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L’hôpital, une nouvelle industrie


Stéphane Velut ne s’intéresse pas qu’aux questions liées à la fin de vie, qui ont fait l’objet de mon précédent propos (La mort hors la loi). Il est l’auteur, dans cette même collection Tracts de Gallimard, d’un amusant mais très sérieux pamphlet intitulé L’Hôpital, une nouvelle industrie – Le langage comme symptôme. J’en recommande vivement la lecture à toute personne intéressée par ces questions du malaise hospitalier grandissant, qui font de plus en plus irruption dans les médias, surtout depuis que la crise sanitaire a achevé de décourager bien des soignants qui ont préféré changer de métier, et bien des médecins qui ont quitté l’hôpital public pour le secteur privé. Et ce n’est pas toujours, loin s’en faut, en raison du niveau scandaleusement bas de la rémunération de tous ces professionnels, qui n’a été que très peu revalorisée malgré le « Ségur de la santé ».

Puisqu’il est chef du service de neurochirurgie du CHU de Tours, son propos concerne avant tout les CHU, créés à l’instigation du Pr Debré (le père de Michel, Premier ministre inaugural du Général de Gaule) il y a déjà soixante ans. Mais son argumentation est parfaitement transposable aux CHG (centre hospitalier général) comme celui dans lequel je termine ma carrière chirurgicale.

Je précise que ce petit livre, publié en 2020, a donc été écrit avant la crise sanitaire, qui a masqué temporairement les problèmes de l’hôpital mais n’a fait en réalité qu’aggraver le constat de son auteur.


Ce dernier raconte qu’il a longtemps vécu dans un état de sommeil profond face au fonctionnement du CHU qui l’emploie. Il s’est brusquement réveillé de sa torpeur béate à la suite d’une réunion de travail pendant laquelle un jeune membre d’un cabinet de consulting, manifestement imbu de son importance, fit savoir que, tout en restant dans une démarche d’excellence, il fallait désormais transformer l’hôpital de stock en hôpital de flux (sic).

Notre neurochirurgien hospitalier découvrait en même temps les méthodes de « gouvernance » qui allaient s’imposer à tous ses collègues, et le langage administratif, souvent abscons, qui va de pair, et qui est, peu ou prou, celui de la communication d’entreprise. Quelques exemples de cette phraséologie : « questionner les enjeux », « définir les leviers d’animation des équipes », etc.

Le langage se dénature quand il n’est plus fait que de l’association de termes qui expriment des « poncifs effrayants de vacuité » : « démarche d’excellence », en français de tous les jours signifie que l’on souhaite travailler le mieux possible, ce qui a toujours été l’objectif premier des médecins et des soignants, sans qu’un communiquant ou un qualiticien n’aient besoin de le leur suggérer. Bref, il convient d’adopter les bons « éléments de langage », comme on dit en politique ou en marketing.

Quant aux termes « stock » et « flux » employés par le consultant, ils s’appliquent en réalité aux patients, dont on demande aux médecins de limiter drastiquement le temps d’occupation de leur lit, la fameuse DMS (durée moyenne de séjour), ce qui permettra d’arriver à l’objectif inavouable de prime abord de fermer des lits supposément devenus inutiles. Puisqu’il n’est pas possible de diminuer le coût des soins, qui augmente sans cesse du fait des progrès technologiques, il faut limiter l’accès aux soins. Les gestionnaires hospitaliers, confrontés à un déficit que creusent sans cesse des réformes tarifaires irrationnelles, usent d’un métalangage peu compréhensible pour ne pas dire ce qu’ils font, à savoir réduire les dépenses par tous les moyens, en premier lieu desquels la fermeture de lits, que les technocrates hospitaliers préfèrent appeler, en bon sabir administratif, « redimensionnement capacitaire ».


L’évolution de notre société depuis les années 80, et notamment l’extension progressive des droits de toutes sortes (que l’auteur ne remet nullement en cause), transforma progressivement le patient (on ne dit plus le malade) en consommateur de soins, et le médecin en prestataire de services, avec toute la perte de considération que cela implique. Le praticien, autrefois « sujet d’estime », s’est mué en « sujet d’attente », sommé d’obtenir les résultats attendus, même s’il n’est tenu, juridiquement, qu’à une obligation de moyens.

Une conséquence directe de l’extension des droits se fit sentir dans le domaine sanitaire : l’aléa, le hasard et finalement la mort, devinrent des variables inadmissibles de l’existence. Cela explique la judiciarisation croissante des rapports entre soignant et soigné, qui se solde en général par la défaite juridique du soignant. De manière anecdotique, je connais, dans mon entourage, quelqu’un qui a trouvé inadmissible la mort non envisagée par lui de sa mère de 95 ans en EHPAD en plein confinement, et qui a cherché par tous les moyens, mais en vain, à me persuader que cette mort était suspecte.


Les hôpitaux comptèrent au nombre des victimes d’un changement de paradigme concernant les élites, qui a commencé dans les années 80. Le secteur dit tertiaire, constitué d’individus qui « communiquent » mais ne produisent rien, est devenu l’élite de la société, reléguant au second plan ceux qui la constituaient auparavant, à savoir ceux qui fabriquaient du tangible, notamment, parmi les médecins, tous producteurs de soins, ceux qui développaient d’incroyables technologies, comme les chirurgiens cardiaques. Dorénavant l’élite du pays est constituée par les « hauts fonctionnaires », censés détenir un savoir permettant de « gérer » les activités des citoyens placés sous leur tutelle omnipotente.

Dans les hôpitaux la loi HPST de 2009, dite loi Bachelot, a donné le pouvoir de décision au corps administratif, que S. Velut préfère appeler le corps « administrant ». Pour l’auteur, « deux corps radicalement distincts occupaient le même monde : les uns proches de la vie, de la souffrance et de la mort, les autres dominant ces concepts de façon théorique et laissant la réalité en sursis permanent. Forcément une estime réciproque et sincère peina à y survivre. »


Stéphane Velut procède à un petit détour par les travaux bien connus de l’anthropologue américain David Graeber, inventeur du terme anglais bullshit jobs, les « boulots à la con », ceux qui ne produisent rien, qui ne changent rien, ce dont sont parfaitement conscients pratiquement 40% des salariés qui font ce type de travail. A contrario les travailleurs du soin, qui appartiennent à la caring class, la « classe empathique », assument leurs tâches avec enthousiasme, persuadés d’être réellement utiles. Dans cette caring class Graeber place tous ceux dont la préoccupation est autrui, qui ont en charge l’assistance, l’éducation, la justice, la protection, la sécurité ou encore le soin. Pour Graeber ce sont les nouveaux prolétaires, car ils sont mal payés pour faire un travail qu’ils effectuent parfois au détriment de leur vie quotidienne (je pense notamment aux policiers). Tous ceux qui ont assuré la pérennité de la vie sociale pendant le premier confinement en sont la preuve flagrante. De nombreux médecins et soignants ont payé de leur vie le fait de soigner des patients contaminés par le coronavirus, sans disposer des moyens pour se protéger efficacement. À ces nouveaux prolétaires s’applique à merveille la sentence du philosophe stoïcien Sénèque « virtus ipsa praetium sui », autrement dit « la vertu est sa propre récompense ». Ce n’est pas l’argent qui les motive, ce qui autorise à les payer mal, contrairement à ceux qui font leur job pour l’argent, comme tous ceux qui travaillent dans la finance. Ils sont très bien rémunérés parce que c’est à cette condition qu’ils acceptent le job proposé.


Qui plus est la classe empathique voit la classe de l’abstrait multiplier à l’infini de nouveaux intermédiaires de l’administration. Une étude américaine a montré que, pendant une période où le nombre de médecins a augmenté de 150%, le nombre d’administratifs travaillant dans le domaine sanitaire bondissait de 3200% (Topol). Ce pouvoir décuplé de la gestion se traduit par l’utilisation nouvelle du terme de gouvernance, voire de nouvelle gouvernance. À l’hôpital la confusion entre gestion et organisation est devenue flagrante. Le gestionnaire ne se contente pas de gérer, il prétend aussi administrer ; autrement dit, il fait de la « gouvernance ».

Ce constat général s’applique parfaitement à l’hôpital public français. En moins de vingt ans le corps soignant « s’est vu rattrapé par les tableaux Excel, les formulaires à remplir et les mails intrusifs », qui rognent de plus en plus sur son vrai travail, celui de produire du soin. Et les directeurs adjoints, attachés de direction, attachés d’administration, cadres de pôles et cadres supérieurs sont devenus pratiquement aussi nombreux que les médecins titulaires. Je confirme que c’est le cas dans mon hôpital.

Cette organisation délirante a engendré un haut degré de déshumanisation, qui se traduit par exemple par le fait que nombre de soignants passent plus de temps devant leur écran d’ordinateur qu’au chevet des patients.


S. Velut précise sa pensée : « l’hôpital est dominé par une obligation de moyens – entendez matériels. Le corps soignant se trouve ainsi l’objet d’un amaigrissement d’autant plus invivable que les tâches qui lui incombent dépassent de plus en plus celles du soin au sens strict, que le corps administrant grossit et que le coût des techniques et de la pharmacopée s’accroît. L’efficacité des soins progresse au détriment de ceux qui les prodiguent. L’absentéisme et les démissions ne font dès lors qu’aggraver le malaise. »

Et il faut ajouter à ce constant alarmant une notion qui n’existait pas quand S. Velut a écrit ces lignes, à savoir la difficulté grandissante de trouver des remplaçants depuis la baisse réglementée de leur rémunération, qui, il faut bien le reconnaître, était parfois délirante eu égard à celle des titulaires, du fait d’une offre largement inférieure à la demande. Tout cela a aggravé de manière dramatique le dysfonctionnement chronique des services d’urgence partout en France.


Non seulement le corps administrant ne voit pas que son embonpoint croissant est, non pas la solution, mais une partie du problème, mais encore il souhaite faire du praticien le manager de ses équipes, censé y éteindre le feu qu’il a contribué à allumer.

C’est dans cet esprit que l’administration propose aux praticiens, en attendant probablement de les leur imposer, des « journées de séminaire managérial », organisés notamment par l’EHESP, l’École des hautes études en santé publique.

Parmi les thèmes abordés, j’aime particulièrement les deux suivants : « Fonctionnement managérial par la connaissance de soi », ou « Déclinaison des valeurs en comportements »… Et tout cela, bien sûr, « au service du patient », éternelle rengaine vidée de son sens (les soignants savent bien que le patient est le destinataire de tous leurs efforts), et aux frais du contribuable.

S. Velut conclut ainsi ce chapitre : « Rien ne justifie de faire du praticien un disciple de ce fédéralisme managérial. » Ce praticien « sait plus efficace et plus gratifiant de faire autorité dans son domaine que d’exercer le pouvoir dans d’autres. »


Différentes méthodes ont été essayées par les décisionnaires pour limiter les dépenses hospitalières, notamment la fameuse T2A (tarification à l’activité), mais sans grand succès. La dernière en date, qui a pour l’instant la préférence des administrants, c’est le « virage ambulatoire ». Une intervention destinée à traiter la cataracte coûte beaucoup moins cher si elle est réalisée en ambulatoire plutôt qu’en hospitalisation complète. Mais toutes les activités ne peuvent pas être faites en ambulatoire ; la solution est toute trouvée : privilégier les activités qui peuvent bénéficier de l’ambulatoire, au détriment des autres.


Tout ce qui vient d’être dit dessine le portrait actuel du système hospitalier, qui ressemble de plus en plus à une entreprise industrielle, avec les mêmes concepts, comme la gestion des stocks et des flux, les circuits standardisés (le circuit du patient est l’expression à la mode), l’organisation managériale… Mais il est n’est pas possible de « faire de la maladie une matière première achetée et de la santé un produit fini vendu. »


Je ferai un parallèle avec la notion de qualité et de sécurité des soins, qui est devenue essentielle si une structure sanitaire veut être certifiée (c’est une obligation réglementaire) ou un médecin accrédité (c’est facultatif). Dans l’industrie, la définition la plus simple de la qualité, c’est la satisfaction du client. Dans le domaine sanitaire, le client en question n’est pas le patient, comme les gestionnaires essaient de le faire croire aux médecins, mais bien la HAS, la Haute autorité de santé. Le système tourne en rond et à vide.


Stéphane Velut termine son réquisitoire par des propositions d’amélioration (dont le remplacement de la T2A par un système de tarification plus pertinent), dont je crains qu’elles ne soient jamais appliquées, à moins que les hauts fonctionnaires qui organisent la politique sanitaire ne se mettent tous à lire son pamphlet, ce qui me semble assez peu probable.

Et j’aimerais bien savoir ce qu’en pense Olivier Véran, notre actuel ministre de la santé, ci-devant praticien hospitalier en neurologie au CHU de Grenoble-Alpes, mais aussi titulaire depuis 2012 d’un executive master en gestion et politique de santé délivré par Sciences-Po Paris. Quelle est la moitié de sa double appartenance que sa raison privilégie ? Le médecin ou le gestionnaire ?


Conclusion personnelle : l’imagination et l’esprit d’initiative dont ont fait preuve nombre de médecins et de soignants pendant les moments les plus chauds de la crise sanitaire du printemps 2020, ont montré qu’il suffisait de s’affranchir des administrants, devenus totalement inopérants face à une situation qu’ils n’avaient pas prévue, pour réussir à repousser les murs et déplacer les montagnes, autrement dit à prendre en charge tous les patients gravement atteints par la Covid qui avaient un besoin impératif de soins techniques.

Malheureusement, le corps administrant n’a pas tardé à reprendre le pouvoir et ses mauvaises habitudes gestionnaires et langagières dans les CHU et les hôpitaux généraux.


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