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L'invitation au voyage de Nicolas Bouvier

Dernière mise à jour : 19 août 2023


Nicolas Bouvier

L’usage du monde est le très beau titre d’un des plus célèbres récits de voyage.

Il a été publié à compte d’auteur par Nicolas Bouvier en 1963, soit dix ans après le début de ce voyage, effectué en compagnie de son compatriote et ami le peintre Thierry Vernet, auteur des dessins qui illustrent le livre, devenu au fil des années un grand classique de la littérature dite « de voyage », au point d’avoir été inscrit au programme de la session de 2018 de l’agrégation de lettres.


Nicolas Bouvier est un fils de bonne famille genevoise calviniste, qui suit à l’université de sa ville natale des courts de sanscrit, d’histoire médiévale et de droit. Il a déjà effectué différents voyages, notamment en Bourgogne, ma région d’adoption, qu’il visite à 17 ans dans le but de rapporter des timbres à son père, qui les collectionne. Certains de ses voyages ont un but journalistique, financés par des journaux (La Tribune de Genève pour la Finlande, Le Courrier pour le Sahara algérien).

Nicolas à gauche, Thierry à droite

En 1951 les deux compères, accompagnés de Jacques Choisy, entreprennent un premier long voyage, de Venise jusqu’à Istanbul. Ils en reviennent riches d’un petit opuscule publié à une trentaine d’exemplaires, Douze gravures de Thierry Vernet. Trois textes de Nicolas Bouvier.



Ce voyage servira d’esquisse à la grande pérégrination qu’ils entreprennent à partir de l’été 1953, à bord d’une vieille Fiat 500 Topolino qu’ils ont retapée.

Nicolas a alors 24 ans, et Thierry 26.

Une Fiat 500 Topolino

Quelques mots sur cette voiture mythique, dont le nom (« petite souris »), est celui de Mickey en italien. Selon la légende, c’est Mussolini qui aurait commandé au sénateur Giovanni Agnelli, le patron de Fiat, la construction de cette petite voiture populaire et bon marché, qui inspirera celle de la non moins mythique VW Coccinelle par Ferdinand Porsche, à l’instigation du chancelier Hitler.

La Topolino a été produite de 1936 à 1955. Elle était particulièrement rustique, donc facile à réparer, qualité qui se montrera très utile lors des nombreuses pannes mécaniques qui émailleront le voyage de nos deux Suisses, devenus par nécessité mécaniciens de fortune.

La passe de Khyber

Cette fidèle et robuste Topolino les mènera de Belgrade, où ils se rejoignent, à la passe de Khyber (Afghanistan) en traversant la Yougoslavie (Serbie et Macédoine), la Turquie (Anatolie), l’Iran (que Nicolas Bouvier appelle de son ancien nom, la Perse) et le Pakistan. C’est cette première partie du voyage qui est racontée dans L’usage du monde.

J’ai longtemps hésité à entreprendre la lecture de ce livre légendaire, n’étant guère attiré par les longs voyages, si ce n’est ceux que l’on peut faire en restant chez soi, grâce à la force de l’imagination.

Et je dois avouer ma très agréable surprise tant ce bouquin inclassable et fascinant est agréable à lire, notamment par la beauté classique de son écriture.


Dans un bref avant-propos, Nicolas Bouvier nous explique comment lui est venu le goût des voyages lointains : C’est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l’envie de tout planter là. (…) Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité, c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon.

Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait.

Tout cela me fait penser à la célèbre chanson de Renaud :


C'est pas l'homme qui prend la mer C'est la mer qui prend l'homme, ta-ta-tin Moi, la mer, elle m'a pris Je m'souviens un mardi


Rien n’était vraiment préparé : Nous avions deux ans devant nous, et de l’argent pour quatre mois. Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir.

Beaucoup, moi le premier, en seront toujours incapables.

Certains chapitres décrivent la vie quotidienne des deux voyageurs installés pendant plusieurs semaines dans un même lieu, notamment Belgrade, puis Tabriz, au nord-ouest de l’Iran (Azerbaïdjan iranien), où ils hivernent. Ils se font de nombreux amis, sans que l’on sache jamais vraiment dans quelle langue ils communiquent avec eux. Au moindre prétexte Thierry sort son accordéon et Nicolas sa guitare pour accompagner les musiciens locaux.

Ils vivent souvent chez l’habitant, de manière plus que frugale. En effet, après la fonte de leurs économies, leur voyage est autofinancé par la vente, plutôt rare, des toiles de Thierry, et par les articles que Nicolas arrive parfois à placer dans les journaux locaux. Il donne également des cours de français, et quelque fois même des conférences, comme à l’Institut français de Téhéran. Bref, ils ne roulent pas sur l’or. Mais telle n’est pas leur ambition.

Un long chapitre est consacré au séjour à Quetta, au Baloutchistan pakistanais, non loin de la frontière afghane, où ils sont bloqués par une panne difficile à réparer de leur voiture. Ils sont hébergés au Saki Bar, tenu par Terence, un gallois fantasque et original, qui devient vite leur ami.


D’autres chapitres sont consacrés aux étapes de piste (ou ce qu’il en reste), souvent nocturnes en raison de la chaleur accablante. L’auteur ne s’appesantit jamais sur des détails triviaux, comme le carburant (comment font-ils pour ne jamais en manquer ?). En revanche les très nombreuses défaillances mécaniques de la vaillante Topolino nous sont racontées en détail. Et nous nous rendons compte du rôle essentiel des camionneurs rencontrés en cours de route, qui les aident à réparer. Toutes ces péripéties relèguent le Paris-Dakar au rang d’une aimable promenade d’agrément. Et, surtout, ils ne sont pas pressés.

J’ai choisi de ne rapporter ici que quelques passages du texte qui m’ont particulièrement séduit par leur beauté ou leur profondeur.


Leur voiture, en panne, a été hissée sur un camion de rencontre, dont les freins ne vont pas tarder à lâcher, les entraînant dans une descente folle au milieu d’une tribu de nomades. Ils ont vraiment pensé y rester, mais s’en sont miraculeusement sortis sans encombre. Un peu plus tard ils sont attablés dans la cour d’une taverne à Chiraz.

Je nous revoyais, à tombeau ouvert au sommet de ce camion fou, et les Tziganes épouvantés volant de côté comme des flocons de laine, ces dix secondes interminables où nous avions cru y passer … et maintenant, cette ville exquise et silencieuse qui sent le citron, qui parle le plus beau persan de Perse, où toute la nuit on entend murmurer l’eau courante, et dont le vin est comme un Chablis léger purifié par un long séjour sous terre. Les étoiles filantes pleuvaient sur la cour, mais j’avais beau chercher, je ne trouvais rien à souhaiter sinon ce que j’avais.

Cette belle preuve de sagesse m’a fait penser à la définition du bonheur selon Saint-Augustin : Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce que l’on possède.


La nuit venue, Nicolas a installé son lit sur une terrasse de l’auberge, à côté d’une chambre occupée par une famille de Bahreïn en route pour le pèlerinage de Meched. Elle est accompagnée d’une jeune servante tzigane : ce que j’ai vu de plus beau depuis longtemps. Elle porte un mouchoir vert sur la tête, un caraco rouge qui couvre ses bras et ses seins, et des pantalons flottants de la même soie verte que le mouchoir, serrés aux chevilles par deux anneaux d’argent. La nuit, elle vient silencieusement boire à l’outre de cuir laissée au frais devant la porte. Je n’ai jamais vu personne se mouvoir avec cette légèreté !

Quand elle a bu, elle reste assise sur ses talons à regarder le ciel. Elle me croit endormi. J’entrouvre un œil, je ne bronche pas, je la regarde : les pieds nus, le jet sombre et divergent des cuisses, la ligne du cou tendu et les pommettes qui brillent dans le clair de lune. C’est parce qu’elle se croit seule qu’elle est si émouvante et libre d’attitude. Au moindre geste elle s’enfuirait. Je fais le mort, j’étanche, moi aussi, ma soif en faisant provision de grâce. C’est bien nécessaire ici où tout ce qui est désirable se voile, se dérobe ou se tait.


Et, pour en finir avec les citations, cette amusante notation de voyage : Roulé de six heures à minuit à travers des montagnes d’anthracite pour atteindre Zahidan : maigres eucalyptus, lune de comédie, et, au centre d’un carrefour de sable, un gendarme qui n’en revenait pas de voir surgir à pareille heure et à ce bout du monde cette voiture sans lumière d’où dépassaient le manche d’une guitare et le col d’une bouteille, conduite par deux spectres qui paraissaient sortir de la saumure.

Tout ce qui porte un uniforme, qu’il s’agisse de gendarmes, de militaires, ou de douaniers, est omniprésent dans ce récit. Nos deux aventuriers ont appris à les apprivoiser.


Ils vont ensuite séjourner assez longtemps à Kaboul, où ils tombent tous les deux malades. Nicolas, quand il parle des Afghans, leur donne leurs deux autres noms, devenus obsolètes : les Pachtouns et les Pathans (leur nom en ourdou).

Ils s’intègrent à une petite communauté française, qui ne ressemble que de très loin à celle qui est décrite dans la très amusante série télévisée Kaboul kitchen, avec le génial Simon Abkarian dans le rôle d’Amenullah, colonel ambitieux et sans scrupules.

Après un an et demi de voyage, Nicolas et Thierry se séparent, ce dernier pour retrouver sa fiancée à Ceylan (l’actuel Sri Lanka), où ils se marieront.


Michael Caine et Sean Connery

Le récit se termine à la passe de Khyber, située en Afghanistan, non loin de la frontière avec le Pakistan. C’est dans ce décor mythique qu’a été tournée une partie d’un de mes films préférés, L’Homme qui voulut être roi, génialement incarné par Sean Connery, dont c’est, à mon avis, le plus grand rôle.




Je ne résiste pas au plaisir de citer la dernière page du livre de ce grand voyageur-philosophe : Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.

Repris mon passeport paraphé, et quitté l’Afghanistan. Il m’en coûtait. Sur les deux versants du col la route est bonne. Les jours de vent d’est, bien avant le sommet, le voyageur reçoit par bouffées l’odeur mûre et brûlée du continent indien…


Nicolas continue seul sa pérégrination vers la Chine, qu’il ne pourra malheureusement pas atteindre, le pays étant alors fermé aux étrangers. Son chemin passe par l’Inde, puis par Ceylan où, malade et déprimé, il séjourne neuf mois. En octobre 1955 il embarque sur un paquebot français qui le conduit au Japon, où il reste une année entière, vivant de son activité de journaliste. Puis c’est le retour par bateau. Il atteint Marseille fin 1956, plus de trois ans après son départ.

Cette extraordinaire deuxième partie de voyage fera l’objet, des années plus tard, de plusieurs livres : Chronique japonaise en 1975 (il aura fait entre temps plusieurs séjours au Japon), et Le Poisson-scorpion, récit de de son séjour à Ceylan, en 1982.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Nicolas Bouvier n’était ni un voyageur impatient, ni un écrivain pressé.


Les principales œuvres de Nicolas Bouvier ont été réunies en un fort volume de la collection Quarto de Gallimard en 2004. Il comprend tous ses récits de voyage, mais bien d’autres merveilles encore.


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