Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, tous les Français qui ont entendu parler de l’hydroxychloroquine préconisée (le mot est faible) par le Pr Raoult dans le traitement de cette maladie virale (et un sondage montre qu’ils seraient 98% dans ce cas) ont aussi entendu parler d’essais cliniques (ou d’études cliniques, c’est la même chose), sans comprendre nécessairement de quoi il retourne. Il faut dire que c’est un peu complexe pour qui n’est pas familiarisé avec ces notions scientifiques utilisées depuis de nombreuses décennies en médecine.
Dans sa livraison du 22 avril des Carnets de la drôle de guerre, la lettre quotidienne que le mensuel Philosophie Magazine consacre au Covid-19, le philosophe des sciences Adrien Barton répond à la question « Faut-il faire des essais cliniques en situation d’urgence ? » J’ai rendu compte de cet article dans mon Journal du temps de l’épidémie (30), à la même date du 22 avril. Pour faire très court, la réponse est « oui ».
Ce très intéressant article renvoie, dans ses références, à deux papiers publiés sur la plate-forme webmedium.com. Ils sont tous les deux signés par des spécialistes en philosophie des sciences : Juliette Ferry-Danini, docteure en philosophie, et Cédric Paternotte, Maître de Conférence en philosophie.
Le premier billet s’intitule « Petite introduction à l’éthique des essais cliniques » et le second, plus sobrement, « Contre la méthode ? »
Comme il y a beaucoup de matière, j’ai scindé ce propos en deux parties, avec un article par partie. Je vais tâcher de faire un résumé synthétique de ces deux papiers. Comme ils sont très clairs, je m’autorise à les citer largement. Les citations sont en italique, et mes commentaires en caractères normaux.
Pour le premier article, je me suis permis quelques discrètes corrections, comme de remplacer « audience », qui est un terme anglais, par « public », son équivalent français. De même, j’ai supprimé la majuscule à hydroxychloroquine, car c’est le nom du principe actif, et non pas le nom de marque du médicament (Plaquénil©). Broutille…
Le Pr Raoult créant pratiquement une polémique par semaine, il m’a semblé nécessaire de faire cette mise au point, d’autant qu’il a de plus en plus de défenseurs, voire de fans, comme, pour rester dans le domaine philosophique, le très médiatique Michel Onfray.
Petite introduction à l’éthique des essais cliniques,
par Juliette Ferry-Danini
Le 25 mars, le journal Le Monde publiait une tribune signée par Didier Raoult, encourageant les médecins à cesser d’agir en « méthodologistes ». Face à ce qu’il appelle « la méthode » et « les mathématiques », Didier Raoult défend ce qu’il nomme « la morale » et « l’humanisme » du serment d’Hippocrate (lequel n’a pas de valeur juridique en France). Disons-le d’emblée : cette tribune est un retour en arrière en matière de réflexion morale et éthique sur les essais cliniques. Puisque Didier Raoult souhaite que les médecins « reprennent leur place avec les philosophes », il convient donc de rappeler les bases philosophiques de l’éthique des essais cliniques. Ces bases permettront de comprendre pourquoi les essais cliniques contrôlés sont absolument nécessaires et conformes à l’éthique, et ce même dans le contexte d’urgence créé par l’épidémie à laquelle nous sommes confrontés.
Voilà, c’est dit. La démonstration, imparable, va suivre.
Le 28 mars, soit trois jours après sa tribune publiée dans Le Monde, Didier Raoult a partagé la nouvelle étude clinique de son équipe sur son compte Twitter. Il y affirme ceci : « Notre étude porte sur 80 patients, sans groupe contrôle, car nous proposons notre protocole à tous les patients ne présentant pas de contre-indication. C’est ce que nous dicte le serment d’Hippocrate que nous avons prêté ».
Ainsi, contrairement à leur première étude qui comportait un groupe contrôle, cette seconde étude en est dépourvue. C’est évidemment un problème méthodologique qui n’a pas manqué de faire réagir la communauté scientifique. Ce qui fait réagir la philosophe de la médecine autrice de ce texte, c’est le fait que Raoult justifie ce défaut méthodologique sur la base de l’éthique. En un tweet, Raoult remet en cause la légitimité morale et éthique des essais cliniques auprès d’un public de plus de 250 000 abonnés. Dans sa tribune, il affirme que faire des groupes de contrôle, c’est « dire au malade qu’on va lui donner au hasard soit le médicament dont on sait qu’il marche, soit le médicament dont on ne sait pas s’il marche ».
Autrement dit, si l’on applique cette citation de Raoult à ses travaux et ceux de son équipe, ceux-ci ne pouvaient pas faire de groupe contrôle (placebo ou non), car ils « savaient » que le traitement qu’ils administraient (en l’occurrence l’association hydroxychloroquine + azithromicine) fonctionnait.
Dans la mesure où un médecin n’a pas d’autre choix moral que de toujours donner le meilleur traitement possible à ses patients, l’équipe de Raoult ne pouvait donc pas en toute conscience mener d’essai clinique avec un groupe de contrôle. La recherche clinique serait‑elle immorale et la médecine impossible ?
Juliette Ferry-Danini évoque à présent l’importance du principe d’incertitude. Le problème est le suivant : utiliser un groupe contrôle (placebo ou non) ne serait justifié que lorsque les chercheurs se trouvent en situation dite d’incertitude à l’égard de l’efficacité relative de ces deux options. Autrement dit, faire un essai contrôlé comparant A à B ne serait éthique que lorsqu’on ne sait pas lequel des deux traitements A ou B est le plus efficace. Dans la littérature éthique, on emploie le terme anglais « équipoise ». Ce terme est difficile à traduire en français. Il signifie « état d’équilibre », « en balance », « équilibre ». On le traduit parfois par « principe d’incertitude ». Être dans une situation d’équipoise signifie que notre incertitude est en équilibre, elle ne penche ni vers A ni vers B. Si les chercheurs ont une préférence par exemple pour le traitement A, leur incertitude n’est pas équilibrée et il ne serait plus éthique de mener l’étude.
Didier Raoult apparaît absolument persuadé de l’efficacité du traitement qu’il teste avec son équipe — ce qu’il affirme avant même la publication des études de son équipe, dans une vidéo intitulée « Coronavirus : Fin de Partie ! » datée du 25 février (renommée plus tard « Coronavirus : vers une sortie de crise ? »). Ainsi, dès cette date, il n’est plus en situation d’équipoise et penche clairement en faveur d’un traitement en particulier, qui, selon lui, « est efficace ». Si l’on suit l’argument de Raoult lui-même, alors la première étude clinique approuvée le 5 et le 6 mars et publiée par son équipe le 20 mars n’aurait moralement pas dû comporter de groupe contrôle, car ils étaient par avance persuadés que l’hydroxychloroquine fonctionnait !
Le but des essais cliniques est de dissiper une incertitude au sein de la communauté scientifique à propos de la supériorité supposée d’un traitement A vis-à-vis d’un traitement B (B pouvant être un placebo). Ainsi, il ne s’agit pas simplement de considérer un scientifique seul face à « son » essai clinique, mais de considérer la communauté scientifique dans son ensemble. Lorsque cette communauté d’experts n’a pas établi de consensus à propos d’un traitement A, on se trouve dans une situation que Benjamin Freedman a appelée « d’équipoise clinique » (1987). Cela reste vrai, même si l’un des investigateurs de l’un de ces essais cliniques est convaincu de l’efficacité du traitement qu’il étudie.
J’ose ici un parallèle avec la vaccination : on ne se vaccine pas que pour se protéger individuellement, mais aussi pour augmenter l’immunité collective vis-à-vis d’un pathogène, notamment un virus.
Un mot sur les placebos : dans la plupart des essais cliniques il s’agit de comparer un nouveau traitement à celui qui est considéré jusque-là comme le meilleur, le « gold standard ». S’il existe déjà un traitement efficace, il serait contraire à l’éthique d’utiliser un placebo dans un des bras de l’étude. Je rappelle que, dans le cas du Covid-19, il n’y a pas encore de traitement jugé efficace, ce qui permet l’utilisation d’un placebo.
Lors de la deuxième étude de l’équipe de Raoult, la communauté scientifique n’avait pas atteint de consensus au sujet de l’hydroxychloroquine + azithromicine. Nous étions bien — et sommes toujours — dans une situation d’équipoise clinique. Par conséquent, l’introduction d’un groupe contrôle dans l’étude demeurait parfaitement compatible avec l’éthique. Pour comprendre cela, il faut sortir de la vision d’une recherche médicale menée par des individus isolés. L’emballement médiatique autour de Raoult semble malheureusement suggérer que nous sommes encore loin du compte.
Récapitulons. Pour pouvoir réaliser un essai clinique (comparant des traitements A et B ou plus) conforme à l’éthique une situation dite d’équipoise clinique est nécessaire. Autrement dit, il faut que la communauté scientifique ne sache pas lequel des deux traitements est le plus efficace. Mais ce n’est pas tout.
Freedman ajoute qu’il faut que l’essai clinique en question soit mené de façon robuste pour espérer que les résultats de l’essai aient un effet sur l’équipoise. Autrement dit, un essai clinique doit permettre à la communauté scientifique d’espérer un progrès vers un consensus au sujet de l’efficacité et la sécurité d’un traitement donné. Cela signifie que tout essai clinique qui serait conduit négligemment ou sans espoir de mener la communauté scientifique à changer d’avis sur les traitements A ou B n’est pas éthique. Si l’on suit Freedman, ces essais ne sont pas justifiables moralement vis-à-vis des patients qui y ont participé.
On notera ici l’usage codifié de l’adjectif « robuste », que l’on ne peut pas remplacer impunément par un autre dans le domaine des statistiques médicales.
Rappelons que la première étude de l’équipe de Raoult a été lourdement critiquée. La seconde étude de l’équipe de Raoult ne comportant pas de groupe contrôle, il est impossible d’espérer qu’elle puisse faire pencher la communauté scientifique dans un sens ou un autre. C’est en général seulement après plusieurs essais cliniques contrôlés et bien menés que la communauté scientifique peut commencer à formuler un jugement sur le traitement A et le traitement B et que l’on sort de l’équipoise clinique. Il est toujours possible que l’on sorte brutalement de l’incertitude si un traitement A ou B montre une efficacité exceptionnelle au cours d’un essai clinique. Malheureusement, cette situation est très rare, et ce n’est très clairement pas le cas de l’hydroxychloroquine ou de l’hydroxychloroquine + azithromicine. En réalité, l’immense majorité des traitements testés dans les essais cliniques se révèlent inefficaces.
Dans sa tribune au Monde, Raoult s’insurge contre les « astrologues ». Benjamin Freedman lui donnerait raison, avec cette citation:
« Le progrès de la médecine repose sur la construction progressive d’un consensus au sein des communautés des chercheurs et des médecins (…). On devient médecin après avoir acquis une connaissance validée professionnellement et non pas parce qu’on se révèle avoir une capacité supérieure pour deviner. »
Ce que vient de résumer Juliette Ferry-Danini avec son vocabulaire philosophique correspond à ce qu’ont déjà dit de nombreux scientifiques et cliniciens : il faut attendre les résultats d’études cliniques contrôlés robustes pour pouvoir se prononcer sur l’efficacité et la sécurité d’un traitement.
Il n’y a pas de « dictature morale », contrairement à ce que dénonce Raoult dans sa tribune. La communauté scientifique est encore à ce stade dans une situation d’incertitude quant à l’efficacité du traitement mis en avant par Raoult et son équipe. Il n’y a aucun consensus à ce sujet. La situation de l’épidémie due au coronavirus ne change pas fondamentalement les questions éthiques autour de l’équipoise clinique. Nous sommes certes dans une situation d’urgence, mais cela ne justifie pas l’abandon de la rigueur scientifique et du respect de nos principes éthiques. Seul ce respect permet en retour de protéger les malades. Dans la situation actuelle, le temps étant précieux, il faut éviter de le perdre à mener des études qui ne permettront pas de sortir de l’équipoise clinique. En bref, l’éthique prescrit l’exact inverse de ce que professe Raoult.
L’autrice note que les essais cliniques peuvent s’adapter en temps réel au changement de la situation d’équipoise. Ces essais, dits « adaptatifs », peuvent modifier les protocoles en cours si un consensus semble émerger au sujet d’un traitement x au sein de l’un de ces essais (en faveur ou en défaveur de x). L’essai Discovery, lancé très rapidement en Europe, est un exemple d’essai adaptatif. Nous ne disposons pas encore des résultats de Discovery.
La médiatisation à outrance des propos de Raoult a des conséquences néfastes à plusieurs niveaux. En faisant pression sur les organes de décision pour autoriser des traitements qui n’ont pas fait leurs preuves, cette communication met en péril la protection des patients, l’un des piliers de l’éthique médicale, car la balance bénéfice-risque n’est pas clairement établie. Cette pression va provoquer des pénuries de traitements pour des patients atteints d’autres pathologies et pour qui la balance bénéfice-risque était bien établie. Le discours de Raoult engendre en outre un désintérêt des malades à participer à des essais cliniques, alors même que nous avons particulièrement besoin de ces essais cliniques pour sortir de l’incertitude et traiter les malades. Ce discours en apparence d’urgence — « agissons vite » — est une perte de temps pour la communauté scientifique comme pour les patients.
Juliette Ferry-Danini conclue son papier en rappelant l’article 13 du code de la déontologie médicale français, en lieu et place du serment d’Hippocrate mentionné par Didier Raoult dans sa tribune. Cet article 13 met en garde la communication publique sans prudence de résultats scientifiques :
Art. 13. — Lorsque le médecin participe à une action d’information du public de caractère éducatif et sanitaire, quel qu’en soit le moyen de diffusion, il doit ne faire état que de données confirmées, faire preuve de prudence et avoir le souci des répercussions de ses propos auprès du public.
Il me semble que cet article du code de déontologie médicale devrait régler la question. Mais qui le connaît vraiment ? Manifestement le Pr Raoult, qui est censé le connaître, est certain de ne faire état que de « données confirmées » quand il s’exprime sur l’hydroxychloroquine. Il ne serait donc pas en contradiction avec l’article 13. Mais il n’est pas en état de le prouver.
Si les essais cliniques devaient montrer qu’il avait eu tort, il ne manquera pas de médecins et de philosophes pour lui rappeler qu’il aurait bafoué l’article 13.
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