Lundi 23 mars, J 7
J’apprends par le JT du matin qu’un médecin urgentiste du CH de Compiègne âgé de 67 ans est décédé au CHU de Lille où il avait été transféré. Ironie du sort, ce médecin, d’origine malgache, aurait dû prendre sa retraite, mais avait choisi de venir prêter main forte à ses collègues urgentistes. Je rappelle que l’Oise a été le premier foyer (un cluster, comme on a pris l’habitude de le dire) de l’épidémie en France, et il semble que peu de mesures de sécurité aient été préconisées aux soignants qui, comme ce médecin, avaient à prendre en charge les premiers cas.
Pour rester dans ce recensement morbide, un milliard d’habitants (sur plus de sept) seraient confinés sur la planète. Le nombre de décès s’élève à plus de 14000. Je trouve sur Internet les chiffres de décès par pays à la date du 20 mars, il y a 3 jours. Je note ici les chiffres pour les dix pays les plus touchés à cette date : 1) Italie : 3405 ; 2) Chine : 3253 ; 3) Iran : 1433 ; 4) Espagne : 1002 ; 5) France : 371 ; 6) États-Unis : 200 ; 7) Royaume-Uni : 145 ; 8) Corée du Sud : 94 ; 9) Pays-Bas : 76 ; 10) Allemagne : 44.
Les disparités selon les pays font réfléchir. Pour la Chine et ses 1,4 milliards d’habitants, le chiffre de 3253 décès peut sembler relativement faible. En comparaison, l’Inde, qui compte presque le même nombre d’habitants que la Chine (et qu’elle devrait dépasser en 2025 sur ce plan), n’a déclaré que 5 décès (el le Bangladesh 1 seul) ! En Europe, comment expliquer que l’Italie, pays qui paie le plus lourd tribut à la maladie, déplore 77 fois plus de décès que l’Allemagne, comme toujours le meilleur élève de la classe européenne ? Les Pays-Bas, qui n’ont pas pris de mesures de confinement, s’en sortent pas mal non plus. Quant aux chiffres de la Corée du Sud, pays de plus de 51 millions d’habitants, ils peuvent nous rendre jaloux, et, surtout, nous inciter à l’avenir à nous inspirer des méthodes des pays asiatiques, comme nous le suggère l’anthropologue Frédéric Keck.
On apprend que la chancelière allemande, Angela Merkel, a été placée en quatorzaine, car son médecin a été testé positif.
En France, plusieurs maires ont pris des arrêtés de couvre-feu, notamment ceux de Mulhouse et d’Arras, qui suivent l’exemple niçois.
Nous avons reçu un mail de la direction, qui nous apprend que sur les 33 patients testés dans notre hôpital, 5 sont positifs à la date du 21 mars.
Nous devrions recevoir quotidiennement ce genre d’information chiffrée.
De manière plus anecdotique : 14 personnes réunies autour d’un barbecue ont été verbalisées après avoir été surprises en flagrant délit par un drone de la gendarmerie.
Un automobiliste français a écopé d’une amende record de plus de 4000 € pour être allé faire son plein d’essence en Belgique.
Une vidéo nous fait entendre un médecin qui chante, à l’intention de tous ceux qui n’ont toujours pas compris la nécessité du confinement, une adaptation de « Dis, quand reviendras-tu ? », la célèbre chanson de Barbara. Cela s’intitule avec malice « Dis, quand comprendras-tu ? ».
Comme j’ai pris l’habitude de reproduire dans ce journal de larges extraits des entretiens menés par des membres de la rédaction de Philosophie magazine, et publiés dans les Carnets de la drôle de guerre que je reçois chaque jour par mail, le moment est peut-être venu de tirer la substantifique moelle des réponses de ces propos d’intellectuels. On verra qu’ils sont parfois en complet désaccord sur certains points. Et c’est tant mieux.
Premier interrogé, le philosophe français Marcel Gauchet. Selon lui, le terme de « guerre » employé par le président est un peu excessif au regard de l’histoire. / La question posée après l’allocution présidentielle est de savoir si « Macron fait le boulot. » / La dimension politique de l’épidémie tient à la façon dont elle est gérée par le politique. / Marcel Gauchet met en cause la gestion chinoise de l’épidémie. Selon lui, nous devons cette pandémie aux failles du modèle politique chinois et à son opacité. / Si la Chine était un pays démocratique, l’épidémie n’aurait pas pris cette ampleur, toujours selon notre philosophe du jour. On verra plus loin que ce n’est pas du tout la réflexion menée par Christophe Keck. / Marcel Gauchet cite en exemple la très bonne gestion de la crise sanitaire par la Corée du Sud et Taïwan, pays démocratiques. Là encore, Frédéric Keck nous expliquera pourquoi Taïwan ou Singapour sont des exemples à suivre en matière de gestion des viroses pandémiques. / Notre philosophe accuse ensuite Emmanuel Macron de ne pas assumer entièrement son rôle de décideur en se « cachant derrière les scientifiques ». / Conclusion après une question sur les limites supposées de la mondialisation libérale : « On a besoin d’un nouveau logiciel politique. »
En deuxième position le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa. Pour lui, la crise actuelle est la première expérience d’une décélération volontaire menée par les décideurs en vertu du principe de précaution. / Malgré les alertes sur le réchauffement climatique, qui nous disent que la course à toujours plus de croissance n’est pas tenable, nous n’avons pas été capables de réagir. Le Covid-19 nous prouve qu’une réaction est possible. / Et de conclure en nous disant que l’épidémie actuelle, c’est la « décélération sans la résonance ».
Vient ensuite le philosophe anglais Julian Baggini. Il est interrogé sur les raisons qui poussent les Anglais à opter pour une stratégie différente de celle du continent. Il nous explique que la décision prise par Boris Johnson, dans un premier temps, de ne pas instaurer de confinement, de manière à développer l’immunité collective de la population britannique, s’explique par la philosophie utilitariste anglaise, que nous connaissons mal, mais qui est, nous dit Baggini, quasiment la seule enseignée en Angleterre. Il nous explique, en substance, que ce courant philosophique consiste à maximiser le bien-être du plus grand nombre – même au prix d’injustices individuelles. / Si les politiciens anglais sont en train de changer d’attitude, et de commencer à préconiser le confinement, c’est, nous dit-il, uniquement par ambition politicienne personnelle et non par altruisme. Un trop grand nombre de morts dans les hôpitaux serait du plus mauvais effet. / Cependant le libéralisme cher aux Anglais fait que le confinement leur sera suggéré mais non imposé. Leur civisme naturel fera le reste. Les Anglais détestent le « paternalisme d’état », et qu’on leur impose ce qu’ils doivent faire. Ce serait, selon Baggini, la principale cause du Brexit : trop de contraintes imposées par Bruxelles. / Il termine par sa maxime de la sagesse : « L’essentiel est d’accepter la contingence profonde de la condition humaine et le caractère éphémère de la vie ».
En quatrième position, la philosophe française Claire Marin. Elle a connu, à l’occasion de plusieurs longues hospitalisations, une forme sévère de confinement. Celui que nous vivons peut nous aider à comprendre l’isolement dans lequel vivent certaines personnes handicapées ou très âgées, qui reçoivent très peu de visites. / Nous allons connaître des moments de grande angoisse, laquelle risque de nous empêcher de profiter du temps libre dont nous allons disposer pour faire ce que nous aimerions faire en temps normal si nous avions plus de temps pour nous. / Cette période va nous faire prendre conscience de ce qui est superficiel dans nos vies. / Ce que nous perdons en ce moment, c’est notre rôle social. / Elle n’est pas sûre que nous ressortirons renforcés par cette crise. Mais elle exhorte les pouvoirs publics à débloquer dès maintenant de l’argent pour les hôpitaux. Applaudir tous les soirs les soignants est certes sympathique, mais ne doit pas suffire. / Elle termine avec une pensée pour les soignants, appelés à prendre des décisions très difficiles, comme choisir qui placer sous respiration artificielle quand il n’y aura pas assez de machines. « Certains d’entre nous vont tout perdre ».
Et enfin, pour clôturer la semaine, l’anthropologue et historien de la philosophie Frédéric Keck. Selon lui, la Chine et les pays qu’il appelle « sentinelles des pandémies », comme Taïwan ou Singapour, ont compris depuis longtemps ce que le reste du monde ignorait jusque-là. Et, même si les autorités chinoises ont perdu trois semaines au début de l’épidémie, elles ont ensuite parfaitement géré le problème sanitaire. La Chine entend s’imposer comme le leader mondial de la gestion des crises sanitaires. / Deux stratégies s’opposent, la prévention et la préparation. La prévention sanitaire est liée à un État-nation sur un territoire, par exemple les campagnes de vaccination. C’est ce qui se fait en Europe.
En revanche, la préparation, lorsqu’il s’agit de maladies infectieuses virales, se fait nécessairement au niveau mondial. Il faut détecter l’émergence du virus très rapidement et contenir la pathologie au niveau du foyer initial. Cette stratégie est apparue dans les années 90, avec la grippe aviaire. « La préparation aux pandémies va construire notre vision du monde. » / Frédéric Keck explique ensuite en quoi consiste la préparation, qui passe par trois étapes successives. / L’auteur compare les deux stratégies à ce que les spécialistes de la préhistoire appellent d’une part les « chasseurs-cueilleurs », qui étaient des nomades (démarche cynégétique), et d’autre part les « éleveurs », sédentarisés (pastoralisme). On sait que ce sont ces derniers qui ont fini par l’emporter. Les virologues sont des « chasseurs » de virus ou de microbes. Les pasteurs maîtrisent leur troupeau, et ont le pouvoir d’y appliquer le « faire mourir et laisser vivre », qui correspond à la stratégie intenable sur la durée choisie dans un premier temps par Boris Johnson. « Le pouvoir pastoral a permis de construire l’État moderne, qui repose sur la prévention. Ainsi les épidémiologistes, les autorités sanitaires, sont-ils du côté des pasteurs. » / Dans l’intervalle entre préparation et prévention se situe la précaution. Les états sentinelles étudiés par l’auteur, Taïwan et Singapour, ont opté pour une stratégie cynégétique. Si celle-ci est mal conduite, on applique le principe de précaution, et on ferme tout. / Conclusion de Frédéric Keck : « La Chine a une longueur d’avance sur nous. C’est un fait. Il ne s’agit pas de dépendre d’une dictature capable de confiner autoritairement et sans résistance sa population, il s’agit simplement de reconnaître l’expérience chinoise, et plus largement asiatique, de la catastrophe sanitaire. » Comme on peut le constater, c’est exactement l’inverse de ce que nous a dit Marcel Gauchet.
Prévention ou préparation, cela n’a rien à voir en définitive avec l’antagonisme démocratie vs régime autoritaire mis en avant par Marcel Gauchet.
Les trois chirurgiens du service se réunissent, à la demande de la direction, pour proposer un mode de prise en charge des urgences chirurgicales en vue de se préparer à ce qui semble inéluctable dans les prochains jours, à savoir notre service des Urgences accaparé, voire débordé, par l’afflux de patients suspects de Covid-19. Nous devons donc nous organiser pour gérer nous-mêmes les patients atteints de pathologies chirurgicales, en sachant que le Covid-19 peut débuter par des symptômes digestifs. Nous tombons assez vite d’accord sur un mode de fonctionnement adapté à la situation à venir. Suite à la cellule de crise d’aujourd’hui, nous devons nous attendre à connaître dans les prochaines semaines une situation comparable à celle de Mulhouse. Ce n’est pas vraiment réjouissant, d’autant que je viens d’apprendre que 4 médecins sont décédés de l’épidémie en France à ce jour. Mais, au moins, notre petite équipe est totalement solidaire.
Peu de temps après mon retour à la maison, un coup de téléphone de V., notre fille, à une heure inhabituelle. Elle nous annonce une terrible nouvelle : un membre de notre famille vient de mourir brusquement. J’avais pris le parti, dans ce journal, de ne pas écrire de choses trop intimes. Mais là je ne vois pas comment ne pas en dire un peu plus. C., le mari de la mère de mes enfants, nos enfants, est mort brusquement. Sa femme et lui étaient partis se confiner dans leur villa de la Côte d’Azur. Bien qu’il fût assez âgé (il avait 17 ans de plus que sa femme), il paraissait indestructible, après s’être remis d’un remplacement valvulaire cardiaque à l’été 2018. Dans notre famille harmonieusement recomposée, tout le monde adorait C., et ses beaux-enfants, mes enfants, tout particulièrement. Il était la gentillesse incarnée, toujours disponible, toujours prêt à rendre service.
O., notre deuxième fils, d’ordinaire d’une grande pudeur de sentiments, poste sur le groupe WhatsApp familial un très beau texte dans lequel il exprime tout son amour pour C. Et V. décide de partir rejoindre sa mère pour la soutenir, après s’être assurée, via le numéro vert, qu’elle en a bien le droit. Tous nous redoutions d’apprendre que l’un d’entre nous serait atteint du Covid-19, mais personne ne s’attendait à ce décès brutal, manifestement sans rapport avec cette saloperie de virus.
M. et moi sommes tellement tristes que nous en oublions temporairement l’actualité. Nous ne pensons même pas à écouter l’intervention télévisée du Premier ministre. On verra tout cela demain.
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