Voilà plus de vingt ans que le lis tous les livres d’André Comte-Sponville, et, plus exactement, depuis 1996, année de la publication de ses Impromptus. Aimant passionnément Schubert depuis l’adolescence, ce titre avait attiré mon attention. La lecture du livre m’a bouleversé, durablement. Jamais personne n’avait aussi bien exprimé son amour pour ce musicien miraculeux, et cet auteur que je découvrais n’était ni musicien ni musicologue, mais philosophe.
Comme je me destinais depuis l’enfance à être médecin, et, plus précisément chirurgien, j’avais suivi au lycée la filière « matheuse », ce que l’on appelait à mon époque la « section C », et à l’époque précédente la classe de « maths-élem ». Mais, par goût, j’aurais nettement préféré être en filière littéraire, en « section A », l’ancienne « classe de philosophie ». Notre professeur de philosophie, dont je ne me pardonne pas d’avoir oublié le nom, était tellement passionnant que, pour pouvoir profiter davantage de son enseignement, je lui avais demandé de bien vouloir m’accepter comme « auditeur libre » à ses cours de la terminale littéraire. Il avait accepté, et j’en ai réellement bien profité pendant cette année en classe de terminale.
Plus tard je suis entré en fac de médecine, et, rapidement, la préparation intensive du concours de l’internat m’a fait oublier la philosophie, par manque de temps à consacrer à la lecture. Mes seuls loisirs étaient réservés à l’écoute de la musique dite classique, faute de meilleure dénomination (je déteste que l’on parle de « grande musique »).
Et puis j’ai eu trois enfants, et quand ma petite dernière a commencé à avoir des cours de philosophie au lycée, elle m’a demandé de l’aider à faire ses devoirs. J’ai tout de suite replongé avec délices dans la philosophie, et cet intérêt ne m’a plus quitté depuis, en simple amateur toutefois.
Ne sachant pas comment aborder cette matière, j’ai commencé par des livres de vulgarisation, et notamment le très beau livre de Jeanne Hersch, déjà ancien (1942) mais toujours disponible, L’étonnement philosophique. L’histoire de la philosophie m’a amené à la découverte d’un auteur que j’admire infiniment pour son érudition souriante, jamais pédante, et son humour bon enfant, Lucien Jerphagnon, dont j’appris qu’il avait été le professeur de Michel Onfray, philosophe qui m’a captivé lors de son premier passage dans l’émission de Bernard Pivot, Apostrophes. Je l’ai longtemps adoré avant de le rejeter, n’aimant pas ce côté « imprécateur en chef » dont il s’est par la suite investi. J’ai découvert également Marcel Conche, le maître de Comte-Sponville, Ferry, Roger-Pol Droit, et Pierre Hadot, le grand spécialiste de la philosophie antique. Plus tard viendront Clément Rosset, Francis Wolff, Ruwen Ogien, Cynthia Fleury, et quelques autres, tous contemporains écrivant en français. En égrenant ces noms, je m’aperçois qu’ils étaient tous vivants quand j’ai fait connaissance de leurs livres. Mais, depuis, plusieurs d’entre eux sont morts, irrémédiablement (Hadot, Jerphagnon, Ogien, Rosset).
La plupart des questions qui se posent aux philosophes sont les mêmes depuis l’Antiquité, mais les réponses qu’ils y apportent ne sont évidemment pas les mêmes selon l’époque et le lieu de leur activité. Et puis certaines questions, comme celles qui touchent à l’éthique, ne se posaient pas autrefois, ou pas dans les termes actuels. Bref, les réponses contemporaines m’intéressent plus que celles du passé, qu’André Comte-Sponville ne néglige pas pour autant.
Ce dernier m’a d’emblée séduit, et le charme qu’il exerce sur moi depuis le début est toujours aussi fort. Quand j’ai souhaité illustrer ma nouvelle Le patient de la chambre 21, j’ai demandé à mon illustrateur, Christophe Delvallé, de donner à mon héros un visage qui évoquerait celui de Comte-Sponville. Je trouve qu’il a parfaitement relevé ce défi.
Ce philosophe a la courtoisie d’écrire avec beaucoup de clarté une très élégante langue classique, mais nullement désuète, ce qui fait que nombreux sont ceux, parmi les prétendus « spécialistes », qui ne le considèrent pas comme un philosophe « sérieux », mais plutôt comme un essayiste, voire un simple vulgarisateur, d’autant que, pour aggraver son cas, ses livres se vendent très bien. Les philosophes sérieux se doivent, selon ces experts, d’être obscurs et méconnus du grand public ; des philosophes pour le sérail philosophique, en quelque sorte. Ils oublient qu’un Bergson en son temps était une sorte de star, ce qui ne l’empêche pas de figurer au panthéon de la philosophie française. Et les plus grands philosophes français étaient de grands écrivains, à commencer par Descartes, Pascal ou Rousseau (je n’inclue volontairement pas Montaigne car il écrivait dans une langue qui peut sembler morte aux non spécialistes). Régulièrement, dans ses écrits, notre philosophe s’agace de ce mépris. La publication toute récente d’un numéro des Cahiers de L’Herne qui lui est consacré apporte un démenti cinglant à tous ces amateurs de philosophie absconse réservée à une caste d’initiés.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas les Éditions de L’Herne, je précise que cet éditeur parisien publie depuis le début des années soixante de grandes monographies, les fameux Cahiers de l’Herne à couverture blanche, consacrées à des auteurs importants, romanciers, poètes ou philosophes. À titre d’exemples, les derniers numéros étaient consacrés à (Michel) Onfray, (Françoise) Héritier, (François) Jullien, (Edgar) Morin ou encore (Martin) Heidegger, pour ne parler que des philosophes. (André) Comte-Sponville est plutôt en bonne compagnie.
Chaque fois que je lis mon philosophe préféré, je me pose la question de savoir ce qui me plait tant dans ses écrits, qu’ils prennent la forme de propos, d’un traité ou d’un dictionnaire philosophique. C’est un peu la même chose pour les musiciens : qu’est-ce qui me séduit autant chez Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms et les autres ? Je ne saurais l’exprimer clairement. Mais certains, que j’envie pour cela, le font très bien.
Bien souvent, après avoir lu une page de Comte-Sponville, je me suis dit que non seulement j’étais parfaitement d’accord avec lui sur le sujet qu’il venait de traiter, mais encore qu’il avait exprimé ses idées, donc modestement les miennes, d’une façon telle que jamais je n’aurais pu le dire aussi bien. Je me rends parfaitement compte que j’apprécie son écriture, très musicale, sa clarté, ses formules symétriques (un peu sa marque de fabrique, comme « penser sa vie, vivre sa pensée »), son sens de la mesure, son absence totale de dogmatisme, sa courtoisie envers ceux dont il ne partage pas les points de vue, cette pointe de mélancolie qui ne le quitte jamais, cette pudeur qui le fait philosopher à la première personne en ne révélant que très peu de choses sur lui. C’est d’ailleurs dans son magnifique hommage à son grand ami Tzvetan Todorov récemment décédé (un essayiste que j’apprécie énormément), que j’ai trouvé les propos les plus personnels qui soient sortis de sa plume, notamment à propos de la mort de son père, qui ne l’a pas attristé, loin de là. Mais c’est la lecture de ce Cahier qui a amené à ma conscience tout ce que je ressens confusément sans pouvoir mettre des mots dessus, ce que font très bien tous les auteurs sollicités.
Certes, le principe des Cahiers de L’Herne relève quelque peu de l’exercice hagiographique, mais l’unanimité dans la louange des contributeurs, qui déclarent souvent avoir des liens d’amitié avec notre auteur, est évidente. Donc, je sais maintenant pourquoi j’apprécie autant André Comte-Sponville. Comme de nombreux auteurs éminents se sont exprimés sur lui, le mieux que j’aie à faire est de picorer dans quelques-unes de leurs contributions pour parler de lui, sans crainte de dire de bêtises ou de paraître pédant. J’espère que mon exercice d’admiration donnera à mes quelques lecteurs le goût de le lire les quelque 270 pages du fameux Cahier, mais surtout de s’immerger dans l’œuvre de ce philosophe, si ce n’est pas déjà fait.
Commençons par le maître d’œuvre de cet ouvrage, François L’Yvonnet. Je me permets de citer de larges extraits de son avant-propos, car l’essentiel y est dit.
« Parmi les philosophes français contemporains, André Comte-Sponville occupe une place très particulière. D’abord, parce qu’il fut une sorte d’éclaireur, sinon un pionnier, ce qu’on oublie trop souvent. (…) Il a su rendre la philosophie accessible à un public élargi. La philosophie entendue stricto sensu. Car il est tout autre chose qu’un essayiste ayant rencontré le succès en développant des thèmes réputés en vogue. Espèce qui fait aujourd’hui florès. (…)
André Comte-Sponville occupe une place particulière par l’originalité de sa pensée (une métaphysique matérialiste, une éthique humaniste, une spiritualité sans Dieu) et par sa manière étonnamment vivante de lire les « classiques » de la philosophie. Ennemi des systèmes, des dogmes et des catéchismes, il a su nouer avec quelques grandes figures de notre tradition intellectuelle un dialogue à la fois vigoureux, libre et fécond. (L’auteur cite ici pêle-mêle Spinoza, Épicure, Lucrèce, Montaigne, Simone Weil, ou encore Svâmi Prajnânpad, « cet étrange Socrate venu des Indes »). (…)
Il n’oublie pas que (…) philosopher, c’est à la fois « penser sa vie », ici et maintenant, et « vivre sa pensée », donc agir « autant qu’on peut, autant qu’on doit, puisqu’on ne pourrait autrement que subir ou rêver ». (…)
André Comte-Sponville donne de la philosophie la définition suivante : « Une pratique théorique (non scientifique), qui a le tout pour objet, la raison pour moyen, et la sagesse pour but ». Il s’agit de penser mieux, pour vivre mieux. »
Voilà une belle présentation de la philosophie d’André Comte-Sponville.
Franck Belluci, agrégé de Lettres modernes et amateur éclairé de musique, intitule sa contribution
« Philosophe et poète ».
«Qu’André Comte-Sponville soit un penseur de notre temps (…), nul n’oserait désormais en douter. Mais (…), pour être philosophe, André Comte-Sponville n’en est pas moins écrivain. Et grand écrivain qui, à l’instar des auteurs majeurs, parvient à imposer un regard, une sensibilité, une langue, lesquels, tout en lui étant propres, nous parlent et parlent de nous.
S’il est un texte qui confirme à mon sens plus que tout autre peut-être ce talent, c’est sans conteste le magnifique « Schubert » extrait du recueil des Impromptus publié en 1996 aux PUF.
De ce court texte consacré au compositeur autrichien, j’ai tout d’abord été, comme tout un chacun, simple lecteur. Simple lecteur, certes, mais tout-à-coup ébloui, pour ne pas dire déconcerté, perturbé, de lire dans ces quelques pages l’expression exacte, fidèle, limpide, et ô combien minutieuse, de ce que j’éprouve moi-même lorsque j’écoute les œuvres de Schubert sans pour autant parvenir à l’identifier, à l’analyser et encore moins à le définir. (…) Les grands auteurs (…) ne sont-ils pas ces enchanteurs qui réussissent à formuler, à identifier, alors que nous n’avions pas les mots pour le dire »
Ce texte exprime tellement bien ce que je ressens en lisant Comte-Sponville que je pourrais en rester là, en incitant mes lecteurs à aller plus loin dans la découverte de cet auteur majeur de notre temps, ce philosophe exigeant et populaire, au meilleur sens du terme. Mais j’aimerais cependant conclure en citant un dernier contributeur, un écrivain (et psychanalyste) dont j’ai aimé les essais sur Proust (Maman) ou Schumann (La tombée du jour), Michel Schneider. Son texte s’intitule « Une pensée impromptue ».
« Par une étrange attirance, je n’aime que les philosophes qui aiment la musique. (…) Ma famille philosophique française (c’est) Sartre, Rosset et André Comte-Sponville, qui est parmi les philosophes vivants celui que je lis le plus.
(Michel Schneider nous explique ici ce qu’est un impromptu et ce qu’il appelle une pensée impromptue).
Impromptus ; c’est par ce livre de 1996 que j’ai connu André Comte-Sponville. Plus de vingt ans après, il récidive avec L’inconsolable et autres impromptus (…) Comte-Sponville est un philosophe Schubertien. Quand je le lis, je suis frappé par l’aspect musical de son écriture.
Adepte de la forme brève et de la modulation incessante de la phrase pour suivre une vérité toujours à venir, il pratique l’impromptu en philosophie. (…)
Comte-Sponville fait de la philosophie comme Schubert de la musique. »
Après une aussi jolie formule, il est temps de conclure, et de retourner écouter sans cesse les deux cahiers d’Impromptus de Schubert. La Tribune des critiques de disques du 19 avril 2015 (France Musique) classait ex aequo mon cher Philippe Cassard et Alfred Brendel, référence indétrônable depuis des lustres. Mais je me permets un conseil d’écoute : Krystian Zimerman. Son interprétation du dernier Impromptu en fa mineur, D. 935 N°4, avec son impétueux trait final qui claque comme un coup de fouet, est à mon sens un véritable miracle.
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