Dans le chapitre d’Innocent, son livre autobiographique, intitulé « Ce qui me tient en vie », Depardieu s’exprime avec une grande sincérité sur son besoin d’ailleurs (« Être toujours émerveillé, c’est ce qui me tient en vie. »), et sur son amour pour la Russie. Depardieu est un personnage tout droit sorti de la littérature russe, un moujik excessif et grandiose (« Et ils me le rendent bien, ils sentent mon côté moujik, ma façon d’arracher la vie. »)
« Je me sens de plus en plus vagabond. Plus rien ne m’attache. Je peux partir n’importe où. N’importe quand. Je voyage toujours sans valise. (…) J’ai toujours voyagé, j’ai toujours été un citoyen du monde, je ne suis pas quelqu’un qui s’installe, je suis quelqu’un qui passe. »
Ses explications sur ses relations très controversées avec les autocrates Poutine, Kadyrov et Loukachenko me semblent moins convaincantes : « Ma rencontre avec la Russie n’a rien à voir avec la politique. Elle est avant tout humaine et spirituelle. » Je veux bien le croire. Mais alors, pourquoi s’être affiché avec ces trois dictateurs ?
La lecture des Récits d’un pèlerin russe, dont l’auteur est anonyme, semble avoir beaucoup marqué l’enfant de 12 ans qui dit avoir appris à parler le français avec ce livre, et la littérature russe de manière plus générale, en particulier Dostoïevski et Pouchkine. Il se dit « transporté » par Tolstoï et Maïakovski. « C’est dans la littérature russe que je retrouvais ce qui était vraiment pour moi la nature humaine, l’aventure humaine. Dans les romans russes, (…) on aime dix fois plus fort que partout ailleurs, on déteste dix fois plus fort aussi… » Personnellement, c’est exactement la raison pour laquelle je n’arrive pas à entrer dans cette littérature. Depardieu adore cette abondance russe. « Leur rapport à la religion, à la spiritualité, toute cette théâtralité qu’ils y mettent me correspondent parfaitement. »
Bien sûr Depardieu explique pourquoi Poutine, qu’il n’hésite pas à qualifier d’ancien voyou, est, selon lui, le dirigeant qu’il faut au peuple russe : « … quand on connaît vraiment la Russie comme je la connais (…), on comprend ce que fait Poutine à la tête du pays et pourquoi il faut quelqu’un de cette nature-là. (…) Et je vois bien quand je parle aux gens là-bas combien ils sont reconnaissants d’avoir retrouvé face aux autres pays une certaine dignité, qu’ils avaient perdue avec cet Elstine qui adorait la boisson et qui s’effondrait en public devant des chefs d’État, comme moi avec mon scooter devant les pompiers de Paris. »
Et Depardieu d’ajouter que Poutine « aime bien chez lui son « côté hooligan ».
Il peut paraître choquant d’affirmer que les Russes sont ravis d’être dirigés par un autocrate. Mais, en lisant le dernier livre de Pascal Perrineau, Le goût de la politique, j’apprends avec stupéfaction que 29 % de Français pensent qu’avoir « à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections » serait une bonne chose.
Les bras m’en tombent…
En parfaite contradiction avec ce qu’il a énoncé quelques pages plus haut, Depardieu admet voir Poutine régulièrement, pour parler de géopolitique, et notamment de la Crimée annexée par Poutine en 2014 (le livre est sorti en 2015). L’auteur nous gratifie d’un long paragraphe historique plutôt bien informé et assez convaincant nous expliquant pourquoi la Crimée, « bazardée » en quelques instants aux Ukrainiens par Khrouchtchev en 1954, ne peut être que russe, puisque considérée depuis toujours comme une terre sacrée par les Russes. Depardieu ne nous dit pas ce que tout le monde sait, à savoir qu’il a obtenu la citoyenneté russe le 13 janvier 2013, par un oukase de Vladimir Poutine. Cet ancien musulman, qui deviendra plus tard chrétien orthodoxe, obtiendra même en 2022 la citoyenneté dubaïote…
Autant Depardieu aime et admire les Russes, autant il méprise les Américains, qu’il admirait pourtant à leur base de Châteauroux, dans sa jeunesse. Il va même jusqu’à affirmer ceci : « On me reproche de fréquenter Poutine, mais j’aurais trouvé beaucoup plus malsain de fréquenter les Kennedy et leur entourage. Tous les Kennedy ont d’ailleurs été tués comme de vulgaires mafieux. » Bigre…
Ce qu’il déteste par-dessus tout chez les Américains, c’est leur hypocrisie (notamment en matière d’homosexualité), qu’il n’observe pas chez les Russes (mais il ne fait pas bon être homosexuel en Russie). Cependant sa détestation des Américains me semble un peu trop radicale. Depardieu donne l’impression que, pour lui, le monde se divise entre les bons (les Russes) et les mauvais (les Américains). C’est un peu réducteur, et ça sent le complotisme antiaméricain.
Dans le chapitre suivant, intitulé « Je doute des civilisations », Depardieu se dit fasciné par l’Histoire, qu’il n’a pas apprise à l’école. Il l’a « respirée » plus tard en interprétant des personnages, du XVIème siècle avec Le retour de Martin Guerre, du XVIIème siècle avec Cyrano, de la Révolution avec Danton, de l’Occupation avec Le dernier métro.
Il évoque longuement les massacres perpétrés depuis des siècles par le fanatisme religieux. Entendant un juif et un musulman débattre du commandement « Tu ne tueras point », Depardieu fait cette remarque assez pertinente : « Pour eux, effectivement, on n’a pas le droit de tuer, puisque seul Dieu a ce pouvoir, le pouvoir d’arrêter la vie. Et l’homme ne peut pas usurper la prérogative de Dieu. Par contre, on a le droit d’assassiner. D’assassiner les infidèles. (…) Tuer, c’est un acte divin, assassiner, c’est un acte humain. On ne peut donc pas tuer, mais on peut assassiner. Qui peut comprendre ça ? Moi, pas. »
Sur le plan religieux, il n’a pas été baptisé et, jeune, n’était attiré par aucune religion en particulier. Mais il dit avoir une sorte de foi, « cette chose que tu as au fond de toi, qui est liée au souffle, à la nature et à la nature humaine. Cette chose que tu trouves à la racine de chaque religion, qui était là avant les religions… » Il évoque en fait sa vision de la spiritualité, qu’il définit comme notre lien au cosmos. Arrivé à Paris, il s’est converti à l’islam, à la suite d’un concert d’Oum Kalsoum (!), qui lui a ouvert la voie vers une forme de spiritualité musulmane. Il a fréquenté la mosquée pendant deux ans, et faisait même ses cinq prières quotidiennes ! Je ne l’aurais jamais cru si ce n’était pas lui qui le proclamait. Plus tard il a lu saint Augustin sur les conseils de Jean-Paul II. Il dit avoir été séduit, chez Augustin, par « sa sensualité, son savoir sur la nature, son vécu. » Il aimait sa façon de s’adresser à Dieu, « avec colère souvent, avec la colère de la question sans réponse. »
En Russie, la religion est très présente, nous dit Depardieu. « Leur religion est très démonstrative, ils touchent beaucoup, ils caressent, ils embrassent, ils bougent, c’est très physique. J’adore ça. Les baptêmes orthodoxes, par exemple, sont sublimes. » Il se convertira en septembre 2020 à la religion orthodoxe, et sera baptisé dans cette religion lors d’une cérémonie à la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky de la rue Daru, à Paris. Un bien curieux parcours spirituel !
Le dernier chapitre reprend le titre du bouquin. Il commence par : « Moi, c’est le présent. Le passé ne m’attache pas. L’avenir ne m’intéresse pas. Je me fous de ce qui va m’arriver demain. Quand tu grandis comme moi dans une situation de survie, le présent, c’est la seule chose qui compte. »
Revenant sur son parcours d’acteur, il proclame : « On dit que je suis un acteur, mais je ne suis pas acteur. Je n’ai jamais voulu faire de théâtre, ni de cinéma. C’est seulement la vie qui m’a conduit dans ces eaux-là. J’aurais aussi pu très bien passer mon existence à voler des voitures, à ouvrir des restaurants ou à faire des affaires. Même si je n’ai rien, mais alors vraiment rien d’un homme d’affaires. » Quelques lignes plus loin : « J’ai quand même mis longtemps à comprendre pourquoi je faisais ce métier. Puis je me suis rendu compte que c’était par plaisir, par amour des mots, des autres et de la vie. » Et, en toute sincérité, il ajoute : « Et surtout, faire du théâtre ou du cinéma, c’était une bonne planque pour ne pas travailler. (…) Je n’avais pas envie de travailler, j’avais envie de vivre. » Depardieu énumère quatre de ses plus beaux films, précisant qu’il ne tire aucune gloire personnelle de leur perfection, parce qu’il ne se sent pas acteur. « Je n’ai même aucune technique d’acteur. Mon seul talent, c’est d’être absolument dans le temps, de savoir instinctivement habiter le temps présent, l’instant sans jamais lui résister ou vouloir le contrôler. » Et voilà comment un jeune homme qui a fait du cinéma et du théâtre parce que la vie le lui a proposé est devenu cet immense acteur, ce colosse aux pieds d’argile.
Depardieu reconnaît avoir fait des erreurs : « J’étais un peu sauvage et malheureusement cet esprit sauvage me laissait parfois très seul. J’ai cru que je pouvais imposer ma liberté aux autres, j’ai mis du temps à reconnaître que ma liberté n’avait pas droit sur tout. Je m’en suis excusé. » Le fera-t-il devant les tribunaux qu’il va devoir affronter un jour ou l’autre à la suite des plaintes pour viol déposées à son encontre ? Comme le disait Desproges, le doute m’habite…
Quid de l’innocence annoncée ? « On naît peut-être innocent (…) Mais cette innocence, on la perd très vite (…) Cet état d’innocence premier, on peut tout à fait le retrouver. Après avoir traversé beaucoup de saloperies, trop de saloperies, tu n’as d’ailleurs presque pas d’autres choix pour continuer que de retrouver cet état d’innocence. Encore faut-il pouvoir faire la paix avec ces saloperies. » Tout cela nous ramène à la Russie : « L’innocence a toujours été au cœur de l’âme russe. (…) On la retrouve surtout dans le formidable goût qu’ont ces gens pour la spontanéité, la confiance et la générosité. » Ce n’est pas tellement l’idée que je me fais de Poutine, qui est tout sauf innocent…
Et, pour terminer sur ce sujet : « Non, l’innocence, c’est quelque chose de totalement gratuit, de désintéressé, un simple état de l’être, sans espoir de contrepartie. » Après ce beau plaidoyer, je me pose la question de savoir si Gérard Depardieu pense avoir retrouvé son innocence, comme le laisse penser le titre de son livre, traversé par une très grande sincérité.
Dans l’avant-dernière page de son livre sur Saint Augustin, Lucien Jerphagnon parle de la mort de l’évêque d’Hippone, et cite cette phrase de lui qui résonne particulièrement en ce moment où la fin de vie est une préoccupation majeure : « Qu’elle ait été longue, qu’elle ait été courte, toute vie devient égale dès lors qu’elle doit finir. »
Mais cela n’a rien à voir avec Depardieu. Du moins, pas dans l’immédiat.
Le personnage de Depardieu, même avec toute la belle littérature qu’il déploie devant nous me semble aussi incompréhensible que les 29 % de Français (d’après Pascal Perrineau) pensant qu’avoir « à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections » serait une bonne chose. Comme disait humoristiquement Alain Finkielkraut : “les bras m'en tombent des pieds…”