Le sens de cette belle expression, sauver des vies, me semble avoir changé depuis que la pandémie de Covid-19 nous a frappé de plein fouet, raison pour laquelle je souhaite republier ce propos du 15 novembre 2019 en lui ajoutant une introduction dictée par l’actualité. Plusieurs fois par jour des messages nous enjoignent à « rester chez nous pour sauver des vies ». Autrement dit, nous pourrions sauver des vies de manière préventive, qui plus est sans rien faire du tout. C’est fantastique de penser que notre pays compte désormais plusieurs dizaines de millions de sauveteurs.
Or je reste persuadé que, pour sauver une vie, il faut deux conditions qui ne sont pas réunies ici : d’une part que celle-ci soit en danger réel et immédiat et non pas en danger potentiel et, d’autre part, que le sauveteur ne se soit pas contenté de faire son travail, mais qu’il ait fait preuve d’une initiative exceptionnelle, comme celle de se jeter à l’eau pour sauver la vie d’un inconnu en train de se noyer, au risque de se noyer soi-même. Dans cet exemple, le sauveteur fait aussi preuve de courage, dont tout le monde est loin d’être capable. Il est possible de sauver des vies en faisant correctement son travail, comme les pompiers le font quotidiennement, sans qu’ils ne se considèrent pour autant comme des héros. Les vrais héros sont en général modestes.
Je ne minimise certes pas le rôle essentiel de tous ceux dont le maintien de l’activité permet que le confinement soit efficace et tolérable, en particulier toutes les personnes qui continuent à faire fonctionner la chaîne alimentaire, et, bien entendu, l’ensemble des soignants, qu’ils prennent en charge ou pas des patients atteints de Covid-19. Tous ces gens, auxquels il faut ajouter bien d’autres catégories professionnelles comme les éboueurs ou les livreurs, prennent le risque de se contaminer en allant travailler. Sont-ils des héros pour autant ? Je ne le pense pas. Sinon la notion d’héroïsme perdrait tout son sens, et celle de sauvetage de vies tout autant.
Pour ce qui est du Covid-19, cette peste moderne, la population se divise en deux parties dont la répartition évolue sans cesse : les Covid + et les Covid -, pour le dire dans la terminologie actuelle. Pour les premiers cités, trois possibilités par ordre de gravité croissante : porteur sain, donc asymptomatique ; patient atteint d’un syndrome grippal plus ou moins intense, qui va guérir spontanément ou évoluer vers la pneumopathie sévère, qui correspond à la définition d’un SRAS, syndrome respiratoire aigu sévère, qui est l’équivalent de ce que les réanimateurs appellent depuis toujours dans leur pratique habituelle un SDRA, syndrome de détresse respiratoire aiguë. Seuls ces derniers patients vont en réanimation pour y être placés sous ventilation artificielle, avec là encore deux options : le décès ou la guérison. Ceux qui vont mourir n’auront pas été moins bien soignés que les autres. Ils n’auront pas eu la chance de guérir, probablement parce que trop âgés ou porteurs de comorbidités trop lourdes. Ce dont on entend rarement parler, c’est la façon dont meurent ces patients en réanimation. Certains meurent brusquement, par embolie pulmonaire en particulier. Mais d’autres, plus nombreux, meurent parce que l’équipe de réanimation a pris collégialement une décision très difficile, celle d’arrêter la réanimation, quand ils constatent que l’état du patient ne s’améliore absolument pas. Ce type de décision fait partie de la vie quotidienne d’un service de Réanimation, même en temps normal.
Pour moi, seuls les patients guéris d’un SRAS ont réellement eu leur vie sauvée.
J’ai vu aux informations télévisées le témoignage d’un patient placé sous respirateur en Alsace, puis transféré dans un service de réanimation à Fribourg, en Allemagne. Quand il s’est réveillé du coma artificiel dans lequel les réanimateurs l’avaient plongé, il a été quelque peu surpris de se retrouver en Allemagne. Il est rentré chez lui au bout d’une quinzaine de jours passés à Fribourg, et remercie du fond du cœur les médecins allemands qui lui ont sauvé la vie. Certes… Mais quid des médecins français qui se sont occupés de lui jusqu’au transfert ? Ont-ils failli à leur tâche ? Là encore, je ne le pense pas.
Un reportage nous montre de sympathiques jeunes gens qui apportent des repas à des gens âgés qui ne peuvent pas se déplacer. Le jeune homme que l’on nous montre porte un gilet avec le nom de l’association floqué dans le dos : « Sauveurs de vie ». Ne serait-ce pas un chouia grandiloquent ?
Voici donc le propos tel que je l’avais publié le 15 novembre 2019, dans une autre vie, celle d’avant le Covid-19. Je n’en ai pas changé la moindre virgule.
Le rôle des médecins est-il de sauver des vies ?
Lorsqu’au cinéma ou à la télévision une fiction met en scène le milieu médical, il est pratiquement impossible d’échapper au cliché selon lequel la « vocation » des médecins et de leurs auxiliaires paramédicaux serait de « sauver des vies ». Et cela tourne à la caricature quand les médecins mis en scène sont des urgentistes ou des chirurgiens, censés passer leurs journées à sauver des vies.
Cette représentation romanesque m’amuse et m’agace en même temps car elle repose, à mon sens, sur deux erreurs. En premier lieu, la plupart des médecins et des membres de la profession infirmière ont choisi d’exercer leur métier pour des tas de raisons personnelles, mais exceptionnellement par vocation, si l’on prend ce mot au sens fort du terme, celui qui explique pourquoi certaines personnes choisissent d’entrer en religion. Les infirmières ne sont tout de même pas des bonnes sœurs, ni les médecins des moines, et le métier de soignant n’est pas nécessairement un sacerdoce. Mais il est exact que la plupart des membres des professions médicales n’imaginent pas exercer un autre métier, que les médecins ont d’ailleurs du mal à quitter une fois qu’ils ont atteint l’âge de la retraite. Beaucoup jouent les prolongations. C’est actuellement mon cas, moi qui ai toujours voulu être chirurgien, sans que je puisse parler de vocation, et qui n’arrive pas vraiment à décrocher.
La seconde erreur est de penser (et de laisser croire, ce que certains membres de la profession médicale font volontiers, notamment quand ils s’expriment complaisamment dans les médias), que les médecins en général, et les chirurgiens en particulier, passeraient leur temps à sauver des vies. Récemment, le fils d’un de mes opérés, qui s’inquiétait de l’état de santé de son père récemment réopéré par mes soins pour une complication postopératoire, m’a sorti cette phrase rituelle, « votre rôle est bien de sauver la vie de mon père ! » Ce à quoi je lui ai répondu que la vie de son père n’était nullement menacée par son état actuel, et que mon rôle était plus modestement de le soigner du mieux possible, ce qui est loin d’être un objectif négligeable. J’ai senti nettement que ma réponse non seulement l’étonnait, mais surtout le décevait.
Pour sauver la vie de quelqu’un, encore faut-il que celle-ci soit menacée. Or, à l’évidence, c’est rarement le cas dans la pratique médicale courante. Quand une équipe médico-chirurgicale prend en charge un accidenté de la route qui saigne abondamment, sa vie est certes menacée (« son pronostic vital est engagé », comme adorent le dire les journalistes, quand ils ne se trompent pas en parlant de « diagnostic vital »). Toute la compétence de l’équipe au grand complet (et pas uniquement celle du chirurgien) est alors nécessaire pour « récupérer » ce patient en grand danger de mort, et lui sauver effectivement la vie. Il y faut également une bonne dose de chance, comme, par exemple, le fait que l’accident se soit produit à proximité d’un établissement de santé performant. On pourrait multiplier les exemples, avec les infarctus du myocarde ou les AVC (accident vasculaire cérébral), mais toutes ces circonstances dramatiques qui mettent en péril la vie d’un patient sont numériquement minoritaires en médecine quotidienne.
De manière anecdotique, je travaille quotidiennement avec un anesthésiste victime il y a quelques années d’un arrêt cardiaque en faisant du vélo, et qui est toujours en vie grâce à la présence d’esprit et à la réactivité d’un médecin de ses amis qui, passant par là tout-à-fait par hasard, a pratiqué sans délai un massage cardiaque efficace. La compétence d’un médecin et la chance qu’il ait été là au bon moment lui ont sauvé la vie, et il n’a gardé aucune séquelle de cet épisode.
Si l’on évoque le traitement du cancer, chacun sait que tous les patients pris en charge pour cette redoutable maladie ne guériront pas. Si le patient guérit, il serait absurde de penser que les médecins lui ont sauvé la vie. Ils auront juste administré le bon traitement, et le patient aura eu la chance que celui-ci soit efficace. A contrario, si le patient ne guérit pas, il serait tout aussi absurde que ses médecins se sentent responsables de cet échec (du moins s’ils n’ont commis aucune erreur dans leur prise en charge). Mais il ne leur est pas interdit d’en être affectés, bien au contraire.
J’entends parfaitement l’argument avancé par nombre de patients qui disent nous « confier leur vie » lorsqu’ils acceptent de se faire opérer, malgré la peur qu’ils ont de « ne pas se réveiller ». Cette crainte est aussi irrationnelle que la peur de l’accident quand on prend l’avion, puisqu’il est prouvé que l’avion est un moyen de transport beaucoup plus sûr que la voiture. Ces patients nous tiennent, à quelques variantes près, le même discours, à savoir qu’ils nous confient leur vie, et qu’ils espèrent bien que nous la leur rendrons intacte. Mais c’est aussi ce que font, sans en avoir toujours conscience, les passagers d’une voiture particulière, d’un train ou d’un avion. Quand ils arrivent à bon port sains et saufs, ce qui est quand même le cas le plus fréquent, ils n’ont habituellement pas le sentiment que le chauffeur ou le pilote leur a sauvé la vie.
En médecine, il faut distinguer la mortalité et la létalité, notions souvent confondues à tort. La mortalité par anesthésie générale ou par accident d’avion est faible, dans la mesure où peu de gens meurent à la suite d’une anesthésie ou d’un vol en avion, mais la létalité est très grande, car on survit rarement à un accident d’anesthésie, et encore plus rarement au crash d’un avion.
Mais il arrive, de manière exceptionnelle, que les membres de l’équipage d’un avion en perdition sauvent la vie de leurs passagers, et la leur par la même occasion, comme ce fut le cas pour l’Airbus de la compagnie US Airways, que le pilote a fait amerrir sur la rivière Hudson, en face de Manhattan, quelques minutes seulement après le décollage. Un vol de bernaches était à l’origine de cet accident, survenu en 2009, qualifié de « miracle de l’Hudson », et qui a fait l’objet de plusieurs adaptations cinématographiques, dont le « Sully » de Clint Eastwood. Il est indéniable que le pilote et son copilote ont sauvé ce jour-là un grand nombre de vies en une seule fois. Quel médecin pourrait prétendre à un tel exploit pendant toute sa carrière ? Probablement aucun…

Dr C. Thomsen, dimanche de Pâques 2020
コメント