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La peur

Depuis que l’épidémie de Covid-19 nous est tombée dessus, au printemps 2020, la peur est devenue omniprésente : peur du coronavirus, pour nous et pour ceux que nous aimons ; peur d’être contaminé ou, peut-être pire, d’être contaminant ; peur du déclassement, individuel ou collectif…

Et la deuxième vague, à laquelle beaucoup ne croyaient pas, notamment des scientifiques médiatisés qui ne sont jamais à une prédiction erronée près, est bien là, ce qui ne fait que renforcer la peur.

Notre société s’est scindée en deux blocs qui ont de plus en plus de mal à se comprendre, voire à se tolérer : ceux d’entre nous qui adhèrent au discours officiel alarmiste, qui, à trop l’écouter, les conforte dans leur sentiment de peur ; et ceux qui sont plus convaincus par les « rassuristes », sans voir toujours la part de complotisme que certains de leurs propos véhiculent. Ceux-là refusent d’avoir peur, quelles que puissent être les conséquences pour eux et surtout pour les autres. Mais, quel que soit le camp (j’avais d’abord écrit le clan !) dans lequel chacun de nous se range, la peur est le principal sujet. Personnellement le discours alarmiste me semble beaucoup plus pertinent, mais j’essaie cependant de ne pas me laisser gouverner par la peur, notamment lorsque je vais travailler. Cependant je respecte l’appréhension que ressent ma femme, en espérant qu’elle s’effacera (l’appréhension !) au fur et à mesure que le risque s’estompera, car je ne doute pas que c’est ce qui va se passer à une échéance difficile à imaginer. Toutes les pandémies ont fini par refluer, alors pourquoi celle-ci ferait-elle exception, d’autant que nous finirons bien par disposer d’un vaccin ?

Didier Pittet

L’infectiologue suisse Didier Pittet, qui doit son surnom de « docteur Mains propres » au fait qu’il a offert à l’OMS le brevet de la solution hydro-alcoolique, dont il est un des co-inventeurs, pour que le monde entier puisse en bénéficier, est dans l’actualité à double titre : c’est à lui qu’Emmanuel Macron a commandé un rapport sur la façon dont la France a géré la crise sanitaire ; et il vient de publier un livre intitulé « Vaincre les épidémies », que je vais m’empresser d’acheter dès qu’il sera disponible, d’ici quelques jours. Compte tenu de la façon dont la Suisse a réussi son déconfinement, en grande partie grâce à lui, je pense que je trouverai dans ce livre des réponses peu discutables aux questions que tout le monde se pose, en France comme dans le reste du monde.


Samuel Paty

Ces jours-ci est apparue une autre raison d’avoir peur, avec l’épouvantable décapitation, en pleine rue d’une petite ville tranquille de l’Île de France (dont Michel Rocard fut autrefois le maire), d’un enseignant, coupable aux yeux de son jeune meurtrier fanatisé d’avoir expliqué la liberté d’expression à ses élèves en leur montrant quelques-unes des fameuses caricatures de Mahomet republiées par Charlie Hebdo. Il avait précisé aux élèves musulmans qu’ils n’étaient pas obligés de les regarder, et qu’ils pouvaient fermer les yeux.

Les siens le sont définitivement.

Désormais les enseignants qui voudront évoquer ce thème avec leurs élèves le feront avec la peur au ventre, ou ne le feront pas, car la peur des conséquences sera trop forte. La peur risque, si ce n’est pas déjà le cas, d’entraîner de plus en plus d’autocensure, comme dans les régimes totalitaires, qu’ils soient laïcs ou théocratiques. Mais la résistance à l’autocensure semble s’organiser puisque nombreux sont les journaux qui ont décidé, par solidarité, de republier les caricatures, et que celles-ci ont même été projetées en grande taille sur les façades de certains bâtiments officiels comme les hôtels de région d’Occitanie à Toulouse et Montpellier.

Stefan Zweig

Dans ce contexte particulièrement anxiogène j’ai été saisi d’une envie irrépressible de relire le chef-d’œuvre de Stefan Zweig, la nouvelle intitulée précisément La peur. Elle a été publiée par Zweig sous deux formes, l’une longue (la version originale, parue en 1920), l’autre courte (parue en 1925), que l’auteur a obtenue en supprimant certains passages, mais sans rien modifier de son texte. Je lis cette nouvelle en version longue, dans la très belle collection des « Classiques modernes » de la Pochothèque. Les phrases supprimées (qui représentent un bon quart du texte) pour obtenir la version courte sont mises entre crochets, ce qui procure au lecteur l’avantage de connaître les passages du texte dont Zweig pensait qu’ils n’étaient pas indispensables à la cohérence de l’ensemble. Selon Saint-Exupéry la perfection est obtenue non pas quand il n’y a plus rien à rajouter, mais plus rien à retirer. En suivant ce critère, la version courte serait encore plus parfaite que la version longue, qui n’est tout de même pas mal !

La version longue fut dans un premier temps publiée comme une œuvre isolée, un court roman, avant d’être intégrée en 1936 dans un recueil de nouvelles intitulé Kaleidoskop. Mais la traduction française de la version courte, réalisée par l’incontournable Alzir Hella, fut d’emblée insérée par Bernard Grasset dans un recueil auquel elle donna son titre.

Comme il n’est pas exclu que certains de mes lecteurs aient envie de lire ou de relire ce très beau texte, je me contenterai d’en faire ici un bref résumé, assorti de courts extraits. Irène est une jolie femme proche de la trentaine, mère de deux jeunes enfants. Mariée à un grand avocat, elle appartient à la grande bourgeoisie viennoise. Elle se rend régulièrement chez son amant, un jeune pianiste, pour échapper à une vie conjugale quelque peu terne auprès d’un époux à qui elle n’a rien à reprocher, mais dont elle s’apercevra qu’elle ne le connaît pas vraiment.

Voici comment Zweig explique le début de cette relation : « Sans le vouloir vraiment ni comprendre au juste pourquoi, elle était devenue sa maîtresse. En fait, elle n’avait éprouvé aucune attirance physique pour lui, son attachement n’avait rien de de sensuel, et pour ainsi dire rien d’intellectuel ; elle s’était donnée à lui sans besoin réel et même sans véritable désir, par une sorte de paresse à résister à ses avances et par une espèce de curiosité inquiète ».

En sortant de chez lui elle se fait agresser verbalement par une femme vulgaire qui prétend avoir été la maîtresse du pianiste, dont Irène aurait pris la place, et qui, surtout, semble savoir qui elle est. Cette mégère, « l’extorqueuse », va soumettre Irène à un chantage qui la placera dans une situation insoutenable : l’aveu ou la peur d’être découverte. L’implacable alternative est donc la suivante : l’aveu, impossible, ou l’absence d’aveu, invivable. Et pourtant son mari, qui semble se douter de quelque chose, lui tendra plusieurs perches pour lui faciliter l’aveu. « Elle sentait avec une certitude qui la forçait à redoubler de prudence, qu’il ne cessait de s’occuper d’elle, tout comme elle de lui. Nuit et jour ils se tournaient autour, comme décrivant des cercles, chacun essayant de surprendre le secret de l’autre, tout en gardant le sien bien caché derrière son dos. » Irène assiste au changement de comportement de son mari. Sa sévérité menaçante des premiers jours a fait place à de la prévenance qui lui rappelle l’époque de leurs fiançailles. « Elle était prise parfois d’un étrange frisson en voyant qu’il lui soufflait quasiment les mots libérateurs et qu’il la tentait en lui rendant l’aveu plus facile ; elle comprenait son intention, et sa bonté la transportait de reconnaissance. Mais en même temps que son affection devenait plus vive, elle sentait aussi grandir sa honte envers lui, et c’était cela qui l’empêchait de parler, plus encore que sa méfiance initiale ».

Leur petite fille a fait une vilaine bêtise, que son père l’a forcée à avouer ; il lui a infligé une punition qu’Irène trouve un peu sévère. Elle s’en ouvre à son mari, qui lui répond par des mots dont elle sent qu’ils lui sont destinés : « La peur est pire que le châtiment, parce qu’il est toujours déterminé, quelle que soit sa gravité, et préférable à l’affreuse attente indéterminée qui se prolonge à l’infini, horriblement. Dès qu’elle a connu son châtiment, elle s’est sentie soulagée ». Irène se sent alors à deux doigts d’avouer sa faute à son mari, qui a fait preuve de magnanimité envers sa fille en levant la punition infligée, mais rien à faire, les mots ne veulent pas sortir. « Tel un tonnerre tout proche, l’avertissement grondait, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas fuir. Et au plus secret de son désir, elle appelait ce qu’elle avait redouté jusqu’alors, la foudre rédemptrice de la révélation ».

L’angoisse générée par cette situation ira crescendo, et Irène se sentira guettée par la folie et par le désir de mettre fin à cette insoutenable angoisse en se donnant la mort. Mais je n’en dirai pas plus, pour ne pas dévoiler la fin, que l’on peut imaginer triste ou heureuse.

ETA Hoffmann

Les germanophones noteront que le titre allemand de la nouvelle, Angst, qui signifie effectivement « peur », ressemble étrangement à « angoisse ». On le sait, la peur est provoquée par un danger réel, comme celui d’être contaminé par le coronavirus, alors que l’angoisse n’a pas besoin d’un objet précis pour naître et croître. Chez Irène la peur, dont l’objet est bien réel, se mue en une intolérable angoisse quand la menace devient insaisissable, et que s’installe un climat « d’inquiétante étrangeté », traduction française par Marie Bonaparte du titre de l’essai de son maître Freud, Das Unheimlich. Ce mot a été très utilisé par les romantiques allemands, tels Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Clemens Brentano ou encore Ludwig Tieck, auteurs qui m’ont fasciné dans ma jeunesse, notamment ETA Hoffmann, dont j’ai lu sans modération l’intégrale des Contes, magnifiquement présentée par les Éditions Phébus, maison d’édition malheureusement disparue depuis une bonne dizaine d’années.

Ariane Ascaride dans les Héritiers

Pour terminer ce billet, un mot sur le magnifique film Les héritiers, programmé lundi 19 octobre en soirée, en hommage à Samuel Paty, l’enseignant décapité. Ce film, tiré d’une histoire vraie, raconte comment une professeure d’histoire-géographie d’un lycée de Créteil (extraordinaire Ariane Ascaride) va proposer à sa classe de seconde, multicolore, multiculturelle et en très grande difficulté scolaire, ce que l’on appelle pudiquement une classe difficile, de relever le défi de participer au concours annuel de la Résistance et de la Déportation. Nous assistons, ébahis et émus, à la transformation quasi miraculeuse de tous ces élèves qui n’avaient jamais entendu parler de la Shoah. Et, en définitive, cette classe en qui personne ne croyait, hormis l’enseignante, va gagner le concours, ce qui fut bien le cas dans la réalité.

Pour les gens de ma génération (ma classe n’est devenue mixte qu’en terminale, avec la présence de guère plus de deux ou trois filles), il est à peine pensable de voir ce que sont devenues les conditions de travail des enseignants. Après quelques minutes seulement, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander comment une personne censée pouvait avoir envie de s’investir dans ce métier avec des élèves aussi difficiles. Tout le reste du film est là pour montrer qu’on peut encore aimer passionnément enseigner, ce qui était, semble-t-il, le cas de Samuel Paty. Jusqu’à en mourir…

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