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Christian Thomsen

Journal du temps de l’épidémie (4)

Jeudi 19 mars, J3


La journée commence par mon rituel de l’information télévisée sur France 2.

Je note qu’il y a eu hier en France 90 décès de plus que la veille, soit 50% de morts en plus pour cette seule journée. Et, chiffre nettement plus inquiétant, la moitié des patients hospitalisés en réanimation ont moins de 60 ans.

Autre chiffre impressionnant, mais nettement moins grave, les forces de l’ordre ont verbalisé, à hauteur de 135 € par infraction, 4095 personnes pour non présentation de l’attestation obligatoire de déplacement. Et l’amende pourrait monter jusqu’à 375 € dans les prochains jours !

Je me munis d’un petit carnet pour noter tous ces chiffres, que je risque fort d’avoir oubliés au moment où je voudrai les inclure dans ce journal.

L’émission se poursuit par l’interview téléphonique d’une psychanalyste, qui parle de la façon de s’accommoder au confinement. Elle donne un conseil que je trouve très intéressant pour tous ceux qui télé-travaillent, mais dont je doute fort qu’il sera suivi d’effet : s’habiller comme si on allait au travail, et réserver la tenue décontractée pour les moments de loisirs. En poussant cette logique jusqu’au bout, les écoliers astreints à l’uniforme (ils sont rares en France) pourraient le porter pour faire leurs devoirs.


Nos voisins anglais (chez qui le port de l’uniforme à l’école est une tradition) commencent à être soumis aux mêmes mesures que le reste des Européens. Boris Johnson rentre donc dans le rang. Fin (provisoire) de l’exception britannique. En tout cas, on n’entend plus du tout parler du Brexit. Bonne ou mauvaise nouvelle ?

On commence à entendre parler d’état d’urgence sanitaire , ce qui me rappelle l’état d’urgence décrété pendant la période des attentats de 2015. Il va falloir que je me renseigne sur la signification exacte de cette mesure. Pour les attentats, l’état d’urgence permettait de prendre des décisions qui, en temps normal, devaient recevoir préalablement l’aval d’un juge. Je ne pense pas que ce soit le cas en matière sanitaire.

Un reportage sur l’hôpital de Bergame montre ce qu’est réellement la médecine de catastrophe, celle pour laquelle j’ai reçu il y a quelques années, comme tous les chirurgiens, une formation depuis les attentats de 2015. On appelle cela le « damage control ». Dans ces formations on apprend aux soignants à faire le tri entre « urgence vitale » et « urgence relative », sans compter les cas désespérés, dont on ne pourra hélas pas s’occuper.

Dans le cas de l’épidémie, le tri commence à se faire, dans certains endroits particulièrement impactés, entre les malades que l’on va pouvoir traiter et ceux que l’on va devoir abandonner à une mort certaine, faute de pouvoir leur faire bénéficier d’une assistance respiratoire. C’est déjà ce qui se passe en Italie, semble-t-il. Et il y a tout lieu de croire que les Français auront eu tort de se moquer des Italiens et de leur prétendu incurie, car cette médecine de catastrophe, ou de guerre, comme on veut, commence à poindre le bout du nez dans certains hôpitaux français, notamment à Mulhouse. Ici, à P., on est encore très loin de cette situation, d’autant que notre hôpital, de dimension moyenne, n’est pas en première ligne. Avoir à faire ce genre de tri est certainement une épreuve particulièrement difficile à vivre pour un médecin, et je détesterais y être confronté. Cela m’évoque, d’une certaine manière, Le choix de Sophie, le roman de William Styron adapté au cinéma par Alan Pakula. Meryl Streep, qui interprète magnifiquement le rôle-titre, y gagna l’Oscar de la meilleure actrice.


Il fait aussi beau qu’hier, et je profite à fond de ce petit quart d’heure de marche pour aller au travail. En arrivant dans le service, je demande à la cadre si elle sait combien de cas sont traités dans notre hôpital. Elle ne connaît pas la réponse, ce que je trouve regrettable. J’espère que l’information circulera mieux dans les prochains jours à l’échelle de l’hôpital, faute de quoi la panique pourrait bien s’y installer. Fichue culture du secret … J’envoie un petit mail à la directrice des soins pour connaître les intentions de la direction à ce sujet.

Un mail des services techniques nous apprend la réouverture du self de l’hôpital, selon un mode aménagé aux circonstances, un mode dégradé comme on dit en informatique. Cependant j’avais prévu de rentrer déjeuner à la maison. Alors, andiamo a casa, comme disent les Italiens qui vont se confiner chez eux.


Je reçois un mail du secrétariat de direction, non pas pour répondre à mon interrogation, mais pour nous informer de la fermeture d’un tiers des lits de chirurgie. Comme on ne peut pratiquement plus opérer, et que les urgences chirurgicales restent apparemment confinées chez elles, ce service amputé devrait suffire à cette activité très ralentie.

De retour à l’hôpital, j’appelle mes patients dont les dossiers ont été présentés hier en RCP, pour les informer des décisions prises. Bonne nouvelle pour eux, aucune chimiothérapie adjuvante n’a été recommandée. Je suis heureux de pouvoir leur offrir ce plaisir, notamment à un de mes patients assez angoissé par sa maladie. Il me remercie chaleureusement de l’avoir appelé.


Je prends connaissance du deuxième volet des Carnets de la drôle de guerre de Philosophie magazine, reçu par mail hier soir, d’où 24 heures de décalage, puisque nous sommes à J3 du confinement. Ce deuxième épisode contient un entretien téléphonique avec le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, un habitué de la revue. Ses deux concepts-clés sont l’accélération et la résonance. Son dernier ouvrage en date s’intitule Rendre le monde indisponible. Les questions lui sont posées par Alexandre Lacroix, le directeur de la rédaction de la revue.


Question : « En tant que critique de l’accélération, voyez-vous d’abord dans l’épidémie de Covid-19 un grand ralentissement ? »

Réponse : « Absolument ! Au contraire d’autres décélérations récentes – la crise financière de 2008 ou l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll qui avait bloqué le trafic aérien en 2010 –, cette fois, ce sont les décideurs institutionnels qui ont décrété le ralentissement, par mesure de précaution. (…) Je n’en reviens toujours pas qu’en une si courte période, sur une telle échelle géographique, autant de processus aient été suspendus. Il y a un ralentissement économique, mais il s’accompagne d’un ralentissement physique que l’on peut presque ressentir. »


Question : « … le bilan de l’épidémie est relativement modeste, avec un peu plus 7000 morts, au regard de la taille de la population mondiale. (…) Comment expliquer que l’activité globale ait été si impactée par ces 7000 morts ? »

Réponse : « C’est le point que je trouve le plus intéressant dans le phénomène actuel. Nous savons, avec le réchauffement climatique, que notre course à la croissance indéfinie n’est pas soutenable… Et pourtant, nous n’avons pas été capables de faire le moindre virage à l’échelle collective. Et là, nous découvrons qu’il est presque facile de freiner, que les émissions de gaz à effet de serre ont diminué du jour au lendemain de 30 à 40 % en Chine – ce que l’on tenait pour structurellement inenvisageable. Comment une cause aussi ténue produit-elle de tels effets ? Je pense que c’est lié à la thèse que je soutiens dans Rendre le monde indisponible (…) Le virus est suprêmement indisponible. Nous ne supportons pas d’être incapables d’anticiper la suite des événements, de ne pas posséder de remède. Ceci explique ce déferlement insensé d’efforts pour reprendre le contrôle. Nous ne pouvons pas voir la maladie ni l’entendre. (…) Le virus est peut-être dans mon corps sans que je m’en aperçoive. Cela nous rend fous, cette impuissance. L’épidémie de Covid-19 confirme mon idée selon laquelle l’indisponibilité risque de faire retour, dans nos sociétés, sous la forme d’un monstre. »


Question : « Le confinement n’est-il pas aussi l’occasion de vivre des expériences de résonance ? »

Réponse : « Être en résonance, c’est, selon moi (Rosa est le créateur de ce concept), avoir une relation réciproque avec le monde et les autres ; vous sentez que votre voix porte dans le monde, que celui-ci vous répond. Or il me semble qu’une épidémie comme celle-ci attaque nos axes de résonance. »


Dernière question : « L’épidémie de Covid-19, c’est la décélération, mais sans la résonance ? »

Réponse : « Oui, exactement ! »


Encore une journée de « travail » où il ne s’est pas passé grand-chose. Je n’ai eu aucune vie à sauver (je renvoie mon lecteur au billet ironique que j’ai publié sur ce blog, intitulé « Sauver des vies ? »). Je vais faire la « contre-visite », puis rentrer chez moi, retrouver M. et partager avec elle le confinement.


Retour à la maison. M. me raconte sa journée. Elle est allée chez Leclerc pour faire des courses alimentaires. La dernière fois, il y a quelques jours, elle avait fait demi-tour tant c’était la pagaille, avec des clients qui en venaient presque aux mains. Cette fois-ci, l’organisation est strictement encadrée ; chacun fait la queue tranquillement, en respectant les distances de sécurité ; les caissières désinfectent leur TPS à chaque passage de carte bancaire. M. a pu acheter ce qu’il lui fallait, car il n’y a aucune pénurie alimentaire. Une dame d’un certain âge a profité de la file d’attente pour engager avec elle la conversation, après lui en avoir demandé l’autorisation. Cette personne n’avait personne à qui parler dans la journée, d’où ce besoin d’échanger quelques banalités avec une inconnue.

M. a appelé la jeune fille italienne qui fait, en temps de paix, quelques heures de ménage à la maison, ce qu’elle ne peut plus faire. Je lui avais suggéré de la payer malgré tout, car elle ne doit guère avoir de revenus, tous ses petits boulots étant vraisemblablement arrêtés. A. refuse  d’être payée si elle ne travaille pas. M. est impressionnée par ce comportement, mais respecte ce choix.

M. me raconte également avoir vu un reportage sympathique tourné en Aveyron (département où nous avons vécu huit ans). Une violoncelliste d’un haut niveau amateur joue dans son jardin du violoncelle pour ses voisins, qui lui demandent d’interpréter des morceaux qu’ils aiment. En temps normal, on lui aurait probablement demandé de rentrer chez elle pour faire de la musique sans déranger le voisinage…


Nous suivons les nombreuses informations et les commentaires de spécialistes, notamment médecins. Le Dr Jean-Paul Hamon, président de la Fédération des médecins de France, habitué des plateaux de télévision, est en visio-conférence depuis son domicile car il est infecté depuis plusieurs jours. Il tient malgré tout à participer à l’émission bien qu’il se dise épuisé par la maladie.

Je prends pêle-mêle les notes suivantes :

La collaboration scientifique internationale fonctionne à plein. Si les autorités chinoises ont probablement mis trop de temps à réagir, les scientifiques chinois ont mis le génome très rapidement décrypté du virus à la disposition immédiate et gratuite de la communauté scientifique internationale.

Tous les intervenants se plaignent du manque de tests diagnostiques et surtout de masques. Une infirmière libérale indique que les vitres des voitures des soignants libéraux sont brisées pour voler les masques et le matériel qu’elles contiennent. De nombreux vols de masques sont signalés partout en France. Le ministre de la santé annonce une livraison de 30 millions de masques, dont certains en provenance de Chine. Certains comportements particuliers sont choquants, comme ces personnes qui font du jogging ou du vélo en portant un masque « FFP2 » (voilà un sigle que tout le monde aura appris à connaître, même si la plupart d’entre nous ignore sa signification ; même le site gouvernemental ne l’explicite pas).

Une personne allergique au paracétamol demande ce qu’elle peut prendre en cas de fièvre. Une de mes patientes m’a posé la même question. Réponse : rien, puisque les anti-inflammatoires et l’aspirine sont contre-indiqués dans le cas du Covid-19.

Une polémique politicienne s’amorce sur la question du travail : qu’est-ce qu’un travail vraiment indispensable ? Personne ne semble vraiment d’accord sur la définition d’une activité professionnelle indispensable.


En fin de JT, une vidéo « virale » qui est le prototype même de la rumeur complotiste consternante. Elle a été vue plusieurs millions de fois, ce qui me fait frémir d’effroi. En effet, combien d’internautes qui ont vu cette vidéo adhéreront ils à cette théorie du complot ? Un seul serait déjà de trop ; alors, des milliers, voire quasiment tous ! Je n’ose même pas l’envisager. Le journaliste précise que le vidéaste ayant refusé de répondre à sa demande d’interview, son visage sera flouté. Voici les faits. Cet abruti, car je ne vois pas d’autre qualificatif plus approprié, prétend détenir la preuve que le coronavirus a été inventé par l’Institut Pasteur en 2003. Il brandit en vociférant de haine un brevet daté de 2003, où l’on voit effectivement écrit, à la rubrique « inventeur », le nom de ce vénérable institut, et la date de 2003. Et il s’étonne que l’on parle d’un nouveau virus, puisque celui-ci a été « inventé » en 2003. Si cet abruti avait pris ne serait-ce que quelques minutes pour vérifier ses sources, il aurait compris deux choses essentielles. La première, c’est que le coronavirus de 2003, le SARS-CoV-1, n’est pas celui de 2020, le SARS-Cov-2, même si tous les deux sont responsables d’une pneumonie pouvant mener au décès par détresse respiratoire, autrement dit un SRAS (SARS en anglais). La seconde, c’est qu’en matière de brevet, le mot « inventeur » signifie en fait « découvreur », tout comme la personne qui découvre un trésor caché ou une grotte préhistorique en est officiellement l’inventeur. L’Institut Pasteur a donc déposé en 2003, et en toute légitimité, un brevet pour une découverte concernant le virus du SRAS qui faisait rage en Extrême-Orient à cette époque. Il ne l’a évidemment pas fabriqué de toutes pièces ! C’est curieux, mais je ne suis pas surpris d’apprendre de la bouche du journaliste que ce lanceur de fake news est un « gilet jaune ». Plusieurs d’entre eux nous ont hélas habitués dans un passé récent à ce type de comportement débile et irresponsable. Si cet abruti avait le moindre sens des responsabilités, il diffuserait une vidéo d’excuses. On peut toujours rêver !


Coup de téléphone quotidien de notre fille V., au moment désormais rituel des applaudissements aux balcons pour remercier les soignants. Je me rends compte qu’il y a de sa part une incompréhension sur le sens du mot confinement, qui recouvre en réalité deux situations. Le confinement strict ne s’applique qu’aux personnes infectées par le virus, soit de manière certaine, après un test positif, soit de manière probable, en raison de symptômes évocateurs. Ces personnes n’ont absolument pas le droit de sortir de chez elles pendant 14 jours, de peur qu’elles ne contaminent d’autres personnes. Mais il n’y a pas un membre des forces de l’ordre à leur porte pour les en empêcher. On compte donc sur leur civisme pour respecter ce confinement dur. Le confinement préventif appliqué à l’ensemble de la population, non infectée mais potentiellement contagieuse, est loin d’être aussi strict ; on pourrait le qualifier de confinement léger. Chacun garde la possibilité de sortir quelques instants, dans le respect des cas prévus par le justificatif de déplacement. Ma fille a le droit d’aller faire ses courses, et moi l’obligation de me rendre à l’hôpital. Il faudra que je lui précise tout cela la prochaine fois.


Quelques chiffres du jour : la Chine compte plus de 80000 malades, mais plus aucun nouveau cas autochtone. L’Italie déplore 3405 morts, soit un peu plus que la Chine. En France, selon le décompte du journal Le Point, 10995 cas avérés, dont 1122 en réanimation, et 372 morts depuis le début de l’épidémie. De manière anecdotique, l’Assemblée nationale compte 26 députés infectés, et donc confinés.


Un peu gavés d’informations sérieuses, nous choisissons de nous détendre en regardant une comédie. Notre choix se porte sur Venise n’est pas en Italie, film à la fois drôle et émouvant, avec un Benoît Poelvoorde au meilleur de sa forme.

Et pour conclure cette journée, je poursuis la lecture  du Clocher de Tübingen, de Benoît Chantre, livre consacré au grand poète romantique allemand Friedrich Hölderlin.


Aquarelle de Jacques-Lithgow Berger

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