Plus personne, ou presque, ne conteste l’importance de Georges Brassens dans la chanson française, à côté de géants comme Trenet, Aznavour, Brel, Barbara, Ferré et quelques autres. Aznavour était, jusqu’à une date récente, le seul survivant de cette brochette.
Il se trouve que mon père, dont le français n’était pas la langue maternelle, puisqu’il n’était arrivé en France, en provenance de son Danemark natal, qu’à la vingtaine, s’était pris, depuis les débuts de la carrière discographique de Brassens, d’une grande passion pour ses chansons. Nous avions tous les disques du grand Georges à la maison dans leur version originale (et je regrette beaucoup qu’ils aient disparu). J’ai donc été imprégné par les chansons de Brassens dès ma plus tendre enfance (je suis né en même temps que les premiers disques de Brassens, au début des années 50), et cet amour ne m’a jamais quitté, au point que je connais par cœur une grande partie de son répertoire. Cet amour pour les chansons de Brassens était une affaire de famille, et mon plus jeune frère le partage toujours. Je suis très heureux que ma femme ait pour Brassens la même dilection que moi.
Dans mon enfance, je ne comprenais pas toujours ce qu’il chantait du fait de son habitude de couper certains mots à la rime, et, aussi, à cause des restes de son accent sétois (qui lui fait dire « ann » attendant pour en attendant). Ce n’est que petit à petit que leur sens m’a été complètement révélé.
Chacun d’entre nous a ses chansons préférées du grand Georges, et je regrette que ce soit toujours les mêmes que l’on entend, notamment Le gorille, quand il s’agit d’évoquer son côté paillard et provocateur, ou encore Les copains d’abord (dont on oublie souvent que c’est la chanson du joli film Les copains tiré par le génial Yves Robert du roman éponyme de Jules Romain).
Nombre d’artistes actuels ont repris ses chansons, notamment Maxime Leforestier, qui, à mon sens, les chante à la perfection, sans mimétisme excessif, avec un accompagnement de guitare et de contrebasse superbe et un petit côté jazzy très bien venu. Il est fréquent que ces reprises soient vraiment bien faites, notamment quand elles s’éloignent de l’original. Je regrette cependant que la plupart des chanteurs actuels (ce qui inclut les chanteuses, n’en déplaise aux tenants du langage dit inclusif) ne fassent pas les liaisons, qui sont un des charmes de la diction de Brassens. Il semble que les liaisons ne soient plus vraiment dans l’air du temps, ce que je regrette.
J’ai choisi de vous faire lire le texte de trois de mes chansons préférées, Pénélope, L’orage, et Saturne. Ces trois chansons parlent d’amour, sous différentes modalités : l’amour conjugal sage (Pénélope), le coup de foudre amoureux (L’orage), et l’amour qui dure malgré le temps qui passe (Saturne).
Brassens cultivait volontiers une image de misogyne déçu par les femmes, alors qu’en fait il fut fidèle toute sa vie à une seule femme, d’origine estonienne, rencontrée en 1947, Joha Heiman, qu’il appelait tendrement « Pupchen » (petite poupée), et pour laquelle il écrira plusieurs chansons, dont l’inoubliable Non demande en mariage, que j’aurais pu inclure dans ma liste de chansons préférées, avec la Supplique pour être enterré à la plage de Sète.
Ils n’habitèrent jamais ensemble, et n’eurent pas d’enfant, car Brassens ne voulait pas se perpétuer dans un monde qui ne lui convenait pas. Ils sont enterrés côte à côte à Sète (mais pas dans le charmant cimetière marin où reposent Paul Valéry et Jean Vilar, entre autres). La mort les a unis pour l’éternité.
Pénélope
Voilà une chanson qui ne doit pas plaire aux féministes, puisqu’elle parle d’une femme au foyer (le grillon du foyer) qui, en attendant le retour quotidien de son mari (son Ulysse de banlieue) auquel elle est fidèle (Toi qui n’as point d’accrocs / Dans ta robe de mariée), se laisse peut-être parfois aller à divaguer un peu et à rêver d’une aventure extra-conjugale (Ne berces-tu jamais / En tout bien tout honneur / De jolies pensées interlopes…). Mais le Ciel lui pardonnera ses écarts de conduite imaginaires car C'est la faute commune / Et le péché véniel / C'est la face cachée / De la lune de miel Et la rançon de Pénélope / Et la rançon de Pénélope...
Y a-t-il image plus poétique que La face cachée de la lune de miel ? Pour ma part, je n’en connais pas de plus touchante.
J’oubliais : la mélodie de cette chanson est une des plus belles qui soient sorties de la guitare de Brassens (la mélodie n’est pas toujours le point fort de notre grand homme, il faut bien l’admettre). On l’aura compris, de toutes les belles chansons de Brassens, celle-ci est ma préférée.
Toi l'épouse modèle Le grillon du foyer Toi qui n'as point d'accrocs Dans ta robe de mariée Toi l'intraitable Pénélope En suivant ton petit Bonhomme de bonheur Ne berces-tu jamais En tout bien tout honneur De jolies pensées interlopes De jolies pensées interlopes...
Derrière tes rideaux Dans ton juste milieu En attendant l'retour D'un Ulysse de banlieue Penchée sur tes travaux de toile Les soirs de vague à l'âme Et de mélancolie N'as-tu jamais en rêve Au ciel d'un autre lit Compté de nouvelles étoiles Compté de nouvelles étoiles...
N'as-tu jamais encore Appelé de tes vœux L'amourette qui passe Qui vous prend aux cheveux Qui vous compte des bagatelles Qui met la marguerite Au jardin potager La pomme défendue Aux branches du verger Et le désordre à vos dentelles Et le désordre à vos dentelles…
N'as-tu jamais souhaité De revoir en chemin Cet ange, ce démon Qui son arc à la main Décoche des flèches malignes Qui rend leur chair de femme Aux plus froides statues Les bascul' de leur socle Bouscule leur vertu Arrache leur feuille de vigne Arrache leur feuille de vigne...
N'aie crainte que le ciel Ne t'en tienne rigueur Il n'y a vraiment pas là De quoi fouetter un cœur Qui bat la campagne et galope C'est la faute commune Et le péché véniel C'est la face cachée De la lune de miel Et la rançon de Pénélope Et la rançon de Pénélope...
L’orage
Cette chanson très rythmée et très enlevée, qui donne irrésistiblement envie de la chanter en chœur avec Brassens, raconte un coup de foudre (au propre et au figuré) qui n’a duré que le temps d’une nuit d’orage. Elle n’en a peut-être gardé aucun souvenir, mais, pour le narrateur, cette histoire est à jamais gravée dans son cœur : Dieu fass' que ma complainte aille, tambour battant / Lui parler de la pluie, lui parler du gros temps / Auxquels on a tenu tête ensemble / Lui conter qu'un certain coup de foudre assassin / Dans le mill' de mon cœur a laissé le dessin / D'un' petit' fleur qui lui ressemble
Quant à la mélodie, magnifique, elle est sublimée par les fioritures de la seconde guitare. Un bijou !
Parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps Le beau temps me dégoute et m'fait grincer les dents Le bel azur me met en rage Car le plus grand amour qui m'fut donné sur terr' Je l'dois au mauvais temps, je l'dois à Jupiter Il me tomba d'un ciel d'orage
Par un soir de novembre, à cheval sur les toits Un vrai tonnerr' de Brest, avec des cris d'putois Allumait ses feux d'artifice Bondissant de sa couche en costume de nuit Ma voisine affolée vint cogner à mon huis En réclamant mes bons offices
" Je suis seule et j'ai peur, ouvrez-moi, par pitié Mon époux vient d'partir faire son dur métier Pauvre malheureux mercenaire Contraint d'coucher dehors quand il fait mauvais temps Pour la bonne raison qu'il est représentant D'un' maison de paratonnerres "
En bénissant le nom de Benjamin Franklin Je l'ai mise en lieu sûr entre mes bras câlins Et puis l'amour a fait le reste Toi qui sèmes des paratonnerr's à foison Que n'en as-tu planté sur ta propre maison Erreur on ne peut plus funeste
Quand Jupiter alla se faire entendre ailleurs La belle, ayant enfin conjuré sa frayeur Et recouvré tout son courage Rentra dans ses foyers fair' sécher son mari En m'donnant rendez-vous les jours d'intempérie Rendez-vous au prochain orage
A partir de ce jour j'n'ai plus baissé les yeux J'ai consacré mon temps à contempler les cieux A regarder passer les nues A guetter les stratus, à lorgner les nimbus A faire les yeux doux aux moindres cumulus Mais elle n'est pas revenue
Son bonhomm' de mari avait tant fait d'affair's Tant vendu ce soir-là de petits bouts de fer Qu'il était dev'nu millionnaire Et l'avait emmenée vers des cieux toujours bleus Des pays imbécil's où jamais il ne pleut Où l'on ne sait rien du tonnerre
Dieu fass' que ma complainte aille, tambour battant Lui parler de la pluie, lui parler du gros temps Auxquels on a tenu tête ensemble Lui conter qu'un certain coup de foudre assassin Dans le mill' de mon cœur a laissé le dessin D'un' petit' fleur qui lui ressemble
Saturne
Cette chanson un peu austère, au tempo beaucoup plus lent que celui de la précédente, fait prendre conscience à l’homme amoureux de la femme avec qui il vit depuis longtemps que le temps n’arrivera pas à altérer le charme de cette femme qu’il aime, et qu’il lui est donc inutile d’aller voir ailleurs :
Je sais par cœur toutes tes grâces/ Et pour me les faire oublier / Il faudra que Saturne en fasse / Des tours d'horloge, de sablier / Et la petite pisseuse d'en face / Peut bien aller se rhabiller.
C’est exactement ce que je ressens à l’égard de ma femme, dont les années n’arrivent décidemment pas à altérer ni la beauté, ni le charme.
C’est très probablement « Pupchen » qui lui a inspiré ce texte magnifique, d’autant qu’elle était plus âgée que lui.
Il est morne, il est taciturne Il préside aux choses du temps Il porte un joli nom, Saturne Mais c'est Dieu fort inquiétant Il porte un joli nom, Saturne Mais c'est Dieu fort inquiétant
En allant son chemin, morose Pour se désennuyer un peu Il joue à bousculer les roses Le temps tue le temps comme il peut Il joue à bousculer les roses Le temps tue le temps comme il peut
Cette saison, c'est toi, ma belle Qui a fait les frais de son jeu Toi qui a dû payer la gabelle Un grain de sel dans tes cheveux Toi qui a dû payer la gabelle Un grain de sel dans tes cheveux
C'est pas vilain, les fleurs d'automne Et tous les poètes l'ont dit Je te regarde et je te donne Mon billet qu'ils n'ont pas menti Je te regarde et je te donne Mon billet qu'ils n'ont pas menti
Viens encore, viens ma favorite Descendons ensemble au jardin Viens effeuiller la marguerite De l'été de la Saint-Martin Viens effeuiller la marguerite De l'été de la Saint-Martin
Je sais par cœur toutes tes grâces Et pour me les faire oublier Il faudra que Saturne en fasse Des tours d'horloge, de sablier Et la petite pisseuse d'en face Peut bien aller se rhabiller
Il ne vous reste plus qu’à écouter Brassens chanter ses trois magnifiques textes.
Dr C. Thomsen, février 2020
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