Le 30 novembre 1935, âgé seulement de 47 ans, Fernando Pessõa mourait d’une cirrhose alcoolique décompensée. Ce jour-là disparaissait un génie singulier de la littérature portugaise, un des géants de la littérature mondiale du XXème siècle. Et d’ailleurs le Portugal ne s’y est pas trompé, qui fit transférer en 1988, pour le centenaire de sa naissance, ses cendres au monastère des Hiéronymites, l’équivalent de notre Panthéon, non loin du tombeau de la plus grande gloire de la poésie portugaise, Luis de Camoes.
Il est difficile de dire qui était vraiment Fernando Pessõa, d’une part parce qu’en tant qu’homme de lettres il possédait des talents multiples, tout à la fois critique, polémiste, et surtout poète bilingue, en portugais mais aussi en anglais (quasiment sa langue maternelle), d’autre part parce que, pour chacune de ses activités littéraires, chacune des facettes de sa personnalité complexe et protéiforme, il s’était inventé des masques, des « hétéronymes », néologisme dont il est l’auteur. Certains hétéronymes ont même des pseudonymes, ce qui repousse très loin les limites de la dissimulation littéraire. On a recensé plusieurs dizaines d’hétéronymes de Pessoa, lui-même étant l’orthonyme, qui écrit (et parfois publie) sous son nom propre. Certains d’entre eux sont plus importants que d’autres, notamment Alberto Caiero, Alvaro de Campos (selon lequel Fernando Pessoa, en toute rigueur, n’existe pas, d’autant qu’en portugais Pessoa signifie « personne », mais dans le sens d’un individu), Ricardo Reis, et surtout Bernardo Soares, son quasi orthonyme (Pessoa parle plutôt de son «demi-hétéronyme»), à qui il attribue l’écriture de son livre majeur, Le Livre de l’intranquillité (Livro do Desassossego por Bernardo Soares). Le mot intranquillité, d’une rare poésie, est également une superbe création de Pessoa. Selon Soares, «l’intranquillité est l’incapacité, pour sa conscience fluctuante, volatile, de s’amarrer au réel, à soi-même, au monde, pour être quelque chose ou quelqu’un » (cité par Robert Bréchon dans sa préface). Selon le critique portugais Eduardo Lourenço, cet univers étrange dans lequel vit Bernardo Soares est celui des « limbes », sorte de non-lieu, entre veille et sommeil, entre temps et éternité (R. Bréchon).
Un moment, Pessoa avait envisagé que son livre soit écrit par Vicente Guedes, autre hétéronyme. Pessoa parle de lui en ces termes : « Constitué tout naturellement pour l’ambition, il savourait lentement de n’en avoir aucune. » Et, plus loin : « Ce livre n’est pas de lui : c’est lui-même… Pour Vincent Guedes, avoir conscience de soi-même constituait un art et une morale, rêver était sa religion. »
Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares est un livre posthume, un non-livre, devrait-on plutôt dire, car ce que l’on tient dans ses mains sous le nom de Livre de l’intranquillité est une reconstitution tirée des innombrables fragments retrouvés dans une malle après la mort de Pessoa, comme l’explique, dans sa préface, Robert Bréchon, co-directeur de la publication des Œuvres de Fernando Pessoa en 8 volumes chez Christian Bourgois éditeur, de 1988 à 1992. Pessoa y a travaillé de 1913 à sa mort, en 1935, sans laisser aucun fil conducteur qui permette de reconstituer le puzzle. Tout au plus Pessoa a-t-il fait figurer les initiales L.I. sur certains fragments, indiquant par là qu’il les destinait au Livre de l’intranquillité.
Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares est composé de deux parties très différentes, dont les titres sont de Pessoa lui-même : les Grands Textes, et une Autobiographie sans événements, qui est une sorte de journal (dont seuls certains numéros sont datés), fait de réflexions, pour la plupart assez courtes, mais parfois un peu plus développées (de quelques lignes à une page, rarement deux). Le lecteur y suit avec délectation le travail quotidien d’une âme rêveuse, qui aimerait vivre ses rêves mais se contente de rêver sa vie, celle d’un modeste employé de bureau lisboète, aide-comptable sans ambition (« … et de la hauteur majestueuse de tous mes rêves – me voici aide-comptable en la ville de Lisbonne », fragment N°4), dont la vie est à peu près vide d’événements, et qui passe l’essentiel de sa non-vie à essayer de ressentir ses pensées et de penser ses sensations, comme il l’exprime à de nombreuses reprises, et cela dès le texte initial.
Ce livre extraordinaire peut être lu de deux façons, comme tous les livres qui ne racontent pas d’histoire : « à sauts et à gambades », comme le préconisait Montaigne pour la lecture de ses Essais, ou dans la continuité, ce que je préfère de loin, ne serait-ce que par respect pour le travail des éditeurs qui ont composé ce livre en reconstituant le puzzle des fragments trouvés dans la fameuse malle.
J’aimerais faire partager à mes éventuels lecteurs, dans de prochaines publications de ce blog, quelques morceaux choisis par mes soins dans l’Autobiographie sans événements, précédés par le numéro qu’ils portent dans l’édition française du livre dont la publication portugaise princeps remonte à 1982 aux Editions Atica. La version que je lis est la troisième édition, publiée en portugais par Richard Zenith en 2009 chez Assirio & Alvim, et dont Christian Bourgois éditeur a publié la traduction française de Françoise Laye. Je reproduis à la lettre, en italiques et entre guillemets le texte des fragments sélectionnés.
Je commence par le fragment 12, qui me semble être le meilleur résumé de ce qu’est ce livre somptueux : « J’envie – sans bien savoir si je les envie vraiment – ces gens dont on peut écrire la biographie, ou qui peuvent l’écrire eux-mêmes. Dans ces impressions décousues, sans lien entre elles (et je n’en souhaite pas non plus), je raconte avec indifférence mon autobiographie sans événements, mon histoire sans vie. Ce sont mes Confessions, et si je n’y dis rien, c’est que je n’ai rien à dire.
Que peut-on donc raconter d’intéressant ou d’utile ? Ce qui nous est arrivé, ou bien est arrivé à tout le monde, ou bien à nous seuls ; dans le premier cas, ce n’est pas neuf, et dans le second cela demeure incompréhensible. »
Pour terminer cette présentation succincte, voici comment Pessoa parle de Soares : « C’est que Bernardo Soares, s’il diffère de moi par ses idées, ses sentiments, ses façons de voir et de comprendre, ne se distingue pas de moi, cependant, par la façon de les exposer. Je dépeins sa personnalité différente en usant du style qui est tout naturellement le mien, et il ne reste pour nous distinguer que le ton particulier qui naît inévitablement de la spécificité même des émotions. »
On comprend donc pourquoi Pessoa considérait Soares comme son hétéronyme le plus proche.
J’espère donner ainsi l’envie de lire Le Livre de l’intranquillité dans son intégralité. Pour ma part, j’ai l’impression d’avoir toujours espéré lire un tel livre, que je connaissais de réputation sans avoir eu l’audace de l’aborder. C’est chose faite. Je sais que l’œuvre de Proust fait aussi cet effet à de nombreux lecteurs potentiels, qui remettent à plus tard, et donc souvent à jamais, la lecture de La Recherche.
Mais avant de démarrer, je vous livre une petite anecdote personnelle troublante. Me promenant à Lisbonne le 1er mai 2018, dans le quartier de Baixa, qui est celui dans lequel vivait Bernardo Soares, le présumé auteur du Livre de l’intranquillité, je lève les yeux et tombe par le plus parfait des hasards sur la plaque que je reproduis ci-contre, et qui se trouve être celle de la Rua dos Douradores. Or il se trouve que c’est précisément dans cette rue que travaille, comme aide-comptable totalement dénué d’ambition, le narrateur du Livre de l’intranquillité. Je vous laisse deviner ma surprise et mon émotion.
Vous pourrez donc lire prochainement, sous forme de feuilleton, les passages sélectionnés parmi les cent premiers fragments, non pas pour leur valeur objective (comment le pourrait-on ?), mais parce que ce sont ceux qui me parlent le plus. J’espère que ces fragments sauront vous toucher aussi. Je m’arrête au centième fragment, car je suis sûr que les lecteurs séduits par ces extraits n’auront pas besoin de moi pour lire les suivants.
Dr C. Thomsen, septembre 2019
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