Mathilde Brézet vient de nous offrir, avec son premier essai, Le grand monde de Proust, un magistral portrait d’une petite centaine des personnages d’À la recherche du temps perdu, choisis parmi les quelque 2500 qui ont pris place dans la cathédrale romanesque de Marcel Proust.
Dès la parution du premier tome de la Recherche la question s’est posée de savoir si ce livre était à roman à clés, ce que Proust a toujours nié. Certaines relations de Proust ont cru se reconnaître, et beaucoup d’amis se sont fâchés avec l’auteur, qui, il est vrai, n’est jamais tendre avec ses personnages.
Le premier d’entre eux est évidemment « le narrateur », celui qui raconte l’histoire à la première personne. Si Proust lui a donné beaucoup de ses propres traits de caractère, il a toujours insisté pour dire qu’il ne s’agissait pas vraiment de lui, en vertu du principe que, contrairement à la théorie de Sainte-Beuve, le moi social et le moi profond ne sont pas les mêmes personnes. Claude Arnaud, dans son Proust contre Cocteau, a imaginé d’appeler ce double personnage le « Narraproust », façon élégante de régler le problème. principale différente est peut-être la suivante : alors que Proust s’est toujours considéré comme un écrivain, le narrateur ne découvre sa vocation qu’à la toute fin du roman, quand des souvenirs enfouis depuis longtemps remontent à sa mémoire. Mais, chose troublante, le narrateur, qui n’est appelé que cinq fois par son prénom, s’appelle précisément Marcel. Chose encore plus troublante, alors qu’au fur et à mesure de la lecture nous découvrons que presque tous les personnages masculins sont « du côté de Sodome », le narrateur reste imperturbablement hétérosexuel, alors qu’il est clairement établi que Proust était exclusivement homosexuel, pour autant qu’il ait eu une réelle sexualité, et que le sujet principal de son livre, pour ne pas dire l’unique, comme il l’a écrit dans sa correspondance, est l’homosexualité tant masculine que féminine, celle-ci lui paraissant plus mystérieuse que celle-là.
Dans beaucoup de ses personnages Proust a mis un peu de lui-même. Mais, pour imaginer les acteurs principaux de sa monumentale fresque, il s’est servi de personnes qu’il avait fréquentées, comme l’a bien montré son premier biographe anglais George D. Painter.
Deux exemples choisis entre mille : le baron de Charlus ressemble étrangement à l’aristocrate poète et dandy Robert de Montesquiou, tel que nous le connaissons dans son très beau portrait par Boldini, mais aussi au baron Doazan et à Oscar Wilde. Et, évidemment, à Proust lui-même qui, tout comme Charlus avait ses habitudes masochistes dans la maison de passe de Jupien, fréquentait le bordel pour hommes tenu par le modèle de ce dernier, son informateur attitré Albert Le Cuziat.
Quant à Charles Swann, son modèle unique est Charles Haas, juif assimilé reçu dans le Faubourg Saint-Germain et membre du très exclusif Jockey-Club. Mais Mathilde Brézet nous informe que Swann est, après le narrateur, le plus autobiographique des personnages de la Recherche. Il existe cependant entre le narrateur (et Proust lui-même) et Swann une différence de taille. Le second, en pur dilettante, n’écrira jamais l’essai sur Vermeer qu’il a en tête depuis des années.
Tandis que les premiers seront (l’auteur) ou deviendront (le narrateur) écrivains.
Dans cette constellation de personnages imaginaires s’est glissée une poignée de personnages réels, que les doigts d’une main suffisent à dénombrer. Il y a deux altesses, la princesse Mathilde, nièce de Napoléon et cousine de Napoléon III, et la reine de Naples, sœur de l’impératrice d’Autriche ( la fameuse Sissi), et deux roturiers, le lieutenant-colonel Picquart et le Professeur Dieulafoy.
Le premier, antisémite assumé qui s’était battu pour innocenter Dreyfus, par pure honnêteté intellectuelle qui l’avait conduit tout droit en prison, ne pouvait que fasciner l’ardent dreyfusard qu’était Proust.
La présence du second dans le roman est plus difficile à comprendre, dans la mesure où il y a plusieurs médecins imaginaires dans la Recherche. Alors, pourquoi un médecin réel ? Et pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Peut-être parce que, récemment décédé au moment de la rédaction du grand œuvre, il ne pourrait pas protester auprès de l’auteur. Peut-être aussi parce qu’il appartient au grand monde que Proust décrit.
Marcel, qui connaissait intimement deux médecins, son père Adrien, hygiéniste très réputé, et son frère cadet Robert, célèbre chirurgien (cf. mon billet de ce blog sur Robert Proust), avait toute la matière nécessaire pour composer des portraits de médecins tout à fait vraisemblables. Mais le père du narrateur n’est pas médecin ; il est ce que nous appellerions de nos jours un haut fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères. Quant à Robert, le frère cadet, qui a assuré avec beaucoup d’abnégation la publication posthume de l’œuvre de son célèbre aîné, il a purement et simplement disparu de la vie du narrateur, qui est fils unique, adoré de sa mère et de sa grand-mère, qui ne sont en réalité qu’une seule et même personne, Jeanne Weil, la mère de Marcel. Peut-être cette omission est-elle due au fait que la femme de Robert détestait cordialement son beau-frère ?
Tout ce qui précède me donne l’occasion d’évoquer ici de ce fameux professeur Dieulafoy, le vrai et aussi celui qui fait partie du personnel de la Recherche.
Quand j’étais étudiant en médecine, dans les années soixante-dix, la sémiologie (ou séméiologie) était la base essentielle de l’enseignement des maladies. Je ne suis pas certain que ce soit encore le cas. Et, tout naturellement, le nom de Dieulafoy était connu de tous, ne serait-ce que pour quelques-uns de ses aphorismes qui ont traversé intacts les époques, comme le fameux « coup de tonnerre dans un ciel serein » qui caractérise, selon lui, la douleur de la pancréatite aiguë. Et comment parler, à cette époque lointaine, de l’appendicite aiguë sans évoquer la « triade de Dieulafoy » ? Il se trouve que j’avais rencontré le docteur Dieulafoy de la Recherche avant celui de mes cours de sémiologie. Je m’étais étonné que Proust ait choisi un patronyme aussi extravagant pour son personnage de grand médecin parisien. Et je découvrais que ce personnage avait existé dans la réalité !
Paul-Georges Dieulafoy, né en 1839 à Toulouse et mort en août 1911, médecin interniste de grande renommée, fut bien le titulaire de la chaire de clinique médicale de l’Hôtel-Dieu de Paris, poste prestigieux s’il en fut, jadis occupé par Trousseau. Cette appellation de « clinique médicale » (ou chirurgicale ou obstétricale) a disparu depuis longtemps de la nomenclature hospitalière, mais avait encore cours à l’époque de mes études.
Dans sa trentaine, tel un personnage de Proust, Dieulafoy, décrit comme svelte et élégant, fréquente les salons parisiens tout en entretenant sa forme physique dans les gymnases et les salles d’armes. Familier des réceptions de l’impératrice Eugénie, il l’accompagne à l’inauguration du canal de Suez. Paul Nadar a réalisé un très beau portrait en pied de Dieulafoy âgé de quarante-huit ans, que l’on peut contempler dans le bel album Le monde de Proust vu par Paul Nadar.
Michel Debré, Premier ministre du Général de Gaulle et fils du grand pédiatre Robert Debré, est l’auteur d’une réforme hospitalière à l’origine des CHU, qui imposa le temps plein hospitalier aux médecins qui exerçaient à l’hôpital, avec toutefois la possibilité d’y avoir un secteur privé, faute de quoi ils auraient très certainement préféré les honoraires du privé au prestige mal rémunéré du public. Dieulafoy, comme tous les médecins hospitaliers de son époque, avait une importante clientèle privée (on ne parlait pas encore de patientèle). Il la recevait dans le bel hôtel particulier somptueusement décoré (Millet, Delacroix, Corot, entre autres) qu’il avait fait bâtir au 38 avenue Montaigne. Elle était composée de membres de la noblesse et de la grande bourgeoisie d’affaires. Une clientèle tout à fait digne du grand monde de la Recherche.
Je tombe avec gourmandise sur une description de l’arrivée à l’hôpital du professeur Dieulafoy chaque matin vers 9 heures 30 : « le coupé attelé de deux chevaux entrait dans la cour de l’Hôtel-Dieu et l’arrivée du « patron » était annoncée par une cloche, et tous les membres de l’équipe médicale rejoignaient son bureau… » J’ai connu pendant mon internat parisien exactement la même scène, mais c’était à l’hôpital Cochin ; le coupé hippomobile avait fait place à une Mercedes, et la cloche à deux coups de klaxon impérieusement actionné par son chauffeur. Et, dans le bureau du patron, ses élèves (internes, chefs de clinique et agrégés) étaient rangés en demi-cercle autour de lui par ordre hiérarchique, tremblant à l’idée qu’il serait peut-être de plus méchante humeur que d’habitude quand il pénètrerait dans son sanctuaire.
Dieulafoy n’eut pas d’enfants. Ce sont ses élèves qui en tinrent lieu, et il fut très attentif aux progrès de leurs carrières respectives. Il fut contraint en 1909, à l’âge respectable de soixante-dix ans, de quitter son service. Mais il continua à exercer, notamment à l’hôpital Laennec. En 1910, un an avant sa mort, il devint président de l’Académie nationale de médecine, qui l’avait accueilli en son sein dix ans auparavant. Une magnifique et longue carrière.
Qu’en est-il du médecin décrit par Proust, qui porte le même nom ? Il prend place essentiellement dans Le Côté de Guermantes. Au moment de la mort de la grand-mère, c’est lui qui est appelé pour constater le décès. Il le fait avec la componction d’un ordonnateur des pompes funèbres, et non sans une certaine âpreté au gain. Le portrait est assez cruel, comme souvent chez Proust : « Dans sa noble redingote noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas une seule condoléance qu’on eût pu croire feinte et ne commettait pas non plus la plus légère infraction au tact. (…) (Il) sortit de la plus belle façon du monde, en prenant simplement le cachet qu’on lui remit. Il n’avait pas eu l’air de le voir, et nous-mêmes nous demandâmes un moment si nous le lui avions remis tant il avait mis de la souplesse d’un prestidigitateur à le faire disparaître, sans pour cela perdre rien de sa gravité plutôt accrue de grand consultant à la longue redingote à revers de soie, à la belle tête pleine d’une noble commisération. »
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