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Christian Thomsen

Sauver des vies ?

Dernière mise à jour : 18 nov. 2019

Lorsqu’au cinéma ou à la télévision une fiction met en scène le milieu médical, il est pratiquement impossible d’échapper au cliché selon lequel la « vocation » des médecins et de leurs auxiliaires paramédicaux serait de « sauver des vies ». Et cela tourne à la caricature quand les médecins mis en scène sont des urgentistes ou des chirurgiens, censés passer leurs journées à sauver des vies.

Cette représentation romanesque m’amuse et m’agace en même temps car elle repose, à mon sens, sur deux erreurs. En premier lieu, la plupart des médecins et des membres de la profession infirmière ont choisi d’exercer leur métier pour des tas de raisons personnelles, mais exceptionnellement par vocation, si l’on prend ce mot au sens fort du terme, celui qui explique pourquoi certaines personnes choisissent d’entrer en religion. Les infirmières ne sont tout de même pas des bonnes sœurs, ni les médecins des moines, et le métier de soignant n’est pas nécessairement un sacerdoce. Mais il est exact que la plupart des membres des professions médicales n’imaginent pas exercer un autre métier, que les médecins ont d’ailleurs du mal à quitter une fois qu’ils ont atteint l’âge de la retraite. Beaucoup jouent les prolongations. C’est actuellement mon cas, moi qui ai toujours voulu être chirurgien, sans que je puisse parler de vocation, et qui n’arrive pas vraiment à décrocher.

La seconde erreur est de penser (et de laisser croire, ce que certains membres de la profession médicale font volontiers, notamment quand ils s’expriment complaisamment dans les médias), que les médecins en général, et les chirurgiens en particulier, passeraient leur temps à sauver des vies. Récemment, le fils d’un de mes opérés, qui s’inquiétait de l’état de santé de son père récemment réopéré par mes soins pour une complication postopératoire, m’a sorti cette phrase rituelle, « votre rôle est bien de sauver la vie de mon père ! » Ce à quoi je lui ai répondu que la vie de son père n’était nullement menacée par son état actuel, et que mon rôle était plus modestement de le soigner du mieux possible, ce qui est loin d’être un objectif négligeable. J’ai senti nettement que ma réponse non seulement l’étonnait, mais surtout le décevait.


Pour sauver la vie de quelqu’un, encore faut-il que celle-ci soit menacée. Or, à l’évidence, c’est rarement le cas dans la pratique médicale courante. Quand une équipe médico-chirurgicale prend en charge un accidenté de la route qui saigne abondamment, sa vie est certes menacée (« son pronostic vital est engagé », comme adorent le dire les journalistes, quand ils ne se trompent pas en parlant de « diagnostic vital »). Toute la compétence de l’équipe au grand complet (et pas uniquement celle du chirurgien) est alors nécessaire pour « récupérer » ce patient en grand danger de mort, et lui sauver effectivement la vie. Il y faut également une bonne dose de chance, comme, par exemple, le fait que l’accident se soit produit à proximité d’un établissement de santé performant. On pourrait multiplier les exemples, avec les infarctus du myocarde ou les AVC (accident vasculaire cérébral), mais toutes ces circonstances dramatiques qui mettent en péril la vie d’un patient sont numériquement minoritaires en médecine quotidienne.

De manière anecdotique, je travaille quotidiennement avec un anesthésiste victime il y a quelques années d’un arrêt cardiaque en faisant du vélo, et qui est toujours en vie grâce à la présence d’esprit et à la réactivité d’un médecin de ses amis qui, passant par là tout-à-fait par hasard, a pratiqué sans délai un massage cardiaque efficace. La compétence d’un médecin et la chance qu’il ait été là au bon moment lui ont sauvé la vie, et il n’a gardé aucune séquelle de cet épisode.


Toile de Vieira Da Silva photographiée au Musée des Beaux Arts de Dijon

Si l’on évoque le traitement du cancer, chacun sait que tous les patients pris en charge pour cette redoutable maladie ne guériront pas. Si le patient guérit, il serait absurde de penser que les médecins lui ont sauvé la vie. Ils auront juste administré le bon traitement, et le patient aura eu la chance que celui-ci soit efficace. A contrario, si le patient ne guérit pas, il serait tout aussi absurde que ses médecins se sentent responsables de cet échec (du moins s’ils n’ont commis aucune erreur dans leur prise en charge). Mais il ne leur est pas interdit d’en être affectés, bien au contraire.

J’entends parfaitement l’argument avancé par nombre de patients qui disent nous      « confier leur vie » lorsqu’ils acceptent de se faire opérer, malgré la peur qu’ils ont de « ne pas se réveiller ». Cette crainte est aussi irrationnelle que la peur de l’accident quand on prend l’avion, puisqu’il est prouvé que l’avion est un moyen de transport beaucoup plus sûr que la voiture. Ces patients nous tiennent, à quelques variantes près, le même discours, à savoir qu’ils nous confient leur vie, et qu’ils espèrent bien que nous la leur rendrons intacte. Mais c’est aussi ce que font, sans en avoir toujours conscience, les passagers d’une voiture particulière, d’un train ou d’un avion. Quand ils arrivent à bon port sains et saufs, ce qui est quand même le cas le plus fréquent, ils n’ont habituellement pas le sentiment que le chauffeur ou le pilote leur a sauvé la vie.

En médecine, il faut distinguer la mortalité et la létalité, notions souvent confondues à tort. La mortalité par anesthésie générale ou par accident d’avion est faible, dans la mesure où peu de gens meurent à la suite d’une anesthésie ou d’un vol en avion, mais la létalité est très grande, car on survit rarement à un accident d’anesthésie, et encore plus rarement au crash d’un avion.


Amerrissage d'urgence sur l'Hudson

Mais il arrive, de manière exceptionnelle, que les membres de l’équipage d’un avion en perdition sauvent la vie de leurs passagers, et la leur par la même occasion, comme ce fut le cas pour l’Airbus de la compagnie US Airways, que le pilote a fait amerrir sur la rivière Hudson, en face de Manhattan, quelques minutes seulement après le décollage. Un vol de bernaches était à l’origine de cet accident, survenu en 2009, qualifié de « miracle de l’Hudson », et qui a fait l’objet de plusieurs adaptations cinématographiques, dont le « Sully » de Clint Eastwood. Il est indéniable que le pilote et son copilote ont sauvé ce jour-là un grand nombre de vies en une seule fois. Quel médecin pourrait prétendre à un tel exploit pendant toute sa carrière ? Probablement aucun…


Dr C. Thomsen, novembre 2019

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