment particulièrement élevé (200 € la tonne).
Je n’aurai jamais la réponse à une question qui me taraude sur ces rumeurs : ceux qui les diffusent sur Internet sont-ils de bonne foi, et simplement mal informés, ou au contraire font-ils cela volontairement pour semer la zizanie ?
Les trois couleurs dont on a repeint les départements, au lieu des deux annoncées, sèment l’incompréhension. Même le Pr Lina, virologue membre du Conseil scientifique, ne sait pas pourquoi a été rajoutée la couleur orange. Et pourtant l’explication est vraiment très simple et absolument évidente. Trois critères, que je ne rappelle pas ici, ont été retenus pour attribuer une couleur. Si l’on attribue à chacun de ces critères le signe + ou le signe –, leur addition ne peut s’exprimer que de deux façons, positive (vert) ou négative (rouge). Mais on nous explique qu’un des trois critères n’est pas encore disponible, le nombre de tests. Du coup, avec seulement deux critères on peut observer un troisième type de résultat provisoire, le zéro, à qui est attribuée la couleur orange. CQFD…
Les trois départements colorés par erreur en rouge (la Haute-Corse, le Calvados et le Lot) ont vigoureusement réagi, et ont vu le vert remplacer rapidement le rouge de la honte.
Les traitements possibles contre le Covid-19 sont évoqués pratiquement quotidiennement. Certains, comme l’hydroxychloroquine, sont destinés à lutter contre le virus ; ce sont donc des antiviraux. Un antiviral déjà testé contre le virus Ébola pointe le bout de son nez, le remdesivir. Il est en cours de test et il est un peu tôt pour se prononcer sur son éventuelle efficacité. D’autres agissent sur l’immunité, pour combattre l’orage cytokinique. Le plus prometteur de ces médicaments est le tocilizumab, thérapie ciblée qui semble réduire la mortalité chez les patients en Réanimation. Voilà pour les médicaments à but curatif.
Et puis bien sûr le vaccin, traitement préventif dont on nous dit régulièrement qu’il n’est techniquement pas possible qu’il soit prêt avant l’année prochaine. Et pourtant une équipe britannique basée à Oxford est en train de tester chez l’homme un vaccin. Je rappelle que la vaccination est habituellement l’arme absolue contre les virus. C’est elle qui a fait disparaître de la surface du globe la variole, maladie dont on estime qu’elle a fait le plus de morts dans l’histoire de l’humanité. Curieusement tout le monde a entendu parler de la grippe espagnole, qui a sévi il y a un siècle, alors que la plupart des jeunes étudiants en médecine que j’ai eu l’occasion d’interroger n’ont jamais entendu parler de la variole, éradiquée dans les années 1980. Pendant que la variole disparaissait émergeait une nouvelle maladie, le Sida, pour lequel nous n’avons toujours pas de vaccin, mais heureusement des antiviraux efficaces en trithérapie. Donc, pas de triomphalisme prématuré. Mais l’attente d’un vaccin est très forte.
D’une manière générale les espoirs que les chercheurs mettent sur la place publique au sujet de tel ou tel traitement sont toujours annoncés trop tôt, par eux-mêmes ou par les journalistes spécialisés, ce qui génère de l’impatience devant la lenteur des résultats, et de la frustration quand ces résultats ne sont pas ceux qui étaient espérés. Si, comme c’est vraisemblable, l’hydroxychloroquine ne s’avère pas être le traitement miracle promis par le Pr Raoult, que de déception et de frustration chez tous ceux qui y auront cru !
Et croyance est bien le mot qui convient ici. Pour beaucoup la science est une question de foi, ou, à tout le moins, d’opinion. La preuve en est qu’un sondage récent a posé la question de savoir si les personnes sondées croyaient ou non à l’efficacité de l’hydroxychloroquine. Là, on marche carrément sur la tête.
À travers toutes les questions posées aux experts par les téléspectateurs, et relayées par les présentateurs de JT, je mesure à quel point les règles qui régissent le fonctionnement de la médecine actuelle, qui se veut scientifique, sont méconnues et difficilement compréhensibles. La grande majorité de ces questions reflète en général l’incompréhension de ceux qui les posent vis-à-vis du doute et de l’incertitude affichées par la plupart des médecins, du moins ceux qui ont l’honnêteté de reconnaître qu’ils ne savent pas tout. Et quand un médecin avoue qu’il ne connaît pas la réponse à la question posée, il est illico soupçonné de cacher ce qu’il est supposé savoir.
Non, la médecine ne sera jamais une science exacte (pas plus que l’économie par exemple), et ce que l’on tient pour vrai à un moment donné peut devenir une erreur le lendemain si une étude « robuste » vient contredire la vérité du moment. De plus, si la médecine répond de mieux en mieux à la question du « comment », elle ne répondra jamais complètement à celle du « pourquoi ». Un seul exemple, tiré de l’actualité : on sait en général comment un virus jusque-là inoffensif devient pathogène. La réponse est le plus souvent une mutation de son génome. Mais personne ne sait pourquoi cette mutation-là en particulier est apparue.
Et pour terminer, deux reportages assez choquants. Le premier nous montre des Allemands excédés par le confinement qui manifestent pour exprimer leur mécontentement. Si même les Allemands, champions toutes catégories de la discipline, se mettent à contester les décisions de leurs dirigeants, où allons-nous ? Et d’ailleurs le virologue-star de l’Allemagne, le Pr Christian Drosten, s’inquiète beaucoup du redémarrage de l’épidémie dans son pays.
Le second reportage nous emmène dans le Michigan, état démocrate dont le gouverneur est une femme. Des militants anti-confinement lourdement armés (c’est leur droit le plus strict) pénètrent dans le Capitole de leur état et essayent d’entrer dans la salle de réunion où siège la gouverneure. La police les en empêche. J’imagine assez bien la jubilation de Donald Trump devant cet incident concernant une démocrate, car il n’oublie jamais sa réélection, clamant haut et fort que ce qui arrive en ce moment à son pays est un coup monté des Chinois pour empêcher qu’il ne soit réélu ! On atteint les sommets de la mégalomanie.
Samedi 2 mai
Depuis le début du confinement de très nombreuses personnalités s’expriment dans les médias par visioconférence. J’observe que la plupart d’entre elles se filment devant leur bibliothèque, laissant penser que la France serait par excellence le pays de la lecture, ce qui correspond peut-être à la réalité, si l’on en juge par le nombre de rues en France qui portent le nom d’un romancier ou d’un poète. Mais, honnêtement, si je devais être interrogé à mon tour dans de telles circonstances, c’est aussi devant ma bibliothèque que je me placerai.
À propos de rumeurs dont j’ai beaucoup parlé dans ce Journal, les Carnets de la drôle de guerre ont intitulé leur article de fond « Coronacomplots », ce qui est assez bien vu. Michel Eltchaninoff a interrogé le philosophe des sciences Philippe Huneman, auteur dans Philosophie Magazine d’un article sur l’homéopathie que j’avais commenté dans un propos de ce blog, intitulé « L’homéopathie est-elle réfutable ? » Il recense les différents rumeurs qui courent à propos de la crise sanitaire actuelle, et Dieu sait si elles sont nombreuses. Dans l’ensemble, ce qu’il dit recoupe ce que j’ai déjà eu l’occasion de commenter dans les pages de ce Journal. Ce philosophe est aussi l’auteur d’un livre intitulé Pourquoi ? Une question pour découvrir le monde. J’ai l’intention de me le procurer dès que possible.
Première idée fausse : le virus ne résisterait pas à une chaleur supérieure à 26°.
Cette affirmation est souvent accompagnée du conseil de boire du thé pour tuer le virus. Pour détruire le virus de façon certaine, il faut le chauffer à 65° pendant une heure, ce qui n’est pas réalisable in vivo. Et d’ailleurs il y a eu beaucoup de cas en Floride, état dans lequel il fait particulièrement chaud en ce moment.
Deuxième idée fausse : la chloroquine guérirait le Covid-19.
C’est le Pr marseillais Didier Raoult qui est à l’origine de cette affirmation. Dans un premier temps les médias ont fait de ce mandarin un héros « antisystème ». Certes c’est un virologue indiscutablement reconnu par la communauté scientifique internationale. Mais il est aussi lié à la vie politique marseillaise. Et surtout il a écrit un livre pour réfuter la théorie darwinienne de l’évolution, ce qui n’est pas franchement bon signe. « Avec son discours sur la chloroquine, il a réveillé quelque chose qui se situe entre le mouvement des « gilets jaunes » pour la justice sociale et la rivalité OM-PSG, sans oublier la figure de Jésus Christ (allusion à son look décalé)… Il a cherché à donner l’image d’un Marseillais en lutte contre les experts parisiens. Bref, c’est un apparatchik qui s’est fait passer pour un dissident. »
Fin janvier il a dit que l’épidémie de Covid-19 n’était qu’une « grippette », affirmation surprenante de la part d’un virologue qui n’est nullement épidémiologiste. Les épidémiologistes, eux, savaient que la maladie progressait de maladie exponentielle.
En ce qui concerne l’hydroxychloroquine, des études récentes ont montré que ses effets secondaires, aux doses préconisées par le Pr Raoult (jusqu’à 500 mg) pouvaient être catastrophiques, voire mortels (la dose létale est de 600 mg). Par ailleurs Huneman réfute (comme je l’ai indiqué dans ce blog via mes deux propos sur la Philosophie des essais cliniques) l’idée qu’en situation d’urgence il ne faudrait pas attendre les résultats des essais cliniques. S’il devait s’avérer que l’hydroxychloroquine n’est pas efficace, on aurait fait courir inutilement aux patients des risques graves, et ce serait impardonnable.
Troisième idée fausse : les fumeurs seraient immunisés contre le Covid-19.
C’est le célèbre neurobiologiste Jean-Pierre Changeux (encore un sommité dans son domaine, la neurobiologie, mais pas en infectiologie) qui a affirmé que la nicotine (et non pas la cigarette) protégeait du Covid. En effet les fumeurs semblent moins contaminés par le virus que les non-fumeurs. Mais, quand ils sont atteints, leur risque d’en mourir est plus important compte tenu de l’état de leurs poumons. La balance bénéfice/risque n’est donc pas en faveur du fumeur.
Quatrième idée fausse : le virus circulerait dans l’air.
« Ce qui est déterminant n’est pas la résistance d’un virus dans l’air, qu’on n’a jamais observée, mais la charge virale, c’est-à-dire le nombre de virus par millimètre cube, car, en-deçà d’une charge minimale, le virus n’infectera pas un individu. Par exemple, dans les hôpitaux, on trouve des charges virales fortes. C’est ce qui pourrait expliquer que de nombreux médecins soient infectés, parfois de manière assez sévère, même s’ils sont jeunes. »
Cinquième idée fausse : le virus aurait été fabriqué en laboratoire à partir du VIH.
C’est le Pr Luc Montagnier, un des codécouvreurs du VIH, prix Nobel de médecine en 2008, qui est à l’origine de cette folle rumeur. J’en ai largement parlé dans ce blog, et expliqué en quoi son prix Nobel ne le rendait pas omniscient. Philippe Huneman écrit ceci : « Le problème, c’est qu’il (Luc Montagnier) est certainement légitime sur le sida, mais pas forcément sur les vaccins (qu’il critique), la mémoire de l’eau (qu’il a défendue) ou le Covid (qu’il ne connaît pas). » Montagnier fonde ses affirmations sur le fait que le génome du SRAS-CoV-2 « contient des séquences génétiques en commun avec le VIH. Mais ce sont de tout petits fragments de séquences, comme on pourrait les trouver chez des centaines de virus : cela ne prouve rien ! Et cela ne permet a fortiori pas d’inférer qu’on doit y voir la signature d’une manipulation humaine. »
L’auteur rappelle que le SIDA a généré un grand nombre de théories du complot, comme celle qui voudrait que le VIH ait été un vaccin qui aurait mal tourné, ou celle qui imagine que les Américains blancs l’auraient développé pour se débarrasser des Afro-Américains ! On croit rêver…
Sixième idée fausse : le virus serait une invention des Chinois.
« À condition de laisser de côté la thèse de l’intention malveillante, il n’est pas délirant de dire que le virus s’est peut-être échappé d’un laboratoire de sérologie à Wuhan en contaminant un employé. On ne sait pas ce qui s’est passé. On ne connaît pas le « patient zéro ». Il est également possible que les autorités chinoises ne le sachent pas elles-mêmes. En tout cas, dire que le virus a été diffusé intentionnellement est complètement improbable. »
Les complotistes se posent habituellement la question de savoir « à qui profite le crime ? ». Il est vrai que cette épidémie est une véritable catastrophe pour l’économie américaine, alors que la Chine devrait s’en tirer un peu moins mal. Mais « même si la Chine devient la gagnante géopolitique de cette crise, il est absolument délirant de dire que ce sont les Chinois qui ont diffusé le virus, d‘autant que leur économie a également dû s’arrêter provisoirement. »
Septième et (provisoirement dernière) idée fausse : Brigitte Macron aurait fait soigner ses enfants contaminés par le Pr Raoult grâce à un passe-droit.
Cette rumeur est le condensé parfait de tous les fantasmes sur l’épidémie de Covid-19. « D’un côté, Didier Raoult représente l’« antisystème », l’« anti-Macron ». De l’autre, on pense que les « élites » bénéficient du traitement magique du professeur, alors même qu’elles refusent que les « pauvres » en profitent. Les « riches » diraient du mal de ce traitement justement pour en profiter eux-mêmes et l’interdire aux « pauvres ». C’est délirant ! La rumeur est née de ce que la belle-fille du président a été hospitalisée dans l’hôpital où travaille Didier Raoult (l’hôpital de La Timone). » Et je rappelle que l’hydroxychloroquine est un traitement peu coûteux, nullement accessible uniquement aux plus aisés.
Philippe Huneman conclut de la sorte : « Tout ceci n’empêche pas les autorités françaises d’avoir très mal géré la crise, notamment parce que nos élites n’ont pas de culture scientifique. (…) Le lendemain du jour où la Lombardie a été fermée, Emmanuel Macron est allé au théâtre pour dire que tout allait bien chez nous… La responsabilité du gouvernement de ne pas avoir compris ce qui s'est passé est énorme. » Et si la supériorité des Allemands dans la gestion de l’épidémie tenait au fait qu’Angela Merkel est une scientifique ?
Toujours dans le même numéro des Carnets de la drôle de guerre, l’éditorial d’Alexandre Lacroix nous téléporte en janvier 2025. Il s’agit d’un fiction anticipative signée d’un « patient qui aurait aimé rester anonyme ».
Alexandre Lacroix imagine un patient qui découvre sur l’application Vitalis de son smartphone, développée conjointement par la Sécu et la société américaine au nom bien choisi de Pamantir, que son profil comporte dorénavant le diagnostic de cancer du foie que son médecin vient de lui révéler. Il raconte au futur lecteur que « le pas décisif a été franchi lors de l’épidémie du Covid-19. Le gouvernement nous a proposé de télécharger une application qui, soi-disant, préservait l’anonymat de nos données. En fait, ils jouaient sur les mots, car la plupart des gens dans le grand public confondent l’anonymat et le pseudonymat. S’il n’existait pas de base de données nominative des malades – du moins à l’origine –, on s’est mis, sous couvert de mesure prophylactique, à tracer les déplacements de chacun, à retrouver qui a contaminé qui grâce aux pseudos, à obliger les testés positifs à utiliser l’application et à garder toujours sur eux leur smartphone avec le Bluetooth actif. »
Puis l’installation de Vitalis est devenue obligatoire en 2023. Et le cap décisif a été franchi il y a deux mois. Ce n’est plus le patient qui choisit ce qu’il y aura d’inscrit dans son profil, mais le médecin traitant qui a obligation de le faire. « Le principe affiché est la bienveillance sanitaire – dans la réalité, cette politique a creusé un fossé infranchissable entre les bien portants et les malades. » Bref, selon ce patient qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Alexandre Lacroix, « ce qui se construit aujourd’hui est l’architecture de l’oppression. »
Il est vraiment difficile de savoir si ces craintes pour un futur proche sont fondées. Elles expliquent peut-être pourquoi le dossier médical informatique, le DMP (dossier médical partagé), a autant de mal à se mettre en place. Elles expliquent aussi pourquoi l’installation de l’application Stop Covidfait autant débat. Il s’agit ici du vaste problème de la protection des données personnelles, encore plus aigu quand il s’agit de donnes dites sensibles comme les informations médicales.
Le dictateur nord-coréen Kim Jong-un réapparaît sur les écrans, sa face de poisson-lune illuminée d’un vaste sourire, après trois semaines d’éclipse. Que s’est-il donc passé ? Donald Trump ne commente pas ce retour de son ami sur le devant de la scène internationale.
Dimanche 3 mai
Même le dimanche je n’arrive pas vraiment à faire la grasse matinée. Je me lève à 7 H 30, car je n’ai plus sommeil. J’ai donc du temps devant moi avant d’aller à l’hôpital faire la visite et une petite intervention qui ne peut pas attendre demain, d’autant que je me sens d’humeur vaguement mélancolique qui m’incite à traîner un peu en lisant et en écoutant de la musique. La pluie fine qui est tombée toute la journée d’hier a fait place à un soleil timide, qui me permet de découvrir avec plaisir que le jardin commence à fleurir. Les rosiers sont en boutons, ainsi qu’un des deux rhododendrons mauves que nous avons plantés dans des grands pots au printemps dernier.
Les infos ne m’apprennent pas grand-chose, si ce n’est qu’il est question de prolonger de deux mois l’état d’urgence sanitaire. Cette pause dans l’information continue me fait du bien.
Ce matin j’ai envie d’écouter du Brahms, qui correspond bien à mon humeur du moment. J’aime ce compositeur depuis toujours. Il fait partie des trois compositeurs que j’ai connus dès l’enfance : les symphonies de Beethoven, le piano de Schubert (les Lieder viendront plus tard) et la musique de chambre de Brahms. Quand j’ai lu, vers l’âge de 20 ans, Jean-Christophe de Romain Rolland, je ne comprenais pas du tout pourquoi cet écrivain qui idolâtrait Beethoven détestait autant Brahms, compositeur qui a mis du temps à être apprécié en France. J’ai écouté le fougueux Trio pour piano, violon et violoncelle Op 8 en me souvenant qu’à chaque fois que je mettais ce disque dans ma chambre d’adolescent, mon père, qui consultait au rez-de-chaussée de la maison, interrompait pendant quelques instants sa consultation pour venir en écouter quelques mesures avec moi.
J’ai fini ce matin le premier roman, commencé hier, de l’anthologie de Patrick Modiano. Ce large panorama de son œuvre débute par Villa triste, dont l’intrigue (si on peut parler d’intrigue ; à peine un canevas) m’est familière, et pour cause. Je découvre en effet que ce livre a été adapté au cinéma en 1994 par Patrice Leconte pour devenir Le parfum d’Yvonne, film que j’avais beaucoup aimé à sa sortie, vingt ans après la parution du livre. Une différence de taille cependant : dans le livre le personnage du Dr Meinthe, homosexuel excentrique aux occupations louches, est un homme jeune (il a 25 ans au début de l’histoire, et 37 ans quand il se suicide à la fin). Dans le film c’est un homme mûr, magnifiquement interprété par le grand Marielle, acteur que l’on n’imagine pas avoir été jeune un jour. La narration de Modiano est assez étrange, mais on se laisse vite prendre à cette façon elliptique de raconter une histoire, par ailleurs sans grand relief. Et puis la tonalité générale de ce livre s’accorde à merveille avec mon humeur du jour.
J’en profite pour dire ici tout le bien que je pense de Patrice Leconte comme réalisateur et comme personnage. Il est surtout connu pour ses films comiques grand public comme la trilogie des Bronzés. Mais il a aussi réalisé bon nombre de films dramatiques beaucoup plus ambitieux comme Monsieur Hire, Ridicule, ou encore Le Mari de la coiffeuse, tous trois admirables. J’aime beaucoup l’entendre répondre à des questions de journalistes sur sa carrière, avec son air malicieux de vieil étudiant attardé. Il est d’une extrême humilité, et semble toujours considérer que le succès lui est tombé dessus par hasard. Et puis il a beaucoup fait tourner deux acteurs que je vénère, Marielle et Rochefort. Trois mots le résument assez bien : discrétion, malice et bienveillance.
En rentrant de l’hôpital, j’entends un petit bout de l’émission Musique émoi, dans laquelle un invité parle de ses goûts musicaux. C’est Laurent Seksik qui intervient depuis l’endroit où il est confiné. Il a une très belle voix de tragédien classique. J’espère faire un jour sa connaissance, car j’ai la plus grande admiration pour cet écrivain-médecin, que j’ai exprimée dans un propos de ce blog (Lettre à un écrivain-médecin vivant).
Nous avons la chance, depuis le début du confinement, d’avoir plus souvent qu’avant nos trois enfants au téléphone (V., notre fille, nous appelle longuement tous les soirs). Comme ils exercent tous les trois un métier compatible avec le télétravail, nous évoquons souvent ce sujet. Ils me disent qu’ils se sont bien adaptés à cette nouvelle façon de travailler, et qu’ils pensent même continuer, au moins partiellement, après le déconfinement. Mon activité chirurgicale n’est pas compatible avec le télétravail, même si je compte développer la téléconsultation. Mais je me demande souvent quelle sera ma réaction quand l’activité va redémarrer. Aurai-je toujours le feu sacré, ou, au contraire, envie de lever un peu le pied ? Je verrai bien.
En fin d’après-midi un apéro virtuel nous réunit tous pendant près d’une heure.
La newsletter de Philosophie Magazine est consacrée au saxophoniste de jazz Raphaël Imbert, que je ne connais pas. Il est l’auteur d’un essai qu’on nous dit passionnant intitulé Jazz suprême. Initiés, mystiques et prophètes. En répondant aux questions de Martin Legros, il nous parle de jazz sous ce titre mystérieux « Ce qui a sauvé John Coltrane peut nous aider à traverser l’expérience du confinement ». Vaste programme. Je lis cet article avec d’autant plus de curiosité que l’univers du jazz ne m’est pas vraiment familier.
L’article commence par un constat : si les concerts traditionnels sont suspendus, l’écoute et la pratique musicale ont explosé depuis le confinement, et les goûts du public ont évolué : 20% de baisse pour la musique de variété, 40% de hausse pour le jazz et la musique classique ! Je ne peux que m’en réjouir. L’explication qu’en donne Raphaël Imbert est la suivante : « Pourquoi les gens changent d’écoute ? Parce que leur temps est différent. Avec le confinement, nous n’avons pas nécessairement plus de temps – ceux qui travaillent à domicile ont même le sentiment de travailler davantage. Mais nous vivons dans un nouvel espace-temps. Et nous cherchons à écouter ce que nous avons réellement envie d’entendre ou à découvrir des choses nouvelles. En dépit du drame que constitue cette pandémie, je crois donc que nous vivons un moment unique et positif dans notre rapport à la musique, qui tient essentiellement au rapport au temps. Le confinement nous procure du temps. Or la musique est ce qui permet de faire quelque chose de ce temps. »
Raphaël Imbert entrevoit une nouvelle façon de concevoir la musique : « Je crois que le confinement, qui va faire des ravages dans l’économie de la création, aura un effet sur les œuvres qui vont être produites. Elles ne seront plus assujetties au rythme des tournées, des festivals, des promotions, mais au seul désir de chacun de composer. Dans l’histoire de la culture moderne, il ne me semble pas y avoir de situation comparable, en dehors des périodes de guerre. Et de ce que je vois déjà apparaître, sur Internet notamment, je suis convaincu que la production musicale va être marquée par cette expérience. »
Raphaël Imbert définit le jazz comme un geste musical qui lui permet de jouer avec qui il veut quand il veut. Il répète souvent à ses élèves cette formule de Charlie Parker : « Apprends tout ce qu’il y a à apprendre sur la musique et sur ton instrument, puis oublie tout et joue comme il te plaît. » C’est la grande règle de l’improvisation, et c’est ce qui explique selon lui qu’aucun jazzman ne « fasse œuvre ». Même l’un des plus grands compositeurs, Duke Ellington, « était focalisé sur le geste musical qu’il produisait à chaque fois, de manière unique, avec son orchestre. » Imbert explique très bien ce qui me gêne toujours un peu dans le jazz, à savoir qu’il n’y a pratiquement que l’interprétation à apprécier, que le morceau joué soit une composition originale ou un standard. Dans la musique classique, ce que j’aime avant tout ce sont les œuvres, et non pas leurs interprétations, même si j’attache la plus grande importance à la conception que les interprètes ont de l’œuvre. Mais l’œuvre d’abord.
Raphaël Imbert explique ensuite qu’il voit trois types de spiritualités dans le jazz : la religieuse (Louis Armstrong), la mystique (John Coltrane) et la métaphysique (Duke Ellington). Il cite l’exemple de John Coltrane. « Il a vécu une réelle expérience mystique quand il a fait ce qu’on appelle une « cold turkey », un sevrage brutal de la drogue. Il a vu Dieu, il le dit et l’écrit dans A Love supreme. Et il brûle de raconter cette expérience en poésie et en musique. » Et il a cette phrase qui incite à la méditation : « Je suis convaincu que ce qui a sauvé Coltrane peut nous aider à traverser l’expérience du confinement. »
La suite de l’article nous permet d’écouter Raphaël Imbert interpréter au saxophone cinq morceaux de jazz qui évoquent le thème du temps : Summertime de Gershwin, Come Sunday de Duke Ellington, Now’s the Time, de Charlie Parker, My Favourite Things, de Richard Rogers, et Memories of Tomorrow, de Keith Jarrett. Ce dernier morceau fait partie du légendaire Köln Concert de 1975 (un des rares disques de jazz que je possède). L’enregistrement en direct de ce concert totalement improvisé sur un très mauvais piano s’est vendu à 3,5 millions d’exemplaires, ce qui en fait le plus grand succès commercial de toute l’histoire du jazz. Cela fait un peu bizarre d’entendre ce morceau joué au saxophone. Mais c’est plutôt réussi.
Dans une ancienne interview de Keith Jarrett j’avais appris qu’il ne jouait que sur des pianos Steinway, et qu’il était sensible à la différence de sonorité entre les Steinway fabriqués en Allemagne, dans la maison-mère, et ceux fabriqués dans la filiale américaine. Il en avait donc un de chaque origine chez lui, et, en fonction des tournées, travaillait sur l’un ou l’autre de ses deux instruments. Bel exemple de perfectionnisme. C’est donc presqu’incroyable qu’il ait pu produire ce chef d’œuvre sur un mauvais piano, après avoir envisagé de ne pas jouer du tout.
Raphaël Imbert conclut : « Ce titre (Memories of Tomorrow) pourrait définir le jazz : musique de mémoire, tournée vers l’avenir qui se joue dans l’instant. Mais aussi notre situation : pour faire face au présent, nous devons inventer, c’est-à-dire faire advenir les souvenirs de demain. »
Très belle conclusion pour cet avant-dernier week-end de confinement.
Belle recension de l'article du jazzman Raphaël Imbert (dont je ne partage pas l'idéalisme concernant les effets du jazz en temps de covid19). Quant à la spiritualité propre à la musique de jazz, si, certes, elle existe (ne pas oublier l'incidence de la drogue néanmoins comme adjuvant...), je suis plutôt dubitatif concernant les catégorisations qu'il propose et leurs nuances. Oui, le jazz c'est l'art le plus abouti de l'interprétation qui est infinie puisqu'elle peut reposer sur quelques notes d'un banal standard (de la comédie américaine) lequel peut devenir un morceau d'une beauté absolue comme "My Funny Valentine" réinventé, magnifié par Miles Davis. A propos de ce dernier voir sur Netflix l'extraordinaire documentaire de Stanley Nelson : "Miles Davis - Birth…