Liberticide est le mot à la mode en ce mois d’août 2021, surtout quand il est accolé au néologisme « pass sanitaire », alors que la 4ème vague de la Covid-19 est en train de submerger les DOM-TOM et d’atteindre toute la partie méridionale de la Métropole, en attendant qu’elle ne gagne le reste du territoire, pour ne parler que de notre problématique nationale.
Liberticide est un mot particulièrement fort, car cet adjectif ne qualifie pas seulement une action attentatoire aux libertés, mais envisage que celle-là puisse provoquer la mort de celles-ci. En première approximation, j’aurai tendance à penser que rien n’est plus liberticide que le Sars-Cov-2, qui a privé des millions d’humains, et plus de 100 000 de nos concitoyens, de la première des libertés, celle de rester en vie. Je ne suis pas le seul à exprimer cette évidence.
Pour illustrer mon propos, je souhaite rapporter un échange récent de mails entre le directeur de l’hôpital dans lequel j’exerce mon activité chirurgicale, et une pharmacienne du même établissement, connue localement pour son franc-parler. Cet échange me semble significatif de l’étrange état d’esprit qui règne actuellement dans les hôpitaux. Je vous laisse juge…
Or donc, le 21 juillet, notre bien aimé directeur, Jean-Claude. T., adressait ce mail collectif à tous les soignants (ce qui inclut les médecins) travaillant sous sa responsabilité au sein du GHT Bourgogne méridionale (Groupement hospitalier de territoire) :
Madame, Monsieur, Docteur,
Suite à la dernière annonce du Président de la République, vous devrez présenter un schéma vaccinal complet au 15 septembre. Si vous n’avez pas été malade du COVID, vous devrez donc avoir réalisé la première dose au 1er août dernier délai.
La seconde dose devra avoir lieu 3 semaines après la première injection.
7 jours après la seconde injection, le schéma vaccinal sera considéré comme complet.
Si vous avez un test PCR positif ou une sérologie positive, vous devrez recevoir une seule injection 3 à 6 mois après avoir été testé.
L’ensemble des professionnels du Centre Hospitalier est prioritaire pour se faire vacciner au centre de vaccination de notre établissement.
Vous pouvez prendre rendez-vous auprès de la cellule vaccination au 03 85 .. .. ...
Les modalités de transmission du justificatif de vaccination, du certificat de rétablissement après une contamination par le Covid-19 ou du certificat médical de contre-indication à la vaccination seront communiquées dans les prochains jours.
Le Directeur par intérim,
Signature
Le lendemain, Martine B. praticien hospitalier en pharmacie, lui faisait cette réponse cinglante :
Monsieur,
Votre information est prématurée.
Une annonce du président de la République n’est pas une loi.
A la date de votre mail, la loi concernant l’obligation vaccinale des personnels des hôpitaux n’a pas encore été votée par l’assemblée nationale, ni présentée au sénat.
Je vous remercie de bien vouloir respecter notre démocratie représentative.
Salutations distinguées,
Signature
Peu m’importe à vrai dire que notre pharmacienne ait eu raison ou tort de réagir de cette manière. Ce qui me surprend, c’est la virulence inhabituelle de son mail.
Pour alimenter le débat, le bulletin (la newsletter) du CNOM (Conseil national de l’Ordre des médecins) arrivait le 23 juillet sur la boite mail professionnelle de tous les médecins. Il précisait ceci :
Le 12 juillet, le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé une série de mesures pour tenter de contrer la menace du variant Delta. Parmi elles, la vaccination obligatoire notamment pour les soignants.
« Le vaccin reste la seule façon de se protéger et de protéger les autres », a rappelé le président avant d’annoncer la vaccination obligatoire pour « les personnels soignants et non-soignants des hôpitaux, des cliniques, des maisons de retraite, des établissements pour personnes en situation de handicap, pour tous les professionnels ou bénévoles qui travaillent au contact des personnes âgées ou fragiles, y compris à domicile ». Concrètement, les personnes concernées ont jusqu’au 15 septembre pour se faire vacciner, date à partir de laquelle seront mis en œuvre « contrôles » et « sanctions ». Olivier Véran, le ministre des Solidarités et de la Santé, a ainsi précisé que les soignants non vaccinés « ne pourront plus travailler et ne seront plus payés ».
Face à cette annonce, l’Ordre des médecins est prêt à accompagner cette obligation vaccinale et demande une facilitation de l’exercice des soignants. Il rappelle néanmoins que la grande majorité des médecins est d’ores et déjà vaccinée. Il rappelle à ceux qui ne l’ont pas encore fait qu’il est urgent de diminuer les chaînes de transmission et de protéger les patients. La vaccination s’impose ainsi à l’ensemble des professionnels de la santé (professions réglementées mais aussi aides ménagères, auxiliaires de vie, agents de service hospitalier…). « La vaccination des soignants contre la Covid-19 est une exigence éthique et un devoir professionnel fondamental », a insisté le Dr Patrick Bouet, président du Conseil national de l’Ordre des médecins.
Quelques jours plus tard tous les soignants concernés par le mail du directeur, et dont un trop grand nombre sont toujours hostiles à la vaccination, recevaient un courrier de la part du DPO de notre GHT, le « délégué à la protection des données ». J’avoue que, jusque-là, j’ignorais l’existence de ce sigle et de cette fonction. Et je ne connais pas le nom de la personne qui l’occupe.
Ce courrier de trois pages, intitulé « Notice d’information relative au traitement des données personnelles dans le cadre de la vérification du statut vaccinal » devrait, je l’espère, calmer les esprits tant il est un modèle de pédagogie et de modération. Encore que, dans le climat d’hystérisation actuelle, il soit permis d’en douter. Cette missive précise que les données personnelles ainsi traitées relèvent uniquement de trois catégories : le nom et le prénom de l’agent pour l’état-civil, son grade et son service pour l’activité professionnelle, et son statut vaccinal pour les données sanitaires. Les seules personnes pouvant avoir accès aux informations collectées sont les agents des ressources humaines en charge de la gestion de ce document. Lequel se termine par un rappel des droits des agents et la façon de les exercer, y compris en allant jusqu’à solliciter la CNIL.
Je ne pense pas, et c’est un euphémisme, que les dirigeants des réseaux sociaux américains, universellement utilisés y compris dans notre pays, les fameux GAFAM, prennent autant de précautions avec les données personnelles que chaque utilisateur met, consciemment ou pas, à leur disposition pour transformer ce dernier en cible marketing, selon la formule bien connue qui énonce que « si c’est gratuit pour vous, c’est que vous êtes le produit ». J’ai essayé, mais sans succès, de retrouver l’auteur de cet aphorisme aussi cynique qu’éclairant, qui restera donc anonyme.
Chacun connaît la définition de la liberté popularisée par le philosophe anglais John Stuart Mill, chantre de l’utilitarisme : « La liberté des uns s’arrête où commence celle des autres ». C’est ce qu’essaye d’expliquer Emmanuel Macron dans d’amusantes petites vidéos pédagogiques destinées à un public jeune. Dans l’une d’entre elles il dit en substance que, si chez vous il vous est permis de boire de l’alcool sans modération, cela ne vous est pas autorisé en conduisant, car, en cas d’accident, vous mettriez en péril la vie de ceux qui croiseraient la route de votre véhicule. Le même raisonnement peut être appliqué au tabagisme, autorisé chez soi, mais interdit dans l’espace public car attentatoire à la santé des autres, surtout s’ils sont non-fumeurs. On notera en passant que nous vivons dans un état-providence particulièrement généreux, puisque si votre tabagisme (en supposant que vous soyez fumeur) devait vous provoquer un cancer du poumon, ce qui est malheureusement fréquent, l’Assurance maladie prendrait en charge gratuitement l’intégralité du traitement de votre maladie. Seuls vos frais d’obsèques resteraient à la charge de vos proches.
Dans ce contexte la vaccination contre la Covid présente une particularité, qu’elle partage avec d’autres vaccins (mais pas tous), du fait du mode de contamination de la maladie : on se vaccine autant pour soi que pour les autres. Et si, à titre individuel il est permis à tout un chacun de prendre le risque d’être contaminé en ne se faisant pas vacciner, à titre collectif cette décision est liberticide pour les autres, puisqu’en les contaminant on prend le risque de les faire mourir de la Covid. C’est la raison pour laquelle la vaccination des soignants, qui devrait être une évidence pour chacun d’entre eux, dans la mesure où ils sont quotidiennement au contact de malades, donc de personnes fragiles, a été rendue obligatoire, décision qui peut donc être considérée comme légitime.
Les États-Unis sont les champions du monde de la défense des libertés individuelles, et le fait que chaque Américain puisse porter une arme est un droit garanti par le 2ème Amendement de la Constitution. Chacun peut hélas constater que ce n’est pas la multiplication des tueries de masse, notamment dans les écoles, qui fera changer les choses par la voie législative. Mais si chaque Américain a le droit de porter une arme, il n’est pas pour autant autorisé à l’utiliser contre le premier venu. Il semble cependant y avoir une notable exception tacite, quand le tireur est un policier blanc et sa victime un jeune Afro-Américain, armé ou pas. Les policiers jugés pour ce type d’actes ne sont pratiquement jamais reconnus coupables de meurtre, et la condamnation du policier blanc qui a tué George Floyd sous le regard incrédule de millions de gens ayant vu la vidéo, est apparemment une première aux États-Unis. Mais il est vrai qu’il n’a pas usé, pour ce crime, de son arme de service…
On peut raisonnablement penser que ni la vaccination obligatoire, ni notre pass sanitaire n’auraient la moindre chance de voir le jour aux États-Unis. À titre d’exemple, un gouverneur républicain aurait promulgué ces jours-ci un décret interdisant le port du masque dans les écoles.
Je voudrais terminer ce propos en citant deux livres que je viens de lire : L’ouragan sanitaire, du Pr Didier Houssin, et De la démocratie en Pandémie, de la philosophe Barbara Stiegler.
Didier Houssin est un personnage étonnant, de ma génération. Ce très brillant chirurgien hospitalier parisien fut autrefois un ténor de la greffe de foie. En 1994, il est nommé directeur de l’Établissement français des greffes. Dans une deuxième vie, il est devenu, en 2003, Directeur de la politique médicale de l’AP-HP, puis, en 2005, Directeur général de la santé et délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire. Il a assisté Jean Castex, pas encore Premier ministre, dans la préparation du déconfinement du printemps 2020. Et surtout il est devenu Président du comité d’urgence Covid-19 de l’OMS, poste stratégique particulièrement important. Autant dire que ce personnage discret, rarement invité sur les plateaux télévisés, est une sommité médicale reconnue hors de nos frontières, et qu’il sait de quoi il parle quand il s’agit d’épidémies. Son livre, bardé de références scientifiques, mais aussi philosophiques et littéraires témoignant d’une vaste culture générale plutôt rare chez les médecins, est d’une lecture facile et agréable pour un ouvrage scientifique. Il est sous-titré Comment sortir de la pandémie du Covid-19 et préparer l’avenir. Vaste programme !
Dans la première partie de son livre, qui porte sur les années précédant la crise sanitaire actuelle, l’auteur nous explique que la France participait de façon très active à la préparation aux futures pandémies grippales, sous l’égide de l’OMS. Or cette politique s’est tarie avec le fiasco de la grippe H1N1, le gouvernement, et sa ministre de la santé, Roselyne Bachelot, ayant été accusés d’avoir vu beaucoup trop grand, notamment en termes d’achat de doses de vaccins, eu égard à la modestie relative de l’épidémie, ce que l’on n’a pu savoir qu’après coup. C’est à partir de cet épisode que, par exemple, les stocks de masques, qui nous ont tellement manqué au début de l’épidémie de 2020, n’ont plus été renouvelés. Et la suspicion de collusion entre les autorités et l’industrie pharmaceutique (le fameux Big Pharma cher aux complotistes), alimentée par le fait que Roselyne Bachelot était pharmacienne avant de devenir politicienne, explique probablement en partie la méfiance de nombre de nos concitoyens vis-à-vis de la vaccination. Avec le recul, on sait maintenant que l’attitude de Roselyne Bachelot était la bonne, et elle serait probablement statufiée si la grippe H1N1 avait eu l’ampleur de l’épidémie de Covid.
Le second livre appartient à la collection « Tracts » de Gallimard.
C’est un opuscule d’une cinquantaine de pages, placé sous le parrainage du célèbre livre de l’historien Marc Bloch, L’étrange défaite, et signé par la philosophe Barbara Stiegler, qui prend bien soin de préciser qu’il s’agit en fait d’un ouvrage collectif, fruit de la collaboration de nombreux spécialistes travaillant dans différents domaines, comme la santé publique, la pratique hospitalière, l’épistémologie, la linguistique, la philosophie ou encore l’histoire politique.
Le livre commence par une citation d’un article scientifique paru dans la très prestigieuse revue médicale britannique The Lancet en septembre 2020, signé par son rédacteur en chef, Richard Horton. L’article est intitulé, de manière assez provocatrice, Covid-19 is not a pandemic (Le Covid-19 n’est pas une pandémie). Selon l’auteur il s’agirait plutôt d’une « syndémie », autrement dit d’une « maladie causée par les inégalités sociales et par la crise écologique entendue au sens large ». Une bonne partie de la première page mérite d’être citée, car elle donne la tonalité du reste du texte. Cette crise écologique « ne dérègle pas seulement le climat. Elle provoque aussi une augmentation continue des maladies chroniques (...), fragilisant l’état de santé de la population face aux nouveaux risques sanitaires. Présentée ainsi, le Covid-19 apparaît comme l’énième épisode d’une longue série, amplifié par le démantèlement des systèmes de santé. La leçon qu’en tire The Lancet est sans appel. Si nous ne changeons pas de modèle économique, social et politique, si nous continuons à traiter le virus comme un événement biologique dont il faudrait se borner à « bloquer la circulation », les accidents sanitaires ne vont pas cesser de se multiplier. » Prenons acte de ce constat alarmiste, qui trace des pistes pour l’avenir, sans nous dire malheureusement comment se sortir de la crise actuelle.
Quelques pages plus loin Barbara Stiegler propose, par un subtil glissement sémantique, d’utiliser le terme de pandémie avec une majuscule, la « Pandémie » désignant dorénavant, non pas un mode de diffusion du virus mais « un nouveau continent mental, parti de l’Asie pour recouvrir l’Europe, puis s’imposer finalement en Amérique. (…) Un continent dans lequel nos dirigeants nous disent que nous allons devoir changer toutes nos habitudes de vie et où l’on nous annonce que nous devrons adopter une nouvelle « culture » qui viendrait d’Asie. Un continent dans lequel la « pandémie » n’est plus un objet de discussion dans nos démocraties, mais où la démocratie est elle-même, en Pandémie, devenue un objet discutable.
Je note en passant que, si nous voulons sortir collectivement de la crise écologique et des conséquences du réchauffement climatique, nous devrons nécessairement en passer par des changements radicaux de nos comportements, qui ne manqueront pas de nous être imposés puisque, selon toute vraisemblance, nous continuerons à être incapables de les adopter spontanément.
Le reste du « Tract » peut être lu comme un pamphlet au vitriol contre notre exécutif qui, d’incompétence notoire en autoritarisme avéré, nous préparerait en douceur à vivre dans l’équivalent de l’Océanie décrite par Orwell dans 1984, avec Emmanuel Macron (et ses successeurs à venir) en « Big Brother » qui siègerait non pas à Londres, comme dans le roman, mais à Paris. Cette thèse est peut-être légèrement excessive…
C’est l’occasion de lire ou de relire ce très grand livre, qui vient de tomber dans le domaine public, et dont les Éditions Agone proposent une très élégante nouvelle traduction. J’en extrais cette citation : « Winston (il s’agit du personnage principal du livre) sentit son cœur lui manquer à la pensée de la puissance démesurée qui était déployée contre lui (…)
Et pourtant, il avait raison ! Ils avaient tort, il avait raison. ( …)
Avec le sentiment d’énoncer un axiome important, il écrivit : La liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Si cela est accordé, tout le reste suit. »
Deux et deux font-ils toujours quatre à l’ère des vérités dites alternatives ?
Rien n’est hélas moins sûr…
Tout ici n’est que "bon sens" mais hélas cette qualité n’est plus partagée dans ce pays (contrairement à ce que Descartes affirmait), un grand décervelage est en cours, peut-être plus anthropologique que culturel…