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Christian Thomsen

Journal du temps de l’épidémie (5)

Vendredi 20 mars J4


Pas grand-chose de neuf à l’écoute des informations. Devant l’indiscipline de certains Français vis-à-vis du confinement, il est fortement question d’un durcissement des mesures. J’entends même parler de couvre-feu. Les prochaines heures seront déterminantes. Ce qui est sûr, c’est que tout le monde sera pénalisé par le comportement irresponsable d’un petit nombre de gens. On verra bien…


Arrivé à l’hôpital, je demande à la cadre s’il y a des cas dans notre hôpital. Elle me répond qu’il y a de nombreux patients infectés dans le service de médecine, en provenance du CH de M., débordé. Nous n’aurions pas encore de cas dans notre unité de surveillance continue (USC), équipée de huit respirateurs. Je rappelle qu’il existe, comme pour les maternités, trois niveaux de réanimation. Le premier, le nôtre, c’est la surveillance continue. Les patients sous respirateur artificiel ne peuvent pas, en principe, y séjourner plus de 48 heures ; passé ce délai, ils doivent être transférés dans un service de réanimation. Le deuxième niveau, ce sont les soins intensifs (USI), dédiés à la défaillance d’un organe (le cœur pour les soins intensifs en cardiologie, USIC). Le troisième niveau est représenté par les services de réanimation, dans lesquels les patients Covid-19 positifs gravement atteints doivent être pris en charge. Mais l’épidémie a changé les règles. Si un de nos patients Covid-19 + nécessitait la mise sous ventilation assistée, nous pourrions le garder le temps nécessaire, sans le transférer dans un service de réanimation. Et si la réa de M. était saturée, nous pourrions prendre en charge certains de leurs patients. Pour se préparer à cet événement, plusieurs infirmières des autres services, notamment la chirurgie, ont reçu une formation rapide au travail en réanimation.


Je regarde mes mails professionnels : toujours pas de réponse à mon interrogation étonnée quant à l’absence d’information institutionnelle. Je le déplore, et m’en agace quelque peu, ne serait-ce que parce que je déteste ne pas avoir de réponse à un mail que je juge important.

Une fois la visite faite, et les courriers des sortants dictés, je me retrouve toujours aussi peu sollicité. Hier j’étais d’astreinte ; aucun appel, alors qu’en temps normal le téléphone n’arrête pas de sonner. Aujourd’hui je suis d’astreinte jusqu’à l’arrivée, prévue à 18 heures, du chirurgien dijonnais qui assurera le week-end. J’espère qu’il ne sera pas indisponible, car, si ce devait être le cas, ce serait à moi d’assurer l’astreinte tout le week-end.

De retour à l’hôpital après avoir déjeuné chez moi, je trouve une réponse à mon mail. La direction se penche sur le problème et me recontactera après concertation des décideurs, à savoir les chefs de pôles. Merci Anne-Laure.


Troisième livraison des Carnets de la drôle de guerre, dédiés à l’attitude anglaise vis-à-vis de l’épidémie, que la plupart des Français ne comprennent pas, à commencer par ma femme, excédée par ce comportement qu’elle juge irresponsable, et qui nous concerne personnellement puisque notre fils aîné vit à Londres. Le philosophe anglais interrogé par Alexandre Lacroix s’appelle Julian Baggini, que je ne connais pas car ses livres ne sont pas traduits chez nous. Il intervient souvent dans les médias de son pays.


Question : « Le Royaume-Uni a surpris le monde entier lorsque son Premier ministre Boris Johnson a annoncé en conférence de presse le 12 mars dernier que son gouvernement ne prendrait aucune mesure pour freiner l’épidémie de Covid-19 (…) et qu’il préférait s’en remettre à l’« immunité du troupeau » (« herd immunity »). Comment avez-vous réagi ? »

[L’immunité du troupeau, expression assez typique du langage parfois relâché de « Bo Jo », c’est en fait l’immunité collective.]

Réponse : « Je comprends votre surprise, pourtant cela s’explique assez facilement si vous êtes familier de la manière dont les Anglais réfléchissent. Dans mon essai How The World Think, je me suis efforcé de montrer qu’il existait de fortes analogies entre les traits dominants d’une culture et le type de philosophie qu’elle engendre. Nous en avons ici une illustration flagrante. (…) Boris Johnson (…) a expliqué avoir pris sa résolution après avoir consulté les meilleurs scientifiques sur le sujet. Et ceux-ci l’ont convaincu qu’un peuple avait intérêt à renforcer ses défenses immunitaires, quitte à essuyer davantage de pertes dans un premier temps. Ensuite, c’est une approche très utilitariste. »


Question : « Pouvez-vous rappeler ce qu’est l’utilitarisme ? » [En effet la philosophie utilitariste anglo-saxonne n’est pas très connue en France.]

Réponse : « Il s’agit d’une doctrine de philosophie politique et morale développée par Jeremy Bentham [1748-1832] et John Stuart Mill [1806-1873], dont le principe général est de maximiser le bien-être du plus grand nombre – même au prix d’injustices individuelles, même si cela signifie un plus grand nombre de morts immédiates dans le cas d’une épidémie. Comme vous le voyez, la philosophie anglaise n’est pas sentimentale, elle se veut au contraire calme et rationnelle. »


Question : «  Mais la stratégie de Boris Johnson ne va-t-elle pas surtout maximiser le nombre de morts, davantage que le bien-être des Britanniques ? Ou alors s’agit-il de privilégier l’économie du pays et le bien-être matériel plutôt que leur santé ? »

Réponse : « Je ne dis pas que j’adhère personnellement à l’utilitarisme. Cependant, un utilitariste rigoureux vous répondrait que l’on ne doit pas seulement minimiser le nombre de morts mais se demander combien de gens auront la possibilité de vivre longtemps en bonne santé. En d’autres termes, si les personnes âgées du pays meurent dans l’immédiat mais que tous les jeunes ont développé une immunité contre le Covid-19, le calcul est bon. Par ailleurs, la dimension économique n’est pas forcément liée à la seule cupidité ou au matérialisme le plus étroit : une récession a un coût social et humain, elle entraîne du chômage, une augmentation du nombre de sans-abri, donc des souffrances bien réelles. Cela entre également dans le calcul. »


Question : « Si le calcul est si bon, comment expliquez-vous qu’aucun autre pays au monde n’ait ouvertement suivi l’exemple de Boris Johnson ? »

Réponse : « Il y a toujours eu, je crois, une sorte d’insularité, ou d’« exception anglaise ». Je sais bien que l’on emploie couramment l’expression d’« exception française » et que la plupart des peuples se sentent uniques, seulement notre exceptionnalité à nous est vraiment d’ordre intellectuel et moral. Allez dans les universités d’Oxford et de Cambridge : on n’y enseigne que la philosophie qui a été produite à Oxford et Cambridge, comme si ne reste du monde n’existait pas. »


Question : « Boris Johnson n’est-il pas malgré tout en train de changer d’avis devant la diffusion toujours plus large du virus au Royaume-Uni, qui est passé de 676 à 2626 cas positifs au cours des dernières vingt-quatre heures ? »

Réponse : « Certes, le discours de Boris Johnson a déjà commencé à s’infléchir. Mais ce revirement est lent. L’élite du Royaume-Uni, qui sort de collèges privés extrêmement select, a une tendance à l’excès de confiance en soi qui peut être très dommageable. C’est pour cela que Boris Johnson a perdu un temps précieux (…) D’un côté, il paraît clair désormais que le modèle scientifique sur lequel a été fondée la décision initiale est très douteux ; en réalité, nous ne savons pas comment ce virus va se comporter, ni s’il peut muter, ni par quel mécanisme un collectif peut s’immuniser contre lui. De l’autre, les membres du gouvernement ont pris peur quand ils ont réalisé que des images de corridors d’hôpitaux remplis de mourants allaient déferler dans les médias (…) C’est donc uniquement par ambition politicienne personnelle qu’ils sont en train de revoir leur discours, et non par altruisme. »


Question : « Cela signifie-t-il selon vous que les Britanniques vont s’aligner, que le confinement va être ordonné – mais trop tard ? »

Réponse : « C’est là qu’il faut souligner l’importance d’un autre courant de pensée dans notre pays, le libéralisme. Le gouvernement donne des recommandations plutôt qu’il ne prend des mesures coercitives. Il s’en remet donc à la responsabilité individuelle. C’est une différence essentielle par rapport à l’Italie ou à la France, qui ont interdit les réunions publiques, fermé les écoles, puis déclaré le confinement intégral. Nous sommes, au Royaume-Uni, extrêmement méfiants vis-à-vis du paternalisme d’État. Toute intrusion de la puissance publique dans les conduites individuelles est perçue comme une menace sur les libertés fondamentales, comme une dérive autoritaire. Songez au Brexit : ce qui a convaincu les électeurs britanniques de quitter l’Union européenne, c’est que les décisions et les réglementations de Bruxelles étaient perçues comme trop contraignantes. »


Après quelques questions personnelles à Julian Baggini sur sa santé, puisqu’il sort d’une grave pneumonie, Alexandre Lacroix demande à son interlocuteur ce que serait pour lui la clé de la sagesse. Réponse : « (…) Si je voulais être simpliste et résumer ce qui me paraît le plus important à savoir pour vivre bien, je dirais : l’essentiel est d’accepter la contingence profonde de la condition humaine et le caractère éphémère de la vie. »

Je me confirme que, décidemment, j’aime bien la façon de penser des Anglais.


Je reçois, comme tout le personnel de l’hôpital, un mail de la direction comportant en PJ une carte de remerciements émanant d’un collectif anonyme. C’est très touchant, mais, là encore, je n’ai pas l’impression, à titre personnel, de mériter ces félicitations. Ceux qui soignent dans notre hôpital les patients infectés les méritent à coup sûr.

Suit dans la foulée un mail nous livrant des vidéos pédagogiques sur le port du masque, et, plus généralement, sur le Covid-19. Je le transfère sur ma boite personnelle, pour le regarder tranquillement à la maison avec M. pendant le week-end, et le diffuser à nos enfants.

Et puisque j’ai vraiment du temps libre devant moi, je poursuis la lecture du dernier livre de Patrick Corneau, Un souvenir qui s’ignore.


Il est 19 heures. Je croise dans le hall mon ami S., chef du service de médecine, qui est sur le point de quitter l’hôpital. Je lui pose la question des éventuels patients atteints du Covid-19 dans son service. Pour la première fois depuis le début de la crise sanitaire, j’ai une information de première main sur la situation. Il y a une quinzaine de patients hospitalisés dans son service, et deux en surveillance continue. Contrairement à ce qui m’a été dit ce matin par ma cadre, visiblement mal informée, ce sont des patients « locaux », et non pas envoyés par le CH de M. Il m’apprend que la situation locale est conforme aux prévisions de notre ARS (auxquelles je n’ai pas accès), et que le pic de l’épidémie, chez nous, est attendu le 3 avril. Ce serait donc la fin de la « drôle de guerre » dans notre hôpital.


Il est 19 heures trente et T., le chirurgien qui assurera l’astreinte ce week-end m’annonce qu’il sera bientôt là. Je lui fais un petit point sur les patients qui restent hospitalisés dans le service, et m’apprête à rentrer chez moi. C’est à ce moment que les Urgences m’appellent pour me parler d’un patient de 90 ans en occlusion. Je le gère en attendant de le confier à T., qui prendra le relai. Le seul patient chirurgical à s’être présenté pendant mes trois jours d’astreinte sera opéré, s’il doit l’être, par un autre chirurgien ! J’ai de plus en plus de mal à me sentir utile.


Rentré chez moi. Il est l’heure du coup de téléphone de V., à qui j’explique la différence entre les deux types de confinements. Peu de temps après, un reportage me renseigne sur la guérison des patients atteints, dont la durée de la quarantaine a été raccourcie dans de nombreux pays. Il semblerait en effet que, quelques jours seulement après la fin des symptômes, le patient ne soit plus contagieux. Les soignants contaminés seront donc probablement remis au travail au bout de huit à dix jours.

Les mesures de confinement n’ont pas, pour l’instant, été renforcées. Mais les contrôles seront plus nombreux et plus sévères. Pas de couvre-feu donc, sauf dans quelques villes dont Nice, ville dont le maire, contaminé, l’instaure à partir de 20 heures. Il en profite pour interdire la Promenade des Anglais.


Les chiffres du jour donnent 4032 décès en Italie depuis le début de la crise, soit nettement plus qu’en Chine. Pour la France, les chiffres officiels sont les suivants : 12612 cas avérés (je rappelle que nous manquons de tests) ; 450 morts, dont 87% ont plus de 70 ans ; 1297 personnes en réanimation : la capacité maximale d’accueil en service de réanimation est loin d’être atteinte.


M. et moi regardons une série policière bien fichue.

Après quoi, lecture : Un été avec Baudelaire, d’Antoine Compagnon. Côté musique, c’est Brahms qui me retient pour le moment, surtout sa musique de chambre et sa musique de piano, sous les doigts de Geoffroy Couteau, auteur d’une intégrale remarquable et remarquée. La mélancolie douce de Brahms me semble parfaitement en harmonie avec l’air du temps.


Aquarelle de Jacques-Lithgow Berger


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