Dans une de mes petites fictions médicales, Un Noël à l'hôpital, je raconte comment, alors que j'étais interne de dernière année en chirurgie à l'hôpital Rothschild, un jeune interne de chirurgie, violoniste amateur de grand talent, avait régalé, avec l'aide de son partenaire pianiste, tous les internes de garde un soir de Noël, moi compris, en organisant un concert de sonates pour violon et piano en ouverture de notre dîner de gala, qu'il avait également organisé, puisqu'il était le parfait "économe" de notre salle de garde.
Notre amour commun pour la musique classique nous avait rapprochés. La vie professionnelle nous avait ensuite séparés, lui exerçant la chirurgie à Paris, et moi en province.
Plus tard, en lisant le magazine Diapason, je découvris la signature de mon ami Jean-Michel en bas d'articles de critiques de disques particulièrement bien écrits, et surtout enthousiastes. Jean-Michel ne critiquait, avec un vrai talent de professionnel, que des disques de violon ou de quatuors à cordes qu'il aimait.
Nous sommes toujours restés en contact virtuel, même si nos chemins professionnels ont divergé. Il vient de me proposer de mettre à la disposition des lecteurs de mon blog deux textes, que je m'empresse de publier. Voici le premier, qu'il avait écrit à la demande du magazine Diapason, pour la rubrique "l'île déserte".
En cette ère de dématérialisation, le concept même du disque unique paraît un rien suranné. Ce choix cornélien, qui s’imposait à l’époque du 78 tours, en cas de départ précipité ou définitif, lorsqu’une seule symphonie occupait 4 lourdes et fragiles cires et que l’appareil « portable » pour les lire remplissait une valise entière, n’est plus guère de mise. Aujourd’hui alors qu’un lecteur capable de contenir des milliers d’heures de musique tient dans le creux de la main, qui pourrait être contraint à ce choix cruel sans paraître un extra terrestre égaré ?
Les disques que je chéris envahissent plusieurs murs du sol au plafond, et chacune des pochettes originales de ces microsillons m’émeut toujours aujourd’hui comme au premier jour. J’y retrouve en un clin d’œil les plus anciens, issus de la modeste discothèque de mes parents, l’Empereur par Horowitz, le concerto de Brahms par David Oïstrakh (en édition 25 cm Chant du monde), ou celui de Tchaikovski par Nathan Milstein. L’un d’eux, le second concerto de Bartók dans l’interprétation d’Ivry Gitlis, me fascinait particulièrement. La musique, étrange et complexe pour mes oreilles de jeune apprenti violoniste, m’intriguait autant que jeu incandescent du soliste. Au fur et à mesure des écoutes, je mesurais, moi qui peinait sur mes morceaux de concours, le chemin infini qu’il me restait à parcourir pour atteindre une telle virtuosité. Mes premiers microsillons des Amadeus, que je fis dédicacer plus tard en coulisses me provoquant la sympathie des interprètes émus de revoir ces vestiges de leur jeunesse, ce rare Brahms par Johanna Martzy trouvé chez un vieux disquaire de Vancouver, ou encore ces Columbia du Quatuor de Budapest rapportés de la banlieue de Chicago sont pour moi bien plus que de simples cires. Alors comment se séparer de tout cela pour n’en retenir qu’un seul, dès lors que la numérisation est devenue un jeu d’enfants et qu’au fond de votre poche toutes ces sonorités, ces respirations, ces vibratos, ces instants d’abandon et ces fulgurances peuvent vous accompagner dans l’endroit le plus reculé ?
Néanmoins puisque l’exercice le requiert, c’est la Nuit Transfigurée de Schoenberg dans sa version pour sextuor à cordes par le Quatuor de Hollywood (et leurs partenaires) qui me comblerait sans doute le plus durablement. Sa découverte et la lecture de l’histoire de cet enregistrement furent d’ailleurs à l’origine de ma première collaboration à Diapason en novembre 1986, voici 25 ans. A cette époque personne en France, en dehors de quelques discophiles chevronnés, ne savait plus qui avait été ce quatuor américain formé de musiciens venus des studios de cinéma. Sa destinée avait certainement pâti du nom de "Hollywood", fortement évocateur de divertissement aux oreilles des milieux conservateurs européens et américains de la côte est. Sa brève carrière, d’à peine quinze années, comme l’absence de réédition du moindre de ses disques jusqu’au milieu des années 80 avait plongé l’émérite quatuor dans un oubli profond. En fait c’est en découvrant sur la pochette de l’un de mes récitals de violon préféré, « The Magic bow » par Michael Rabin, que le chef d’orchestre, un certain Félix Slatkin, avait été le premier violon du Quatuor de Hollywood, que ma curiosité avait été piquée au vif. Réunir l’ensemble des microsillons Capitol originaux du quatuor me demanda plusieurs années de recherche et leur histoire me sembla assez singulière pour la faire connaître. Au sein de leur courte mais fascinante discographie, désormais facilement disponible, cette Nuit Transfigurée reste un modèle absolu d’esthétique comme de réalisation. La légende raconte que le quatuor et ses deux partenaires (Alvin Dinkin et Kurt Reher), avaient sollicité l’avis de Schoenberg avant l’enregistrement. Une fois leur interprétation achevée, Schoenberg ému déclara « Je n’aurais jamais imaginé que l’on puisse jouer aussi parfaitement une oeuvre du vivant du compositeur ». Par le raffinement de sa musicalité, la vérité de sa prise de son (un seul micro placé au milieu des musiciens), la subtilité et la variété des timbres, la pulsation unique qui habite les interprètes et l'intériorité de la réflexion, elle reste un demi-siècle plus tard une référence incontournable. Schoenberg a trouvé ici les traducteurs les plus fidèles de sa pensée et c’est à se demander si ce n’est pas son propre souffle que l’on entend entre les phrasés. Une métrique à la fois souple et implacable, témoin de l'extrême minutie rythmique de ces instrumentistes dont le métier fut de "coller" à l'image, font de cette vision un must absolu. Les Hollywood alliaient une verticalité d'une précision quasiment unique pour l'époque, une sensualité sonore très typée - comme souvent chez les musiciens de la côte ouest des Etats-Unis d'origine russe – offrant un jeu clair, fluide et incisif.
Cet enregistrement fut le premier, parmi les centaines numérisées dans mon petit lecteur de poche. Si ce n’est pas le seul que je chérisse autant, il est sans doute celui qui me laisserait le plus grand vide s’il venait à disparaître. Ce serait alors peut-être là que je me sentirais perdu ….sur une île déserte.
Jean Michel Molkhou
Merci de partager ce très beau texte de Jean Michel Molkhou avec la découverte des Hollywood dont l’écoute de la légendaire interprétation de la « Nuit transfigurée » doit jouer en fond sonore… (la musicalité de cet ensemble est très surprenante, une signature inhabituelle et oubliée qui ressemble à l’effet ressenti par l’audiophile lors du passage du « son transistor » au « son tube », pardon pour la comparaison…)