La chirurgie est le métier que j’exerce avec passion depuis longtemps maintenant. C’est la raison pour laquelle je ne résiste pas au plaisir de raconter à grands traits l’histoire de ce métier pas tout-à-fait comme les autres, du moins dans l’imaginaire collectif. Je me suis servi pour ce survol historique du très intéressant livre intitulé C’est l’Hôpital qui se moque de la Charité, écrit par l’ex-chef de service de chirurgie cardio-vasculaire et de transplantation de l’Hôpital européen Georges Pompidou, le Pr Jean-Noël Fabiani, devenu un spécialiste réputé de l’histoire de la médecine. Ce bouquin fourmille d’anecdotes passionnantes sur l’histoire de la médecine, de la chirurgie et des institutions médicales comme l’hôpital public.
L’époque des barbiers-chirurgiens
Au Moyen Âge, la chirurgie, très embryonnaire, était dévolue aux barbiers, que leur métier obligeait à posséder des lames tranchantes qui pouvaient servir aussi à inciser des plaies. Bien entendu, ces barbiers-chirurgiens n’avaient pas fait d’études de médecine, et ne parlaient pas latin, alors que la pratique de cette langue était indispensable pour exercer la médecine. Les médecins actuels ont remplacé le latin par le jargon médical, incompréhensible pour le commun des mortels. De leur côté, les médecins avaient interdiction de pratiquer la chirurgie car, depuis le Concile de Tours de 1163, il était entendu que « l’Église abhorre le sang » (« Ecclesia abhorret a sanguine », en bon latin).
Les médecins, censés être des intellectuels, ont longtemps méprisé les simples manuels que seraient les chirurgiens. Il n’est pas certain que cet état d’esprit ait complètement disparu au XXIème siècle.
La confrérie de Saint-Côme et Saint-Damien
L’individualisation du métier de chirurgien commença grâce à un certain Jean Pitard, qui fut barbier-chirurgien de Saint-Louis, puis de Philippe le Hardi, enfin de Philippe le Bel, ce qui était une marque de confiance certaine. Il eut l’idée de réunir les chirurgiens parisiens en une corporation. En 1268, Saint-Louis créa, à sa demande, la confrérie de Saint-Côme et de Saint-Damien, qui restent les saints patrons de la chirurgie, ce qui explique que, de nos jours, plusieurs cliniques chirurgicales privées portent leurs deux noms accolés. Cette confrérie organisa la profession, qui se constitua en Collège de Chirurgie, baptisé « confrérie de Saint-Côme », dont les statuts remontent à 1379.
Chirurgiens-barbiers et maîtres chirurgiens
Mais les choses n’étaient pas toujours très claires, si bien que, au début du XVIIème siècle, on distinguait deux groupes qui se jalousaient férocement : les chirurgiens-barbiers, dits de robe courte, à qui était dévolue ce que nous appellerions actuellement la « petite chirurgie », et les maîtres chirurgiens, dits de robe longue (la même robe noire que les médecins, autre source d’antagonisme), autorisés à pratiquer des interventions plus complexes.
Pour que soit envisagée la possibilité de former des chirurgiens docteurs en médecine, il fallut attendre Charles François Félix, à qui échut le redoutable honneur d’opérer la fistule anale du Roi-Soleil, en 1686, après deux longues années de saignées et de clystères en tous genres infligés en pure perte par les médecins du roi. Je n’ose même pas imaginer ce que dût endurer le malheureux roi à chaque fois qu’un clystère venait titiller sa fistule. En remerciement pour ce distingué service, Félix demanda à son roi la création d’un corps de chirurgiens dispensés du soin de la barbe. Louis XIV, pour accéder à sa requête sans froisser quiconque, créa une corporation de barbiers-perruquiers à qui serait interdite la pratique de la chirurgie. Bel exemple de diplomatie royale.
Ambroise Paré, le grand ancêtre
C’est en 1552, au siège de Damvilliers, en Lorraine, que le grand Ambroise Paré réalisa ce qui passe pour être la première ligature artérielle de l’Histoire, au cours d’une amputation, en utilisant du crin de la queue d’un cheval. De ce fait, il n’eut pas à recourir au fameux cautère, ancêtre du bistouri électrique, que l’on employait jusque-là pour faire l’hémostase du moignon d’amputation. Cependant, la ligature artérielle ne détrôna pas tout de suite le cautère puisque Percy, chirurgien de la Grande Armée, y était resté fidèle au début du XIXème siècle.
Mais il semble bien que la ligature artérielle ait été connue bien avant Ambroise Paré, et peut-être même depuis le fameux Galien, médecin de l’Antiquité gréco-latine, longtemps considéré comme le fondateur de la médecine occidentale.
Néanmoins on continue à attribuer la paternité de la ligature artérielle au « père de la chirurgie française », le grand Ambroise Paré, qui, de simple barbier qu’il était au départ, devint chirurgien de quatre rois de France à la Renaissance.
Le billard
Et pour terminer ce survol, un mot d’explication sur ce fameux « billard » tant redouté des patients. Si on continue à dire « passer sur le billard », c’est qu’effectivement, à une époque où les bourgeois n’envisageaient pas de se faire opérer à l’hôpital, réservé aux indigents, le chirurgien se déplaçait avec son matériel au domicile du futur opéré. Le seul plan dur disponible était en général la table de billard, d’où l’expression. On sera surpris d’apprendre que cette pratique du XIXème siècle avait encore cours au début du XXème siècle.
Ce fut pourtant dans ces hôpitaux misérables qu’exerçaient les précurseurs de nos grands patrons, les Dupuytren à Paris, Billroth à Vienne, le père de la gastrectomie, ou encore Halsted à Baltimore, le promoteur de la mastectomie.
Mais c’est en fait avec l’apparition des plateaux techniques modernes et de la réanimation que se développa vraiment la chirurgie hospitalière, à partir de 1950.
Si l’expression « passer sur le billard » ne me gêne nullement, j’aime moins l’expression « se faire charcuter » qu’emploient encore certains patients avant de passer dans les mains de leur chirurgien. C’est désobligeant pour les chirurgiens et les charcutiers.
Dr C. Thomsen, décembre 2019
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