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Céleste Albaret après Proust

Dernière mise à jour : 21 janv. 2022

À la recherche de Céleste Albaret se divise en trois parties chronologiques par rapport à Proust : Céleste avant (L’expectante), pendant (La servante) et après (La témoignante) sa cohabitation avec le grand écrivain. En exergue de sa deuxième partie, Laure Hillerin précise que, dans le langage du théâtre, une servante (ou sentinelle) est une lampe mobile qui reste allumée quand la salle et la scène sont vides, symbolisant l’âme du théâtre qui ne meurt jamais.

La troisième partie nous révèle une Céleste méconnue, discrète vestale chargée d’entretenir le feu sacré de la mémoire du grand écrivain, son héros, son dieu.


À la mort de Proust, son œuvre connut un purgatoire d’une trentaine d’années, pendant lesquelles elle n’intéressa guère que des érudits anglais (Violet et Sydney Schiff puis George D. Painter) ou américains (Mina Curtis puis Philip Kolb). La vie de Céleste subit le même sort, et, pendant trente-cinq ans, elle et Odilon furent les gérants d’un hôtel minable situé au 14 rue des Canettes, dans ce qui est actuellement le très chic quartier de l’Odéon, mais qui était à l’époque un quartier ouvrier. Cet hôtel leur permettait tout juste de maintenir la tête hors de l’eau sur le plan pécuniaire. Mais leur vie était égaillée par la présence de leur fille Odile, née deux ans après la mort de Proust.

Intérieur du Belvédère

Un personnage assez étrange, le Dr Le Masle, qui avait été l’ami de Proust et de Ravel, proposa à Céleste d’entretenir la maison de Ravel, le Belvédère, située à Montfort-l’Amaury. Cette maison était à l’abandon depuis la mort de Ravel, en 1937, et le frère du compositeur souhaitait qu’elle restât ouverte au public. Céleste accepta sa proposition, moyennant un salaire régulier, et, le 1er janvier 1959, elle s’installa avec Odilon au Belvédère, maison étroite et biscornue, à la décoration au kitsch totalement assumé par Ravel, à laquelle il n’était pas question de toucher. Le jour des morts 1960, Odilon disparut à son tour, à l’âge de 76 ans. Cette mort sera signalée par un entrefilet du Monde : « Odilon Albaret, le chauffeur de Marcel Proust, est mort ». Quant à sa fille chérie, la très belle Odile, elle était tombée gravement malade.


Au début des années 50, l’œuvre de Proust sortit petit à petit de la naphtaline, et le monde littéraire découvrit avec stupéfaction cette Céleste Albaret dont seuls les intimes de l’écrivain se souvenaient, qui parlait si bien de son maître vénéré, tant à la radio qu’à la télévision, avec son langage élégant aux tournures désuètes fleurant bon la campagne profonde, et des intonations qui rappelaient étrangement le phrasé si particulier de Proust. Et quand des visiteurs se rendaient à Montfort-l’Amaury, ce n’était pas pour voir la maison de Ravel, mais bien pour entendre Céleste parler de Monsieur Proust. Elle était intarissable, et son cheval de bataille, son chef-d’œuvre, était le récit de la mort de Proust, à laquelle elle avait été la seule à assister, ce qui garantissait l’authenticité de son témoignage tout en lui tirant furtivement quelques larmes.


En 1970 Céleste, âgée de 79 ans, prit sa retraite et partit vivre avec sa sœur Marie à Méré (Yvelines), dans une petite maison qu’Odile, sa chère fille, qui avait recouvré la santé, avait fait construire pour elle, sa mère et sa tante Marie. Laure Hillerin s’attarde un peu, à juste titre, sur ce très beau personnage que fut Odile, qui faisait notamment l’admiration de Mina Curtis.


André Maurois

La sortie de Proust du purgatoire doit beaucoup à André Maurois, qui publie en 1949 un livre remarqué, À la recherche de Marcel Proust. Bernard de Fallois fait paraître Jean Santeuil en 1952, puis Contre Sainte-Beuve en 1954. C’est également en 1954 qu’À la recherche du temps perdu fait son entrée dans la Pléiade, accédant ainsi au statut de monument de la littérature française. Et en 1959 l’anglais George D. Painter publie le premier tome de sa monumentale biographie de Proust, la première du genre, qui ne sera traduite en français qu’en 1966, et en 1968 pour le second tome, paru en langue anglaise en 1965.

Cette renaissance de l’œuvre de Proust va placer Céleste dans la lumière, étape par étape. La première rencontre de Céleste avec ce que l’on n’appelait pas encore les médias eut lieu le 1er octobre 1949, dans l’émission Lu et approuvé, où elle fut interviewée par Jean-Pierre Morphé sur la vie quotidienne de Proust. Laure Hillerin nous la décrit pétrifiée par le trac et la timidité.

En février 1950 elle est l’invitée d’honneur d’une exposition consacrée à Marcel Proust organisée à Bruxelles par une universitaire belge, Léa François. La prise de parole de Céleste montre qu’elle a fait des progrès considérables, et qu’elle s’exprime dorénavant en public avec beaucoup de naturel, notamment quand elle raconte, les larmes aux yeux, la mort de Proust, récit qui déclenche un tonnerre d’applaudissements.

Paul Morand

En juillet de la même année elle est invitée à Cabourg pour y recevoir, de la main d’André Maurois, un prix qui récompense « l’homme ou la femme qui a le mieux servi la mémoire de Marcel Proust ». C’est le début de la célébrité.

Paul Morand, un des visiteurs de Monsieur qu’elle préférait, demande à la rencontrer. Il lui offre un exemplaire dédicacé de son dernier livre, Le Visiteur du soir. Un sculpteur réalise son buste, tandis que de grands photographes immortalisent son image, comme Robert Doisneau, Jack Garofalo, de Paris Match, ou encore André Ostier, photographe de mode ami de Christian Dior.

En 1955 Céleste accepte de prêter quelques-uns de ses trésors personnels pour une exposition consacrée à Proust qui se tient à Manchester, en 1956.


Le 11 janvier 1962 est une grande date dans la vie de Céleste Albaret, mais aussi dans celle des proustophiles de la première heure. Ce jour-là la RTF diffuse un documentaire mémorable intitulé « Marcel Proust – Portrait souvenir ». Attardons-nous un peu sur ce moment clé. Le film est réalisé par Gérard Herzog et présenté par Roger Stéphane. Parmi les derniers survivants des amis de Proust vont se succéder à l’écran un parterre de célébrités âgées qui ont connu Proust il y a plus de quatre décennies : François Mauriac, Jean Cocteau, Paul Morand et sa femme Hélène, née princesse Soutzo, Daniel Halévy, Armand de Gramont, Jacques de Lacretelle, Philippe Soupault, Georges de Lauris, Mme André Maurois, Emmanuel Berl et, bien entendu, Céleste Albaret, qui parle depuis la salle à manger du Belvédère. C’est elle qui clôt le « bal des têtes » du Temps retrouvé qu’est cette émission nostalgique, avec les deux passages obligés pour elle que sont le fameux « J’ai mis le mot fin », et le récit de la mort de Proust. Et le film s’achève sur les images de Proust sur son lit de mort, Christ barbu, avec, en fond sonore, l’Adagietto de la 5ème symphonie de Mahler, si bien utilisé un peu plus tard par Visconti dans Mort à Venise.

Proust sur son lit de mort

Une place à part doit être faite aux rapports respectueux et amicaux entretenus par Céleste et Philip Kolb, cet érudit américain qui édita la monumentale correspondance de Proust, de 1971 à 1993. Il viendra lui rendre visite à plusieurs reprises, et lui écrira notamment une lettre vraiment charmante dans laquelle il forme des vœux pour le rétablissement d’Odile, atteinte d’un cancer du sein.


À Méré Céleste va être entreprise par un trio constitué par le patron de presse Paul Winckler, l’éditeur Charles Ronsac et l’écrivain et traducteur Georges Belmont, dans le but de la faire participer activement à l’écriture d’un livre de souvenirs sur Proust, qui devra recevoir l’aval de Suzy Mante-Proust, la redoutée gardienne du temple proustien et l’héritière des droits d’auteur de son oncle. Cette dernière est la fille de Robert Proust, le frère cadet de Marcel, et de sa femme Marthe, qui détestait viscéralement son beau-frère. Elle est aussi la mère de Marie-Claude, qui épousera Claude Mauriac, le fils aîné de François Mauriac, et dont nous aurons l’occasion de parler. À partir du printemps 1972, et pendant près de six mois, Georges Belmont, qui a su gagner la confiance de cette vieille dame de 81 ans, va se rendre à Méré avec son magnétophone, pour quarante-cinq heures d’enregistrement de Céleste, que Laure Hillerin a écoutées avec attention et émotion. Quand Céleste s’égare dans des digressions infinies, Belmont la remet dans le droit chemin en évoquant George Painter, que Céleste conteste systématiquement, notamment quand il s’agit de la sexualité de Proust, et notamment ses aventures chez Le Cléziat, l’affreux bonhomme de la rue de l’Arcade (« Ça lui ressemble si peu que ça me révolte »).

Tout ce matériel sonore, ce « livre parlé », va être traduit en français écrit (en rétablissant une syntaxe normale et sans les fautes d’orthographe coutumières à Céleste) par Georges Belmont, avec beaucoup de talent, d’autant qu’il a dû censurer les propos de Céleste pour faire du maître vénéré et de sa servante dévouée un portrait irréprochable aux yeux de Céleste. Il déclara « Je me suis toujours effacé devant la vérité, dans le respect scrupuleux de l’esprit, du ton, du vocabulaire de Mme Albaret. » Laure Hillerin regrette que le livre ne permette pas d’entendre la voix de Céleste dire, dans son langage imagé, « Les dix années de Proust, pour moi, c’est une vie… Tout a été flamboyant de rencontres magnifiques ».


Leur livre commun, Monsieur Proust, sort à l’automne 1973. Médusés, ils vont alors assister à un incroyable déferlement de mépris. Le supplément littéraire du Figaro consacre une page et demie à ce qui est décrit comme « l’événement littéraire de la saison ». Outre Georges Belmont, qui s’explique sur son travail, quatre plumes prestigieuses ont été invitées à s’exprimer : l’écrivain Jean Chalon, l’académicien Jacques de Lacretelle, ami de jeunesse de Proust, l’universitaire Frantz-André Burguet et l’écrivain Claude Mauriac, petit-neveu par alliance de Proust. Les deux premiers cités sont enthousiastes, et ne font que des réserves de détail, mais les deux autres se déclarent perplexes, tout en prenant la précaution, comme le dit joliment Laure Hillerin, de « voiler leur dédain de tendre condescendance ».

Selon Claude Mauriac, aucune des confidences que Proust aurait faites à Céleste n’est crédible. Le seul rôle qu’il lui reconnaît est celui de la servante agenouillée, boutonnant les bottines de Monsieur. Les propos de Burguet ne sont pas moins méprisants.

Quarante-huit heures plus tard Bernard Pivot (déjà !) invite les deux accusateurs dans son émission « Ouvrez les guillemets », ainsi que Georges Belmont dans le rôle de l’accusé, et l’éditeur Charles Ronsac dans celui de l’avocat. La description que Laure Hillerin fait de Burguet en intellectuel « dans le vent » attifé à la mode de l’époque est extrêmement drôle. Elle contraste avec le portrait qu’elle dresse de Claude Mauriac, tendu à l’extrême. Et le féroce Angelo Rinaldi enfonce le clou dans son billet de L’Express intitulé « Monsieur Proust et Madame Céleste ». Pour tous ces messieurs, la place d’une bonne, si dévouée soit-elle, est à l’office, et nulle part ailleurs. C’est également l’opinion du cerbère Suzy Mante-Proust, qui déclare à Hélène Morand que « ce n’est pas un livre, c’est une entreprise de librairie de R. Laffont. » On ne saurait être plus explicite dans le mépris. Curieusement c’est à un psychanalyste, Jean Gillibert que Céleste devra sa meilleure défense, en faisant de celle qui en est une des sources un personnage de la Recherche.

Monsieur Proust sera traduit et publié aux États-Unis et en Angleterre, terres proustiennes de la première heure, en Allemagne et en Italie, et même en Turquie (ce qui serait aujourd’hui impensable). Et partout l’accueil est enthousiaste et surtout bienveillant. The Guardian publie une pleine page pour railler « l’indignation de l’élite proustienne en France ». Céleste sera impavide face à ces critiques, mais sera blessée, dans tous les sens du terme, par une attaque mesquine de Suzy Mante-Proust.

Malgré les critiques virulentes émanant des « milieux autorisés », Monsieur Proust se vendra très bien en France (plus de quatre-vingt mille exemplaires vendus). Puis c’est au tour de Jean Dutourd de plaider vigoureusement la cause de Céleste, dans son « billet du jour » des « Matinées de France Culture ». Dutourd, « frappé par la vérité qui émane du livre », y a vu une « extraordinaire histoire d’amour » qu’il célèbre avec lyrisme : « La rencontre Proust-Céleste est aussi miraculeuse pour l’un que pour l’autre… » C’est très exactement la thèse que soutien Laure Hillerin tout au long de son enquête.


Les médisances et les ragots, Céleste les retrouve chaque été quand elle retourne dans son village d’Auxillac pour les vacances, toujours accompagnée de la fidèle Marie. Depuis que Céleste est devenue célèbre et qu’on peut « la voir dans le poste », les ragots vont bon train. Les plus malveillants n’hésitent pas à faire d’elle « la pute de Proust ». Heureusement l’arrivée d’Odile, guérie de son cancer, lui redonne à chaque fois le sourire.

Mais Auxillac fera plus tard amende honorable. Après son décès, survenu à Méré le 25 avril 1984, Céleste est devenue une sorte de gloire locale. Son nom est donné à la bibliothèque municipale, et la rue qui borde le moulin de la famille Gineste porte dorénavant son nom.


Dans sa maison de Méré Céleste, toujours snobée par les proustiens français, est courtisée par leurs homologues anglo-saxons, dépourvus des préjugés de classe de leurs collègues français. L’une d’elles, Annie Barnes, de l’université d’Oxford, correspondra avec Céleste jusqu’à sa mort. L’ambassadeur des États-Unis en France, Arthur Hartmann, fait le voyage à Méré pour remettre à Céleste la médaille de l’Amitié franco-américaine. Et, quelques jours plus tard, peut-être sous l’effet d’un remords tardif des autorités françaises, Céleste, âgée de 90 ans, est élevée au grade de commandeur des Arts et Lettres, sans être passée par le grade inférieur, contrairement à l’usage de cet Ordre. Ce sera un des derniers actes publics de Michel d’Ornano, le dernier ministre de la Culture de Giscard d’Estaing, bientôt remplacé par le flamboyant Jack Lang.

Dorénavant Céleste compte de nombreux admirateurs français, qui font le pèlerinage à Méré. Parmi les plus connus, citons Jean Guitton, le collectionneur Jacques Guérin ou encore Liliane de Rothschild.

Professeur Didier Sicard

L’un d’eux a une place à part. Le Pr Didier Sicard n’était qu’un jeune agrégé de médecine quand Céleste fut soignée, pour une pneumonie, dans son service de l’hôpital Cochin. Il deviendra plus tard un des plus grandes sommités de la médecine française. Laure Hillerin est allée chez lui à la rencontre de ce grand proustophile, dont les souvenirs de cette rencontre étaient encore vivaces, quarante ans plus tard.

Le portrait qu’il dresse de Céleste est absolument magnifique : « Elle était particulièrement attachante par sa présence et sa grande simplicité. Il n’y avait chez elle aucune trace de vanité ni d’autosatisfaction. Elle ne se considérait pas comme une héroïne : Proust avait été dans sa vie une chance qu’elle voulait faire partager aux autres. L’entendre parler, c’était rencontrer l’histoire en direct…. Ma rencontre avec Céleste fait partie de celles qui m’ont marqué et profondément impressionné. » Et il ne lui a fallu que quelques secondes pour retrouver dans sa bibliothèque son exemplaire dédicacé de Monsieur Proust.


Portrait de Céleste Albaret

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