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Qui êtes-vous Didier Raoult ? (1)


Didier Raoult le gourou

Au tout début de la crise du Covid-19 (ou de la Covid-19, si l’on suit l’Académie française dans ses recommandations), pratiquement personne, dans le grand public, n’avait entendu parler du Pr Didier Raoult, virologue de renommée internationale, qui dirige l'Institut Hospitalo-Universitaire (IHU) en maladies infectieuses de Marseille ou Institut Méditerranée Infection, depuis sa création en 2011. Puis très vite son nom a saturé l’espace médiatique, au point qu’en quelques semaines 95% des personnes sondées à son sujet avaient entendu parler de ce personnage atypique et de son traitement magique, la chloroquine et son dérivé l’hydroxychloroquine.

Et puis on a commencé à moins parler de lui, si ce n’est récemment à l’occasion des ennuis qui l’attendent avec une plainte déposée contre lui au Conseil de l’Ordre. Entre temps les preuves scientifiques de l’inefficacité de son traitement ont été publiées, et la Commission européenne lui a préféré un antiviral déjà utilisé contre d’autres viroses, le remdesivir.


L’excellente revue Philosophie magazine s’est fendue d’un grand dossier sur le Pr Raoult, pour essayer de démêler le vrai du faux et nous livrer les clés de décryptage de ce personnage étrange et fascinant, qui clive les Français en deux clans totalement opposés : d’un côté ceux qui admirent son action et sa démarche intellectuelle, visant à rendre la science populaire, de l’autre ceux qui le considèrent au minimum comme un mégalomane populiste, voire complotiste, à l’extrême comme un faussaire. Disons-le d’emblée, je suis de ceux qui le considèrent comme un grand virologue, couronné comme tel en 2010 par le grand prix Inserm pour l’ensemble de sa carrière, mais discrédité sur le plan scientifique par sa mégalomanie et ses prises de position hétérodoxes.


L’article cite trois déclarations percutantes du Pr Raoult :

« Il y a trois Chinois qui meurent et cela fait une alerte mondiale », proclame-t-il le 21 janvier, au début de la pandémie.

« Des infections respiratoires dans lesquelles il y a des secondes vagues, il n’y en a pas, donc je ne vois pas pourquoi il y en aurait pour celle-ci », pronostique-t-il le 30 avril sur BFM-TV.

Ces deux affirmations aussi fausses que péremptoires auraient suffi à discréditer définitivement n’importe quel autre scientifique, mais pas lui, qui s’exclame devant la Commission d’enquête parlementaire que l’a auditionné le 24 juin : « Je suis un grand scientifique ». Si être un scientifique, c’est, comme beaucoup d’entre eux le pensent, être habité en permanence par le doute, alors on peut s’interroger sur la véracité de cette affirmation.

Pour ma part je l’ai beaucoup évoqué dans mon Journal du temps de l’épidémie, la plupart du temps en mauvaise part car il me semble que son attitude face aux médias et à ses confrères ne fait pas honneur à son statut d’éminent virologue.

Récemment, à l’occasion d’un échange informel avec des collègues de mon l’hôpital, j’ai pu me rendre compte, à mon grand étonnement, que Didier Raoult a de très nombreux partisans parmi mes amis médecins, séduits par son côté rebelle, dont je ne pensais pas a priori qu’il s’agissait là d’un critère scientifique pertinent… Mais je dois préciser qu’un des interlocuteurs de cette discussion m’a encore plus surpris en défendant l’idée qu’Emmanuel Macron ne pouvait pas faire un président de la République crédible dans la mesure où il est coupable du péché originel d’avoir été autrefois banquier d’affaires, qui plus est chez Rothschild, péché capital aux yeux de ce chef de service. Je ne m’attendais pas, de sa part, à un tel propos imprégné de la rhétorique « gilets jaunes ».

Voici donc ce que j’ai pu écrire au jour le jour sur le Pr Raoult, sans en changer une virgule a posteriori.

Première apparition le 21 mars, à J + 4 du confinement

« Polémique persistante sur l’essai clinique mené avec la chloroquine, médicament antipaludéen, par le virologue marseillais très médiatique Didier Raoult, vivement décrié (l’essai, pas le virologue, une pointure dans sa discipline, en dépit d’un look de biker inattendu pour un scientifique) par la plupart des scientifiques qui s’expriment à ce sujet. »

Mardi 24 mars, J + 7

« Rentré à la maison. M. et moi suivons l’émission de France 5 C dans l’air, consacrée à la polémique crée par le Pr Raoult au sujet de la chloroquine dans le traitement du Covid-19. C’est vraiment très instructif, et je me propose de faire demain un résumé de toute cette affaire, car, manifestement, les Français ne comprennent pas bien pourquoi il est essentiel, même en période de crise, de faire les choses avec toute la rigueur scientifique nécessaire. »

Mercredi 25 mars, J + 8

« Je voudrais revenir sur l’émission C dans l’air d’hier, sur France 5, animée par l’excellente journaliste qu’est Caroline Roux. Elle était consacrée à la polémique qui fait rage autour du traitement du Covid-19 par la chloroquine, proposé, pour ne pas dire exigé, par le Pr marseillais Didier Raoult. Cette émission, à laquelle participent trois médecins experts et une journaliste médicale plutôt pointue (ce n’est pas toujours le cas, loin s’en faut), met en lumière le fossé d’incompréhension qui existe entre les non-médecins (les profanes, qui posent les questions) et les médecins (les « sachants », qui leur répondent), sur toute cette problématique de recherche clinique en thérapeutique. Il me semble donc opportun que j’entre un peu dans le détail. Et, pour introduire le débat, quoi de mieux qu’une bonne citation ? Celle-ci est de Jean-Bertrand Pontalis (L’Amour des commencements) : « Je tiens pour suspecte une pensée qui, tout en s’en défendant, a réponse à tout et tient à l'écart sa propre incertitude. »

Le Pr Didier Raoult est un personnage atypique dans le monde médical français, ne serait-ce que par son look de baroudeur, assez inhabituel dans ce milieu. Aucun des intervenants de l’émission (deux en plateau, deux en visio-conférence) ne conteste qu’il soit une « pointure », une sommité scientifique de renommée internationale, acquise grâce à des travaux publiés dans des revues scientifiques de très haut niveau (elles sont toutes anglo-saxonnes, et les articles nécessairement rédigés en anglais). Aucun des intervenants ne valide une seule seconde l’hypothèse absurde selon laquelle, si la proposition du Pr Raoult d’utiliser larga manu la chloroquine n’est pas retenue par le conseil scientifique, ce serait par jalousie ou par mépris vis-à-vis d’un collègue au profil inhabituel, marseillais de surcroît, et donc non issu du sérail parisien.

Quelqu’un rappelle fort opportunément que le Pr Montagnon, l’un des médecins français à l’origine de la découverte du VIH, et nobélisé pour cet exploit, s’est ensuite totalement discrédité en proposant de traiter la maladie de Parkinson du Pape Jean-Paul II par du jus de papaye fermenté (la fameuse « papaye papale ») ! Tout cela pour dire que le fait d’être une sommité scientifique de renommée mondiale n’empêche pas de dire des conneries (ce n’est pas l’intervenant qui emploie cette expression un peu rude, que je prends totalement à ma charge). Et, justement, le Pr Raoult a dit une belle connerie au début de la maladie, quand elle ne concernait que la Chine, puisqu’il a prédit (les images sont là pour l’attester), que cette épidémie ne deviendrait jamais un problème sanitaire mondial, car cela ne s’était jamais vu. En clair, « circulez, y a rien à voir ! ». Malheureusement pour lui, on a vu ce qu’il y avait à voir. Il ne faut jamais faire de telles prédictions devant une caméra ; elles vous reviennent souvent à la figure, tel un boomerang médiatique.

Un des intervenants, professeur d’infectiologie, dit une chose essentielle : ce qui le choque dans l’attitude de son illustre collègue, c’est la certitude qu’il a d’avoir raison, certitude qui est la négation même de la rigueur scientifique nécessaire en médecine. Ce qui nous ramène à la citation de J.B. Pontalis.

Voyons les faits, dont on dit souvent qu’ils sont « têtus » : le Pr Raoult clame depuis plusieurs semaines qu’il y a un traitement miracle contre le Covid-19, un très vieux médicament utilisé contre le paludisme, la chloroquine (Nivaquine©), et son dérivé l’hydroxychloroquine (Plaquénil©), utilisé contre le lupus ou la polyarthrite rhumatoïde. Les effets in vitro (c’est-à-dire en éprouvette de laboratoire) de ces médicaments contre les virus sont connus depuis longtemps, mais n’ont jamais fait la preuve de leur transposition in vivo, c’est-à-dire sur des patients. Le Pr Raoult, à l’instigation de trois médecins chinois qui ont essayé ce traitement, sans avoir toutefois publié leurs résultats, a mis en route une étude sur un très petit nombre de patients (24), qui montrerait une diminution rapide de la charge virale chez les patients soumis à ce traitement. Son étude a été publiée dans une revue de faible notoriété, alors que celle de son auteur lui donnerait l’accès aux revues les plus prestigieuses, pour peu que l’étude soit de qualité scientifique irréprochable. Et, précisément, les intervenants jugent unanimement que cette étude n’a pas la rigueur scientifique attendue en la matière. L’un d’eux rappelle que les patients les plus graves n’ont en général plus de virus circulant dans leur organisme (leur charge virale est devenue nulle), au moment où ils sont en réanimation, sous ventilation artificielle. Les lésions pulmonaires mortelles seraient d’ordre inflammatoire, et non pas provoquées directement par le virus, auquel cas le traitement pourrait bien ne servir à rien chez ces patients, du moins à ce stade.

Il est donc essentiel de mettre sur pied, et le plus vite possible, un véritable essai thérapeutique contrôlé multicentrique, de préférence international, avec, dans chacun des bras de l’essai, une molécule prometteuse (et il en existe d’autres que la chloroquine). Un tel essai pourrait donner très vite la réponse que tout le monde attend : oui (ou non, malheureusement), il existe un traitement efficace contre le Covid-19. Sans cet essai indispensable, la communauté scientifique n’aura jamais la réponse à cette question fondamentale.

Or que fait le Pr Raoult : il clame haut et fort qu’il connaît un traitement miracle, et il se demande pourquoi on ne l’utilise pas massivement et tout de suite, d’autant que ce médicament est facile à produire. Il se garde bien de dire qu’il existe de nombreux effets secondaires de ce traitement, dont certains peuvent être mortels. Le Dr Hamon, président de la Fédération des Médecins de France intervient pour dire qu’il a pris le traitement au début de sa maladie (il a été assez récemment contaminé), et qu’il l’a arrêté au bout de 3 jours à cause des nausées qu’il provoquait.

Suite à ses déclarations fracassantes, les Marseillais se sont rués en masse dans les pharmacies, ce qui a entraîné très rapidement une pénurie de Plaquénil©, dont ont pâti les patients qui doivent prendre régulièrement ce traitement.

Le maire de Nice, Christian Estrosi, contaminé par le Covid-19, et qui a pris lui-même le médicament, relayé par le Président de la région PACA, Renaud Muselier, qui connaît personnellement Didier Raoult, se demandent ce que les décideurs attendent pour mettre en route un traitement de masse de la population française. L’affaire est même arrivée jusqu’aux oreilles de l’inénarrable Donald Trump, autoproclamé expert mondial de la lutte contre le Covid-19, qui annonce triomphalement qu’il va mettre à la disposition de tous les Américains la fameuse « chloroqueen » (je l’écris tel qu’il le prononce).

Ce que les experts déplorent, c’est le risque qu’il ne soit plus possible de réaliser l’étude en question, à cause de l’attitude irresponsable, scientifiquement parlant, du Pr Raoult. En effet, qui accepterait dorénavant d’entrer dans une étude randomisée (et ce consentement est indispensable), si l’on croit savoir à l’avance qu’un des traitements est supérieur aux autres ? Et l’un des intervenants de conclure en disant que tous les scientifiques seraient heureux d’apprendre, de manière rigoureusement scientifique, que le Pr Raoult a, depuis le début, raison sur la chloroquine. Et, si ce devait être le cas, il mériterait amplement le prix Nobel. Mais qu’il laisse la communauté scientifique prouver (c’est le mot-clé) qu’il a raison, s’il n’est pas en capacité de le faire lui-même. Il n’y a dans toute cette affaire aucune place pour les égos des uns et des autres, bien que celui du Pr Raoult semble particulièrement hypertrophié.

Les questions des internautes, que relaie Caroline Roux, montrent que les gens qui les posent ne comprennent pas du tout pourquoi, au vu de la gravité de la situation sanitaire, on ne pourrait pas s’affranchir, à titre exceptionnel, des règles scientifiques valides en temps normal. Les experts répondent que ces règles sont incontournables si l’on veut avoir une réponse indiscutable, mais que l’on peut parfaitement accélérer tous les processus mis en œuvre, et c’est ce qui est fait. Exemple : la mise au point d’un vaccin nécessite souvent des années ; or, pour le Covid-19, le vaccin est attendu pour l’année prochaine, ce qui est très rapide, même si ce délai peut sembler être une éternité. Quant à l’essai thérapeutique qui vient d’être initié, il va aller beaucoup vite qu’en temps normal, et ses résultats sont attendus très rapidement.

Ce débat illustre à merveille l’antagonisme décrit autrefois par Max Weber entre « l’éthique de conviction », représentée par l’attitude du Pr Raoult, et « l’éthique de responsabilité », qui est celle de la communauté scientifique, adepte de la médecine factuelle actuelle, la médecine fondée sur la preuve, l’evidence based medicine des Anglo-Saxons, celle qui aurait dû guider un scientifique du calibre du Pr Raoult. Des faits prouvés, et pas des opinions érigées en certitudes. Nobody’s perfect ! Pas même le Pr Raoult. »

Vendredi 10 avril, J + 24 du confinement

« Hier Emmanuel Macron a rencontré le Pr Raoult sur ses terres marseillaises.

Un analyste politique fait une comparaison qui me semble assez pertinente. Selon lui, le scientifique atypique qu’est le Pr Raoult, et pas seulement du fait de son look improbable, en lutte permanente contre le discours scientifique officiel, est un parfait représentant de la France périphérique et provinciale, la « France d’en bas », au mieux ignorée, au pire méprisée par les élites parisiennes. Bref, Didier Raoult serait une sorte de leader « gilet jaune », la violence en moins, l’intelligence en plus. Et c’est pour cette raison que, toujours selon lui, il était important que Macron aille à sa rencontre. C’est d’ailleurs lui qui avait imposé sa présence dans le comité scientifique qui le conseille, avant qu’il n’en claque la porte. Ce serait également lui qui aurait obtenu que l’hydroxychloroquine soit testée dans l’essai Discovery. Mais je pense qu’Emmanuel Macron ne se positionnera pas sur l’utilisation de ce traitement tant qu’on n’aura pas les résultats des études en cours. »

Je reviens quelques instants sur la discussion à l’hôpital que j’évoquais au début de ce billet. Mes interlocuteurs n’ont pas apprécié cette comparaison, qui n’est pas de moi mais que j’approuve totalement, entre partisans du Pr Raoult et soutiens des gilets jaunes ». Certains m’ont fait remarquer qu’il ne fallait pas mépriser les gilets jaunes, qui comptaient dans leurs rangs nombre de personnes respectables, ce dont je ne doute pas un seul instant.


Mercredi 15 avril, J +29

« Toujours beaucoup de questions sur la réouverture des écoles le 11 mai. Un nouveau pavé dans la mare médiatico-sanitaire est lancé par le Pr Raoult pour qui les enfants seraient peu vecteurs de transmission du virus, contrairement à la conception habituellement retenue. Voilà encore une affirmation qu’il va falloir étayer de manière rigoureuse, car, pour l’instant, les scientifiques avouent ne pas connaître la réponse. Emmanuel Macron précise que le Pr Raoult est un grand scientifique, et que ses hypothèses méritent d’être testées. Je pense qu’il ne veut pas se fâcher avec l’importante partie de la population qui est derrière « Raoult le rebelle ». Une réplique-culte des Tontons flingueurs me vient à l’esprit, prononcée par Bernard Blier (Raoul Volfoni dans le film) avec sa gouaille inimitable « Mais y connaît pas Raoul(t) ce mec. Y va avoir un réveil pénible… » Du coup, mieux vaut se méfier, comme le fait, me semble-t-il, le Président. »

Là je dois reconnaître qu’avec le recul Didier Raoult avait raison, puisque l’on ne considère plus les enfants comme les principaux vecteurs de l’épidémie, contrairement à ce qui se passe habituellement pour les épidémies provoquées par d’autres virus à tropisme respiratoire, comme celui de la grippe.

Jeudi 16 avril, J + 30

« Pour la première fois depuis le début de l’épidémie, le nombre de patients hospitalisés baisse. Cette notion chiffrée, jointe à la diminution continue depuis une semaine du nombre de patients hospitalisés en réanimation (ce qui signifie plus de sorties que d’entrées), laisse penser que la décrue s’annonce, même si le nombre de morts continue à augmenter au même rythme (plus de 17000). Mais il faut rester prudent, contrairement à ce que fait le Pr Raoult, qui jette un nouveau pavé dans la mare en expliquant publiquement que l’épidémie est en passe de s’éteindre à Marseille. Il se fonde pour l’affirmer sur la baisse du nombre de cas dans sa ville, ce qui est une réalité que personne ne conteste. Ce qui est contestable en revanche, c’est de privilégier ce critère secondaire sur le plan épidémiologique, alors que la plupart des experts interrogés retiennent le nombre de patients hospitalisés en Médecine ou en Réa comme critère de reflux de l’épidémie. Bref, le Pr Raoult semble une nouvelle fois pécher par excès d’optimisme, ce qui pourrait inciter une partie de la population à relâcher la vigilance plus que jamais nécessaire. Décidemment le Pr Raoult se verra probablement décerner le titre de « MVP » (Most Valuable Player, Homme du match en français) à la fin de la partie, si l’on retient comme critère principal la visibilité médiatique. »

Est-il nécessaire de rappeler qu’au mois d’août, alors que la France redoute la fameuse « deuxième vague » tant annoncée, Marseille est l’une des villes de France les plus touchées par la progression de l’épidémie, n’en déplaise au Pr Raoult ?

Lundi 20 avril, début de la 6ème semaine de confinement

Pour une fois ce n’est pas du Pr Raoult dont je parle (quoi que…), mais de son homologue allemand, le très respecté Pr Christian Drosten. Voici ce que j’écrivais à son sujet :

« Les Allemands ont un joker que le monde entier leur envie, le Pr Christian Drosten. Ce virologue de renommée mondiale, né en 1972, a codécouvert avec son collègue Stephan Günther le génome du virus du SRAS de 2003, la première grande épidémie provoquée par un coronavirus, qui n’avait pas vraiment concerné l’Europe. Ils ont ensuite mis à la disposition de l’OMS leur protocole de dépistage. Christian Drosten occupe actuellement le poste prestigieux de directeur de l’Institut de virologie de l’Hôpital universitaire de la Charité de Berlin. Dès le début de l’épidémie en Chine, il a compris le danger et s’est mis au travail pour que les Allemands puissent disposer très vite d’un test pour le Covid-19. Il l’a mis ensuite à la disposition de tout le monde. On comprend que ce virologue incontestable soit devenu une sorte de héros national, alors que nous n’avons qu’un virologue contesté, le Pr Raoult, à lui opposer. »

Samedi 2 mai, J – 9 avant le déconfinement

« À propos de rumeurs dont j’ai beaucoup parlé dans ce Journal, les Carnets de la drôle de guerre ont intitulé leur article de fond « Coronacomplots », ce qui est assez bien vu. Michel Eltchaninoff a interrogé le philosophe des sciences Philippe Huneman (…) qui recense les différentes rumeurs qui courent à propos de la crise sanitaire actuelle, et Dieu sait si elles sont nombreuses. Dans l’ensemble, ce qu’il dit recoupe ce que j’ai déjà eu l’occasion de commenter dans les pages de ce Journal. »

Sans surprise, la deuxième idée fausse qu’il dénonce porte sur le Pr Raoult :

« Deuxième idée fausse : la chloroquine guérirait le Covid-19.

C’est le Pr marseillais Didier Raoult qui est à l’origine de cette affirmation. Dans un premier temps les médias ont fait de ce mandarin un héros « antisystème ». Certes c’est un virologue indiscutablement reconnu par la communauté scientifique internationale. Mais il est aussi lié à la vie politique marseillaise. Et surtout il a écrit un livre pour réfuter la théorie darwinienne de l’évolution, ce qui n’est pas franchement bon signe. « Avec son discours sur la chloroquine, il a réveillé quelque chose qui se situe entre le mouvement des « gilets jaunes » pour la justice sociale et la rivalité OM-PSG, sans oublier la figure de Jésus Christ (allusion à son look décalé)… Il a cherché à donner l’image d’un Marseillais en lutte contre les experts parisiens. Bref, c’est un apparatchik qui s’est fait passer pour un dissident. »

Fin janvier il a dit que l’épidémie de Covid-19 n’était qu’une « grippette », affirmation surprenante de la part d’un virologue qui n’est nullement épidémiologiste. Les épidémiologistes, eux, savaient que la maladie progressait de maladie exponentielle.

En ce qui concerne l’hydroxychloroquine, des études récentes ont montré que ses effets secondaires, aux doses préconisées par le Pr Raoult (jusqu’à 500 mg) pouvaient être catastrophiques, voire mortels (la dose létale est de 600 mg). Par ailleurs Huneman réfute (comme je l’ai indiqué dans mes deux propos sur la Philosophie des essais cliniques) l’idée qu’en situation d’urgence il ne faudrait pas attendre les résultats des essais cliniques. S’il devait s’avérer que l’hydroxychloroquine n’est pas efficace, on aurait fait courir inutilement aux patients des risques graves, et ce serait impardonnable. »

Je me permets de faire observer à mes lecteurs que les propos de Philippe Huneman recoupent parfaitement les miens.

Pour terminer son article, l’auteur évoque une dernière idée fausse :

« Septième et (provisoirement dernière) idée fausse : Brigitte Macron aurait fait soigner ses enfants contaminés par le Pr Raoult grâce à un passe-droit.

Cette rumeur est le condensé parfait de tous les fantasmes sur l’épidémie de Covid-19. « D’un côté, Didier Raoult représente l’« antisystème », l’« anti-Macron ». De l’autre, on pense que les « élites » bénéficient du traitement magique du professeur, alors même qu’elles refusent que les « pauvres » en profitent. Les « riches » diraient du mal de ce traitement justement pour en profiter eux-mêmes et l’interdire aux « pauvres ». C’est délirant ! La rumeur est née de ce que la belle-fille du président a été hospitalisée dans l’hôpital où travaille Didier Raoult (l’hôpital de La Timone). » Et je rappelle que l’hydroxychloroquine est un traitement peu coûteux, nullement accessible uniquement aux plus aisés. »

Lundi 11 mai, premier jour du déconfinement

« L’Académie nationale de médecine a publié un communiqué au ton particulièrement vindicatif, ce qui ne laisse pas de surprendre de la part de cette vénérable institution au discours habituellement plus policé. L’intitulé de ce communiqué donne la tonalité de l’ensemble : « Recherche clinique et Covid-19 : la science n’est pas une option ». Je ne donne ici que les premières phrases, largement suffisantes pour imaginer la suite : « La vérité scientifique ne se décrète pas à l’applaudimètre. Elle n’émerge pas du discours politique, ni des pétitions, ni des réseaux sociaux. En science, ce n’est ni le poids majoritaire ni l’argument d’autorité qui font loi. C’est pourtant dans ce type de dérive que s’est fourvoyée la recherche de traitements médicamenteux actifs contre le Covid-19 : trop de précipitation dans la communication, trop d’annonces prématurées, trop de discordes entre les équipes, trop de pressions de toutes sortes, mais pas assez de science. »

On peut supposer que certains (je pense à Didier Raoult) devraient se sentir visés par cette diatribe. Mais le seront-ils vraiment ?

Un site d’informations médicales réservé aux professionnels rapporte les résultats d’une vaste étude menée sur l’hydroxychloroquine dans un grand hôpital de New York, essai clinique qui a porté sur 1400 patients et dont les résultats ont été publiés dans une des revues médicales les plus indiscutables, le New England Journal of Medicine, un must en matière de publication scientifique.

Je ne vais pas rentrer dans les détails techniques, mais il s’agit d’une étude de type observationnel comme celle dont se prévaut le Pr Raoult pour dire que l’hydroxychloroquine est efficace dans le Covid-19. Pour faire court, cette étude tend à montrer que l’hydroxychloroquine, avec ou sans azithromycine, ne sert à rien dans les pneumopathies Covid-19 modérées ou sévères. En temps normal, cette étude devrait clore le débat. Mais nous ne sommes pas en temps normal.

Voilà donc ce que j’ai pu écrire ou rapporter dans mon Journal du temps de l’épidémie concernant le Pr Didier Raoult, dont on aura compris que je n’apprécie pas particulièrement l’attitude de certitude absolue et de mépris pour ceux qui ne pensent pas comme lui, éminents confrères inclus.

Voyons maintenant ce que contient en substance l’article de Michel Eltchaninoff paru dans le N° 142 de septembre de Philosophie magazine, intitulé « Dans la tête de Didier Raoult ». L’auteur (qui a publié un livre sur Poutine avec le même type de titre, « Dans la tête de Vladimir Poutine ») s’est intéressé aux nombreux écrits de Didier Raoult, dans lesquels il se pose aussi en philosophe. Il déclare ainsi à Paris-Match le 30 avril 2020 : « Je suis beaucoup plus proche des philosophes et des anthropologues que des scientifiques français ».

Les passages en italique et entre guillemets sont des citations de Didier Raoult qui émaillent l’article. Pour la clarté de ce qui va suivre, je n’ai pas utilisé de guillemets quand je cite in extenso certains passages de l’article de Michel Eltchaninoff.

Dans un de ses livres, De l’ignorance et de l’aveuglement. Pour une science postmoderne, paru en 2012, dans lequel il cite abondamment Nietzsche, il écrit par exemple déplorer « la séparation étanche du monde des sciences dites dures et des sciences humaines et de la créativité littéraire », car « le cantonnement dans sa propre spécialité ne peut mener à la hauteur de vue nécessaire ». Voilà au moins une conviction à laquelle j’adhère sans réserve.


Dans Arrêtons d’avoir peur, publié en 2016, dont le but est de lutter contre le catastrophisme ambiant, Didier Raoult fait un éloge appuyé des philosophes présocratiques, Héraclite en tête, et rejette Platon, auquel il préfère son contradicteur le sophiste Protagoras, celui-là même qui a affirmé que « l’Homme est la mesure de toute chose ». Cette citation est corroborée, selon Didier Raoult, par la physique quantique, qui a montré l’influence de l’instrument de mesure sur le phénomène mesuré. Mais sa bête noire est Aristote, dont la pensée a régné sur la philosophie des sciences jusqu’à la Renaissance : « Cette vision aristotélicienne (…) va rester prégnante jusqu’à la fin du XIXème siècle en Occident et (…) va freiner le développement de la pensée scientifique ». Pour le Pr Raoult, le modèle aristotélicien de la rationalité occidentale a entravé le progrès scientifique !

Didier Raoult veut pour preuve de l’influence néfaste d’un rationalisme desséchant l’émergence au XIXème siècle d’une figure tout aussi intouchable que celle d’Aristote, Charles Darwin, qui obsède notre virologue au point d’avoir publié en 2010 un livre contre le darwinisme, Dépasser Darwin. Bien entendu Raoult n’est pas créationniste, mais il considère que la théorie de l’adaptation des espèces via la sélection naturelle a été trop souvent amendée pour pouvoir encore servir de cadre à la biologie contemporaine. Selon lui « la théorie de Darwin sur l’évolution des espèces (est) devenue intouchable à l’instar d’un Évangile. Or, en science, il ne peut y avoir de texte sacré ! »

C’est pourquoi Didier Raoult combat le « dogme » selon lequel « le néodarwinisme, une synthèse de la théorie de Darwin et des lois de la génétique (qui) considère que le seul mécanisme de l’évolution est celui d’une sélection naturelle de mutations génétiques aléatoires ».

En réalité le principal maître à penser de Didier Raoult s’avère être Friedrich Nietzsche, dont Le Gai savoir, découvert à 14 ans, l’a durablement bouleversé. La principale conclusion qu’en tire Raoult c’est que la science doit être polémique : « C’est la controverse qui permet à la science d’avancer. À l’inverse, c’est l’imposition d’une pensée unique qui conduit à un système totalitaire ». Didier Raoult pense, à l’instar Nietzsche qui préconisait de « philosopher à coups de marteau », qu’il faut faire de la science « à coups de marteau », en clair à grands coups de gueule dont notre Marseillais est friand.

Autre concept nietzschéen adopté par Didier Raoult, le caractère subjectif et partial de la vérité. Chacun peut investir le domaine de la vérité conformément aux forces qui l’animent. Un nom me vient immédiatement à l’esprit, celui de Donald Trump, pour qui le seul critère de la vérité est sa conviction inébranlable que ce qu’il dit est vrai. Pour le Pr Raoult, « Il est clair que les associations de malades ont un point de vue qui est celui des malades. Les associations de médecins ont un point de vue qui est celui des médecins ». Et on pourrait rajouter que les complotistes sont eux aussi intimement persuadés d’avoir raison. Selon Didier Raoult, Nietzsche « introduit une chose qui paraissait absolument invraisemblable : l’incohérence. Pour le philosophe allemand on peut dire et penser deux choses opposées, les humains ne sont pas cohérents, et l’idée de rationalité humaine est erronée ». En clair, Didier Raoult est un scientifique qui propose d’abandonner les critères traditionnels de la raison !

Un autre modèle de notre éminent microbiologiste est le philosophe allemand Edmund Husserl, le fondateur de la phénoménologie. Une des phrases préférées de Raoult, que l’on peut trouver par exemple dans une tribune du journal Le Monde du 25 mars 2020, est une citation qu’il attribue à Husserl, « Les modèles mathématiques ne sont que les vêtements des idées ». En fait Husserl affirme d’une manière générale que les symboles mathématiques, indispensables à l’expression d’une pensée scientifique, ne doivent pas faire oublier la vérité phénoménale et qualitative des choses qui nous entourent.

Raoult applique ce principe à la recherche médicale en s’opposant à la « dictature morale des méthodologistes », ceux qui établissent les règles en vigueur dans la recherche clinique, que presque personne à part lui ne conteste. Il reproche aux méthodologistes « d’imposer un point de vue qui a été développé progressivement par l’industrie pharmaceutique, pour tenter de mettre en évidence que des médicaments qui ne changent pas globalement l’avenir des patients ajouteraient une petite différence ».

Pour Didier Raoult, la médecine doit se libérer de l’emprise de l’outil mathématique, et suivre ce qu’il appelle « la méthode de Tom », qui consiste à soigner un patient « comme si c’était son propre fils », en cherchant avant tout à le sauver. Selon lui, « c’est le fond du serment d’Hippocrate », oublié par les « maniaques de la méthodologie ». Le problème à mes yeux est que cette façon de faire était celle de la « médecine de grand-papa », jusqu’à ce qu’elle adopte des méthodes plus scientifiques qu’empiriques. Cette conception me semble être un fantastique retour en arrière pour la médecine.

Autre sujet d’intérêt pour notre star marseillaise de la virologie, la philosophie des sciences, avec deux épistémologues vedettes du XXème siècle comme références, Karl Popper et Thomas Kuhn. Le premier est le grand classique de l’épistémologie, avec son critère permettant de tracer la frontière entre science et pseudoscience, la « falsifiabilité » (traduction littérale du terme anglais falsifiability), qu’il m’a toujours semblé moins ambigu d’appeler « réfutabilité » (traduction validée par Popper lui-même). Seules les pseudosciences (l’astrologie, le créationnisme et sa version moderne, le « dessein intelligent », le marxisme ou encore la psychanalyse) ont réponse à tout, et ne se laissent jamais ébranler par un fait. L’article cite Didier Raoult dans une interview à L’Obs du 30 avril 2020 : « Karl Popper dit que ce sont les nouveaux outils qui donnent un nouveau regard. Une partie de ma science est basée sur ce que j’appelle la course aux armements. Depuis 1992, nous avons toujours été le laboratoire de microbiologie le mieux équipé au monde ». J’ignore si c’est vrai, mais ces propos dénotent une certaine mégalomanie de la part de celui qui les tient.

Autre idée tirée de Popper : il faut rester modeste (ce n’est pas le premier adjectif qui vient à l’esprit quand on évoque Didier Raoult), car la vérité scientifique d’aujourd’hui n’est pas celle de demain. Cette pétition de principe lui permet de rejeter le darwinisme et la théorie du réchauffement climatique dans le champ des pseudosciences : « Les deux religions pseudoscientifiques dominantes reprises par la presse sont, d’une part la prédiction du futur climatique et, d’autre part, l’adhésion très stricte à la vision darwinienne de l’évolution ». Cependant l’utilisation de modèles mathématiques et la faculté de prédire ne sont pas du tout rejetées par Popper. Raoult utilise Popper contre lui-même quand il tire des principes poppériens des arguments pour réhabiliter des disciplines classées habituellement parmi les pseudosciences, comme l’astrologie à qui il donne sa chance en affirmant que « cette année ont été publiées les premières études qui montrent que la sensibilité à certaines maladies serait dépendante du mois de naissance ! (…) L’astrologie, qui paraît si peu scientifique, reflèterait donc une part de la réalité. Celle-ci est toujours plus complexe que l’on veut le voir. » Au fond Raoult refuse l’idée maîtresse de Popper, la possibilité d’établir une ligne de démarcation entre science et pseudoscience. : « On ne peut pas tracer une frontière imperméable et évidente entre scientifiques et charlatans » (au nombre desquels il range tous ceux qui ont recours à des modèles prédictifs).

Mais Didier Raoult se veut plus proche de l’épistémologue américain Thomas Kuhn et de son livre de 1962 La Structure des révolutions scientifiques. Contrairement à Popper, pour qui une seule expérience qui contredit une théorie scientifique suffit à la réfuter dans son ensemble (un seul cygne noir suffit à contredire l’affirmation que tous les cygnes sont blancs), Kuhn pense que les choses sont plus complexes. Pour que des scientifiques acceptent une nouvelle vision du monde, un nouveau « paradigme » dans son vocabulaire, qui vient contredire les croyances de leur époque, il faut qu’il y ait un consensus autour de la nouvelle conception. Il est donc possible qu’une nouvelle théorie ne soit pas admise alors même que celle qu’elle est censée remplacer a été invalidée. Cette théorie de Kuhn s’applique parfaitement au combat que mène le Pr Raoult contre le paradigme darwinien, position qu’il résume de manière lapidaire en affirmant : « Il est rarement bon d’avoir raison trop tôt ».

Autre chapitre de la philosophie contemporaine que veut remettre à la mode notre virologue-philosophe, la théorie de la déconstruction des années 1960-1970 incarnée par trois philosophes français au langage volontiers obscur, Foucault, Deleuze et Derrida (les tenants de la « french theory »). Ce que Didier Raoult veut déconstruire, c’est la notion de virus. Didier Raoult prétend avoir considéré le phénomène de la vie sous la forme d’un rhizome, avant même d’avoir lu le célèbre livre de Deleuze et Guattari intitulé précisément Rhizome.

En revanche Didier Raoult ne semble pas gêné par l’usage peu rigoureux et métaphorique que les « postmodernes » font du vocabulaire scientifique.

Je laisse la conclusion de ce passionnant article pour la fin de mon prochain propos consacré à ce personnage hors normes qu’est Didier Raoult, sur lequel j’ai encore pas mal de choses à dire.

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