Pour un esprit qui se veut rationnel, le complotisme est incompréhensible. Comment des individus éduqués, avec souvent un haut niveau socio-économique et culturel, peuvent-ils se laisser séduire par des thèses plus ou moins farfelues, voire délirantes, que l’on a tendance à regrouper sous le vocable de « complotisme », autrement dit de « théorie du complot » ? Et pourquoi ces thèses séduisent-elles autant de gens ?
C’est, pour ce qui me concerne, un mystère d’autant plus grand que je connais, dans mon entourage familial et professionnel, comme tout le monde probablement, des individus qui adhèrent mordicus à certaines de ces théories, ce qui me laisse pantois. Le complotisme est à ma porte ! Au secours !
Une de mes proches parentes est persuadée qu’aucun être humain n’a jamais foulé le sol de la Lune, et que les images de la mission Apollo 11 que l’on nous a montrées à satiété depuis plus de 50 ans ont été tournées en studio. La première fois qu’elle m’en a parlé, je n’arrivais pas à y croire. Pas elle, quand même !
Un de mes collègues hospitaliers, chirurgien orthopédiste qui vient d’entrer dans la cinquantaine, essaie de convaincre tous ceux qui travaillent avec lui, « preuves » à l’appui aussitôt dégainées de son smartphone, que les attentats du 11 septembre 2001 ont été fomentés par les services secrets américains.
Quant aux médecins que je fréquente à l’hôpital, le nombre de ceux qui font peu ou prou partie de la « raoultosphère » m’a complètement sidéré, sans compter un jeune collègue qui voulait absolument que je regarde le documentaire Hold-up, pour me démontrer qu’il n’est nullement complotiste, mais que, au contraire, il lui a ouvert les yeux sur certaines vérités bien cachées (cachées par qui, et pourquoi ? Mystère !). Heureusement pour ma santé mentale, aucun adepte de la mouvance QAnon ne figure dans mon entourage. Mais il est vrai que je ne fréquente aucun Américain soutien de Donald Trump, et que les adhérents français de cette « secte » sont probablement peu nombreux.
Pour essayer de comprendre les racines de ce phénomène qui n’est pas nouveau, mais que les réseaux sociaux ont considérablement amplifié ces dernières années, et qui a trouvé un terreau particulièrement fertile avec la crise sanitaire actuelle, j’ai d’abord lu Apocalypse cognitive (PUF 2021), du sociologue bien connu Gérald Bronner, puis le tout récent Dans la tête des complotistes (Allary Éditions, 2021), du journaliste William Audureau. Le premier livre explore le phénomène sous un angle théorique et scientifique, tout ce qu’il y a de sérieux. Le second, sous un aspect plus pratique, se concentre sur des parcours individuels, ce que les médecins appellent volontiers des « cas cliniques ».
La lecture de ces deux ouvrages passionnants m’a permis de comprendre en partie comment un individu jusque-là tout à fait anodin peut basculer, souvent de manière irréversible, dans un univers parallèle dénué de toute rationalité.
Quelques mots de présentation de ces deux auteurs, le premier nettement plus connu que le second. Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’Université de Paris, membre de la récente Académie des technologies et de la beaucoup plus ancienne Académie nationale de médecine. Bref, une pointure dans son domaine. Son ouvrage le plus connu s’intitule La Démocraties des crédules.
William Audureau travaille pour le journal Le Monde, organe de presse honni par les complotistes. Il est chargé, au sein de la rubrique Les Décodeurs, de lutter contre les « infox » (les fake news) et d’étudier le complotisme. Son activité porte un nom anglais, le fact checking, autrement dit et en bon français, la vérification des faits.
Il existe un lien caché assez surprenant entre les deux auteurs, que William Audureau nous dévoile à la fin de son bouquin : ils ont été tous les deux, dans un passé plus ou moins lointain, perméables à certaines thèses complotistes.
Apocalypse cognitive est un livre très dense, difficile à résumer en quelques mots, ce qui n’empêche pas d’essayer. La thèse de son auteur est que nous sommes submergés par un déferlement d’informations qui entrent en concurrence les unes avec les autres, ce qui a comme conséquence de capter, pour le meilleur mais souvent le pire, le trésor incomparable qu’est notre capacité d’attention, notre « temps de cerveau disponible », selon l’expression devenue célèbre d’un directeur de chaîne de télévision privée. Bref, selon l’auteur, nous assistons à une « dérégulation du marché cognitif ». Beaucoup confondent croyance (de nature religieuse, même quand il ne s’agit pas de religion) et connaissance (validée par la raison scientifique). Et la croyance aura toujours le dessus sur la raison, car la diffusion d’une fausse nouvelle relayée par la croyance sera toujours beaucoup plus rapide et efficace que sa contradiction rationnelle. C’est ce qu’a parfaitement démontré Étienne Klein dans son opuscule Le Goût du vrai (Tracts Gallimard, 2020). J’ai consacré deux billets à ce petit ouvrage essentiel. Réflexion personnelle, c’est cette force de la croyance qui me semble expliquer la permanence du sentiment religieux à travers les siècles, malgré les avancées scientifiques.
Pour paraphraser Pascal, foi et raison n’appartiennent pas au même ordre.
Dans la tête des complotistes se présente comme une enquête dans laquelle l’auteur a réussi à gagner la confiance de stars ou d’anonymes de la complosphère pour nouer avec eux un dialogue mené sur une longue durée. Ce qui est intéressant c’est que toutes les personnes qu’il nous présente sont parfaitement informées de sa démarche, et qu’elles ont accepté en toute connaissance de cause de se retrouver citées dans son livre, souvent au prix d’un discret changement d’identité. Ces témoins ont fait confiance à son honnêteté intellectuelle, même s’ils ne partagent aucune de ses vues, et même s’il les présente parfois sous un jour peu flatteur, voire franchement grotesque. Ce qui les a le plus gênés, et qui a entraîné certains de ses contacts à refuser de figurer dans le livre, c’est le terme de « complotiste », dont ils refusent de se voir affublés car ils le jugent discriminant et vexatoire. C’est pourquoi William Audureau parle plus volontiers de « contre-récits » que de complotisme ou de conspirationnisme.
Le livre est divisé en trois parties. Le basculement décrit les mécanismes qui amènent certains individus à adhérer à des thèses conspirationnistes. L’enfermement nous explique comment cette adhésion s’enkyste. Le retour du réel laisse entrevoir la possibilité, relativement rare semble-t-il, de la sortie du complotisme. Mais cette possibilité existe, et William Audureau nous sort un lapin de son chapeau pour nous le prouver : un des complotistes dont il a décrit minutieusement la lente dérive n’est autre que l’auteur lui-même !
Cela me rappelle l’époque où Yves Montand, qui venait enfin d’ouvrir les yeux sur la sinistre réalité du communisme soviétique, dont il avait été longtemps « compagnon de route », écumait les plateaux de télévision pour nous mettre en garde contre les sirènes de cette idéologie mortifère.
Et le livre se termine par quelques conseils pour ne pas perdre le contact avec un complotiste. Il ne faut surtout pas aborder frontalement ses certitudes ; l’échec est garanti. Le mieux est donc d’éviter de discuter de sujets qui fâchent avec des personnes qui nous sont indifférentes. Mais, avec celles à qui nous tenons, il existe quelques règles pour tenter de ne pas rompre le fil du dialogue, notamment grâce à une écoute respectueuse. Les conseils que nous donne William Audureau constituent une sorte de « manuel de survie face à un complotiste ».
Je verrai bien si je serai capable d’appliquer ces sages principes la prochaine fois que je serai confronté à une personne complotiste, ce qui ne manquera pas d’advenir. Quelque chose me dit que j’aurai bien du mal à y parvenir, car j’ai la réputation peu flatteuse de vouloir toujours avoir raison, et de m’énerver facilement quand je n’arrive pas à me faire comprendre. C’est ce que dit de moi ma tendre épouse, nullement complotiste, à chaque fois que nous ne sommes pas d’accord sur un sujet véniel. Heureusement, sur l’essentiel, c’est-à-dire les valeurs, nous sommes toujours du même avis.
Pour clore ce billet, quelques mots sur les « antivax ». J’ai vraiment beaucoup de mal à les comprendre, quand on sait comme moi (mais peut-être que beaucoup ne le savent pas, ou ne veulent pas le savoir), que la vaccination (pour éviter les virus) et les antibiotiques (pour combattre les bactéries) sont les deux plus importantes découvertes médicales de tous les temps dans la mesure où, avant que l’humanité n’en dispose, la principale cause de mortalité sur Terre était, de vraiment très loin, les maladies infectieuses. La vaccination a permis notamment d’éradiquer la variole, considérée par les historiens de la médecine comme la maladie responsable du plus grand nombre de morts dans l’histoire de l’humanité, bien pire que la peste. Et dire que la plupart des jeunes médecins ne savent même pas ce que fut la variole !
Il me semble que ce refus obstiné de la vaccination peut avoir deux causes, éventuellement associées : en premier lieu la désinformation véhiculée par des thèses complotistes parfois stupéfiantes (la vaccination permettrait de nous injecter des nanoparticules destinées à nous contrôler à distance !!!), qui fait pencher la balance bénéfice/risque du mauvais côté, et ensuite le choix de considérer que la liberté individuelle doit l’emporter sur l’intérêt collectif, conséquence d’une société dans laquelle l’individualisme effréné règne en maître.
Bruno Le Maire*, le plus littéraire de nos responsables politiques, farouche partisan de la nuance mais néanmoins porteur de convictions fortes, résume parfaitement tout cela dans son dernier livre, Un éternel soleil ( beau titre inspiré par un vers de Rimbaud), en nous expliquant que, quand un patient non vacciné se retrouve hospitalisé pour cause de Covid, il ne devrait pas dire, comme on l’entend trop souvent, « si j’avais su », mais plutôt « je croyais savoir », ce qui impliquerait une sévère remise en question de leurs propres convictions dont bien peu de ces antivax sont capables.
L’auteur poursuit, à propos de la citoyenneté menacée par l’individualisme : Désormais rien n’est plus grand aux yeux de l’individu que l’individu. Si bien que de plus en plus il se dresse contre ce double encombrant, le citoyen, qui ne cesse de lui rappeler que, oui, il existe plus grand que lui, plus nécessaire que lui : la société, la nation, les règles de droit. « Ni Dieu ni maître », disaient les anarchistes. « Rien d’autre que moi », pourraient dire les libertaires du XXIème siècle.
Et Bruno Le Maire de conclure son plaidoyer contre la tentation de l’individualisme par une citation d’Alessandro Baricco : L’individualisme est le sédiment d’une rébellion, il prétend générer une anomalie, refuse de marcher avec le troupeau et avance seul en sens inverse (The Game, Folio Gallimard 2018).
Refusons donc fermement de marcher à contre-courant des faits scientifiques avérés.
*Je m’étais fixé comme règle de ne jamais parler de politique dans ce blog. Mais je fais une exception pour Bruno Le Maire, ici écrivain au style impeccable et à la grande culture. En tant que responsable politique j’apprécie le fait que, quand il est interrogé par un(e) journaliste, il réponde toujours à la question de manière précise et concise. Et, surtout, il répond à la question posée, et non pas à la question souhaitée. On se souvent de Georges Marchais caricaturé par Thierry Le Luron : vous venez avec vos questions, je viens avec mes réponses…
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