Un étranger arrive dans une ville inconnue après un long voyage. (…) Le voyage a été mouvementé, et l’étranger est fatigué. Il s’arrête devant la bâtisse où il habitera désormais, et avance vers l’entrée. (…) Il se déplace avec difficulté, les épaules lourdes du poids des sacs qu’il porte. Tout ce qu’il possède, à présent, est dans ces sacs. (…) Que contiennent-ils ? Pourquoi est-il venu ?
C’est ainsi que commence Le Lycée français, le premier des trois « contes d’exil » qui constituent Trois anneaux, le dernier livre très érudit mais néanmoins passionnant de l’écrivain américain Daniel Mendelsohn. Curieusement le troisième conte, Le Temple, commence par le même incipit, à quelques variations près, comme un leitmotiv. Et la question que l’auteur pose ici n’est plus Pourquoi est-il venu ? mais Qui est-il ? Le livre va tenter de répondre à ces deux questions, en usant de nombreuses digressions inspirées de celles qui émaillent l’Odyssée, dont Daniel Mendelsohn est un fin spécialiste. Les anneaux du titre font référence à la « composition circulaire » de l’Odyssée, qui nous sera expliquée en cours de route. Trois anneaux est aussi le récit de la genèse difficile de son précédent roman, Une Odyssée : un père, un fils, une épopée, dans lequel Daniel raconte sa relation complexe avec son père, devenue enfin apaisée dans les derniers mois de la vie de ce dernier, après qu’il aura demandé (et obtenu) de participer en auditeur libre (jamais passif, toujours actif, voire dissipé) au séminaire universitaire de son fils sur l’Odyssée. Et ce séminaire servira d’introduction au voyage que le père et le fils feront ensemble sur les traces d’Ulysse « aux mille ruses », avant que le père ne soit hospitalisé à la suite d’une chute, dont il finira par mourir, soutenu par l’affection attentive et admirative de son fils.
Daniel Mendelsohn est l’auteur d’un livre qui a eu connu un grand succès dans le monde et en France, lors de sa sortie en 2007, Les Disparus.
Il y racontait sa longue (en)quête à la recherche de traces de six membres de sa famille disparus pendant la Shoah, à Bolechow, alors en Pologne, aujourd’hui en Ukraine. Pour leur malheur ils n’avaient pas su voir « l’inscription sur le mur ». Cette expression familière pour les Juifs provient du Livre de Daniel. Elle fait référence à un épisode biblique qui concerne le roi de Babylone Belshatsar, fils de Nabuchodonosor, celui-là même qui avait détruit le Temple de Salomon et réduit l’élite judéenne en esclavage. Lors d’un grand banquet, une main désincarnée écrivit sur un mur une inscription que seul le prophète hébreu Daniel sut déchiffrer. Elle annonçait une catastrophe imminente. Et, de fait, cette même nuit Belshatsar fut assassiné par le grand roi de Perse Darius. Depuis, ceux qui ne voient pas, ou ne veulent pas voir l’imminence d’un danger, sont ceux qui n’ont pas su « voir l’inscription sur le mur », comme ce fut le cas pour les membres de la famille de Daniel Mendelsohn qui n’avaient pas fui leur pays, alors que d’autres membres de cette même famille avaient pris à temps le chemin de l’exil salvateur vers des pays sûrs pour les Juifs, notamment les États-Unis pour les grands-parents de notre auteur.
L’écriture de ce livre l’avait plongé dans une profonde dépression, un état que les Grecs qualifiaient d’aporia, une « voie sans issue » (dont il parle comme « d’un état de désarroi désespéré, le manque de ressources pour trouver l’issue d’un problème »), dépression dont il sortira grâce au livre suivant, Une Odyssée, qui met un point final à sa trilogie autobiographique. Les Disparus représentent le second mouvement de cette suite romanesque en trois temps. L’Étreinte fugitive en est le premier mouvement, écrit sept ans avant Les Disparus, mais sorti, du moins en France, deux ans après le deuxième volet. Dans ce premier tome, Daniel Mendelsohn nous parle de son homosexualité décomplexée, et de son mode de vie si particulier. Il réside en effet depuis des années une semaine sur deux en lisière de Chelsea, le quartier gay de New York où il vit de nombreuses aventures exclusivement masculines, le plus souvent sans lendemain, et l’autre semaine en banlieue, chez la femme qui lui a demandé de lui faire l’immense cadeau d’être un substitut paternel pour l’enfant qu’elle a conçu sans père, situation à vrai dire peu banale.
Dans un de ses chapitres il évoque longuement ses années d’études en Virginie, ce qui m’a rappelé les souvenirs de jeunesse d’un autre écrivain homosexuel américain, Julien Green, qui lui aussi avait fait, après sa démobilisation en 1919, trois années d’étude dans la même université de Virginie, état dont sa famille était originaire. Dans Terre lointaine (partie de son autobiographie qui recouvre les années américaines, de 1919 à 1922) Julien Green raconte son premier amour chaste et non avoué pour un camarade d’études, situation que Daniel Mendelsohn décrit également, coïncidence troublante.
Bien que Julien Green ait vécu pratiquement toute sa vie à Paris, il a toujours gardé la nationalité américaine, et refusé à Georges Pompidou, qui la lui offrait, celle du pays où il était né et vivait, et dont il écrivait la langue de manière si classique, au point de devenir le premier écrivain étranger élu à l’Académie française, sans d’ailleurs l’avoir jamais sollicité. Dans le premier tome récemment publié de son Journal intégral, non expurgé, on se rend compte que la vie sexuelle du jeune Julien Green était aussi débridée que celle de Daniel Mendelsohn.
Mais revenons à nos Trois anneaux, qui vont nous faire rencontrer différents personnages historiques, notamment Fénelon (Les Aventures de Télémaque), Proust (La Recherche) et Racine (Esther et Athalie) pour le domaine français, ce qui témoigne de la nette francophilie de Daniel Mendelsohn, sentiment qui fait du bien en ces temps de dénigrement systématique de la France, y compris par les Français. Un exemple parmi d’autres : « …lorsque les dernières lueurs du jour se fondaient aux premiers rubans du crépuscule – ce moment de la journée auquel les Français donnent ce nom charmant et un peu énigmatique d’heure entre chien et loup ». Et puis il m’est agréable de constater que tous les Américains ne sont pas de gros bourrins électeurs de Trump. Il existe encore, dans ce qui reste malgré tout la plus grande démocratie du monde, des universitaires cultivés et raffinés. La réélection de Donald Trump pourrait malheureusement changer la donne.
Bien que le livre soit fait d’une succession de cercles digressifs, je me propose de rester classique en suivant le fil de la lecture, en commençant donc par Le Lycée français, dont je me suis demandé ce qu’il pouvait bien faire là. Mais je m’autoriserai moi aussi quelques digressions, ce que j’ai déjà commencé à faire avec Julien Green.
Évoquant l’écriture difficile de son prochain livre consacré à la dernière année de la vie de son père, Daniel se rendit compte, après quatre années d’écriture et à la tête d’un manuscrit de six cents pages, qu’il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il allait bâtir son histoire, bien qu’il en ait le plan en trois parties : le séminaire sur l’Odyssée, la croisière sur les traces d’Ulysse, puis la longue hospitalisation de son père aboutissant à son décès. Son éditeur va lui donner un conseil précieux, celui de bousculer la chronologie du récit, en faisant des retours en arrière et des bonds en avant, bref d’utiliser le procédé homérique de la « composition circulaire » décrite par le Néerlandais van Otterlo.
Revenant sur l’introduction de son texte, tel un thème musical qui génère des variations, Daniel imagine que l’étranger fatigué qui arrive au bout de son voyage d’exil pourrait être un huguenot français ayant fui la révocation de l’édit de Nantes, en 1685, pour se réfugier dans un pays protestant, l’Angleterre, les Pays Bas ou encore les États allemands. « En 1689 il y a tant de réfugiés français en Prusse que l’école qu’a fait construire à Berlin pour leurs enfants le généreux Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg et duc de Prusse, s’appelle le Lycée français ».
Digression : je signale que le nom complet de Nikolaus Harnoncourt, le célèbre chef d’orchestre descendant de huguenots français exilés en Allemagne, est Johann Nikolaus comte de la Fontaine et d’Harnoncourt-Unverzagt (Unverzagt signifie « opiniâtre », qualificatif qui me semble particulièrement bien adapté à ce génial « baroqueux » obstiné)
Ce Lycée français fait écho à l’actualité de la crise sanitaire puisque le « coronavirologue » en chef de l’Allemagne, le Pr Christian Drosten, travaille dans le très réputé Hôpital de la Charité de Berlin, crée en 1710 par le propre fils de Frédéric-Guillaume, Frédéric Ier, roi en Prusse (c’est son petit-fils Frédéric II, dit Frédéric le Grand, ami de Voltaire et flutiste amateur dont un thème soumis à Bach sera à l’origine de son Offrande musicale, qui sera le premier roi de Prusse). Cet hôpital de la Charité a gardé son nom français depuis plus de trois siècles. Mais je doute qu’on y parle toujours notre langue.
Fin de la digression.
En 1492 un de ces étrangers aurait pu être l’un des milliers de Juifs ou de musulmans (aucun jugement de valeur dans l’emploi de la majuscule : une majuscule pour les membres d’un groupe ethnique ou d’une nation, une minuscule pour les adeptes d’une religion) chassés d’Espagne par l’édit de l’Alhambra promulgué en juillet par les rois catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon. Beaucoup fuirent vers l’Orient et trouvèrent refuge à Istanbul, l’ancienne Constantinople. Celle-ci était tombée aux mains des troupes ottomanes de Mehmed II en 1443, mettant fin à l’Empire romain d’Orient, également appelé Empire byzantin. La chute de Constantinople entraîna la fuite dans le sens inverse, vers l’Occident, de nombre d’intellectuels grecs, comme Jean Lascar, qui aurait pu être un de ces étrangers fatigués, arrivant d’Athènes pour poser ses sacs à Venise, et y réimplanter la culture grecque, notamment en publiant l’édition princeps de la Poétique d’Aristote. Mais il aurait pu tout aussi bien être Démétrios Chalcondyle, chassé lui aussi d’Athènes par les Turcs et réfugié à Florence où il publia l’édition princeps de l’Iliade et de l’Odyssée. L’arrivée en Europe de ces intellectuels grecs fut aussi à l’origine de l’enseignement de l’hébreu, réalisant l’alliance des deux piliers de la culture occidentale, Athènes et Jérusalem, qui nous paraît aller complètement de soi de nos jours.
Daniel Mendelsohn signale en passant que les actes de destruction les plus dévastateurs de textes anciens préservés grâce aux minutieuses copies réalisées par des moines byzantins ne furent pas le fait des musulmans mais des soldats chrétiens de la IVème Croisade qui mirent à sac Constantinople en 1204, traumatisme dont l’empire byzantin ne se releva jamais, deux siècles et demi avant la prise de la ville par les Ottomans.
Cet étranger fatigué, ce fut aussi un Juif allemand ayant fui l’Allemagne nazie en 1936 pour trouver refuge à Istanbul, et venir diriger la bibliothèque de la ville, un palais d’apparence fastueuse mais très pauvre en livres. Son nom est Erich Auerbach, un universitaire allemand spécialiste de littérature romane et médiévale. Ses travaux sur la poésie de Dante lui avaient valu la chaire de philologie romane de l’université de Marbourg, poste qu’il a dû abandonner du fait des lois raciales nazies. C’est l’université d’Istanbul qui l’a recruté dans le cadre d’un ambitieux projet de la Turquie de se réinventer en nation européenne. (Quand on pense à ce qu’est devenue la Turquie d’Erdoğan moins d’un siècle plus tard, on se prend à rêver).
C’est dans cette magnifique bâtisse donnant sur les eaux turquoise de la mer de Marmara qu’Auerbach écrira son magnum opus, hymne à la civilisation de l’Europe qu’il vient de fuir. Cet ouvrage de référence en littérature comparée s’intitule Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale. Ce monument brosse en vingt chapitres un panorama complet de l’écriture occidentale, tous genres confondus, en partant des différences entre les styles narratifs grec et hébraïque pour aller jusqu’aux contemporains Virginia Woolf et Marcel Proust, en passant, entre autres merveilles, par Dante et Boccace, Voltaire au XVIIIème siècle et Stendhal au XIXème. Mendelsohn nous indique qu’Auerbach fut l’élève du Lycée français de Berlin, devenu entretemps Französisches Gymnasium. « La technique analytique méticuleuse qu’utilise Auerbach dans son livre pour redonner sens aux écrivains du passé constitue cette branche des études littéraires que l’on appelle la philologie : littéralement « l’amour du langage » ou « l’érudition ». Dit plus simplement, la philologie est l’étude de la littérature écrite à la lumière de son contexte historique ».
Digression : on se souviendra que la philologie était la discipline enseignée par Nietzsche à l’université de Bâle, et non pas la philosophie, comme on pourrait le supposer.
L’idée développée par Auerbach d’un « lien commun à toutes les cultures » avait déjà été émise un siècle auparavant par son compatriote Goethe, auteur du concept de Weltliteratur, la «littérature mondiale». Goethe était très inspiré par la poésie orientale, notamment le Divan (recueil poétique) du grand poète persan Hafez, dont l’œuvre avait été traduite par un diplomate autrichien en poste à Istanbul, Joseph von Hammer. Goethe disait de la poésie de Hafez qu’elle lui donnait le sentiment d’osciller entre Orient et Occident. Et le titre d’un des recueils poétiques les plus connus de Goethe est le Divan d’Orient et d’Occident (Westösterlicher Divan).
Digression : le grand pianiste et chef d’orchestre juif de nationalités argentine et israélienne Daniel Barenboïm et l’écrivain chrétien américano-palestinien Edward Saïd ont créé en 1999, à l’occasion du 250ème anniversaire de la naissance de Goethe, le West-Eastern Divan Orchestra, qui fait jouer ensemble des musiciens d’Israël, de la Palestine occupée et des pays arabes voisins. Cet orchestre unique au monde a son siège à Séville, et son financement provient en grande partie du gouvernement autonome d’Andalousie.
« Auerbach part du principe que certaines réalités sont, en fin de compte, communes à tous les humains ». Daniel Mendelsohn est intéressé par Mimésis à plusieurs titres, mais en particulier pour l’analyse que fait Auerbach du chant XIX de l’Odyssée, dans son premier chapitre intitulé « La cicatrice d’Ulysse », qui est une longue digression sur le passé du héros. Et Auerbach compare la technique narrative d’Homère, exhaustive, à celle, beaucoup plus allusive, de la Bible hébraïque, notamment à travers l’épisode de la Genèse qui raconte le sacrifice d’Isaac. Pour Auerbach le style homérique est « optimiste », alors que le style hébraïque est « pessimiste ». Et Daniel se demande si ces deux manières ne seraient pas plus complémentaires que véritablement opposées.
Selon la légende Auerbach, ne disposant pas sur place des sources nécessaires à l’écriture de Mimésis, aurait largement puisé dans sa fantastique mémoire.
Digression : c’est aussi sans ressources bibliographiques à sa disposition que Zweig écrivit, juste avant de se donner la mort, sa célèbre biographie de Montaigne, tant admirée par certains, mais critiquée par d’autres comme insuffisamment pourvue en références, donc plus littéraire qu’universitaire.
Le deuxième « conte d’exil » est intitulé L’éducation des jeunes filles.
Il commence par une très longue digression sur la claustrophobie de l’auteur, qui l’a fait souffrir notamment en visitant ce qui est censé être la grotte de Calypso, lors de la croisière entreprise avec son père dans les pas supposés d’Ulysse. Puis vient l’incipit d’un livre autrefois célèbre dans le monde entier, et de nos jours tombé dans un oubli quasi complet, Les Aventures de Télémaque de Fénelon : « Calypso fut inconsolable du départ d’Ulysse ». Daniel sait faire durer le suspense puisque la citation de la première phrase du livre se trouve page 89, le nom complet de l’auteur, François de Salignac de la Mothe-Fénelon, est révélé page 91, et le titre du livre donné page 96. Suit une biographie express mais savoureuse de cet auteur que, pour simplifier, j’appellerai simplement Fénelon, futur archevêque de Cambrai.
Ce brillant homme d’église devint, à vingt-huit ans, supérieur de l’Institut des Nouvelles Catholiques, un établissement scolaire réservé aux jeunes filles bien nées de parents protestants qui, ayant su voir « l’inscription sur le mur », s’étaient convertis au catholicisme avant la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685. Fénelon manifesta son intérêt pour la pédagogie par la publication, en 1687, de son Traité de l’éducation des filles, qui lui valut le poste de précepteur du jeune duc de Bourgogne, l’aîné des petits-fils du Roi-Soleil, et donc potentiellement appelé à régner un jour. C’est pour l’éducation de ce prince que l’abbé Fénelon composa une série de récits édifiants inspirés de l’Odyssée, réunis en un recueil de dix-huit « livres » publié en 1699, Les Aventures de Télémaque. Télémaque, on le sait, est le fils d’Ulysse, et le principal protagoniste des quatre premiers chants de l’Odyssée. Chez Homère Télémaque rentre dans sa patrie, Ithaque, après son séjour à Sparte, où il a été accueilli par Ménélas et sa femme Hélène, à qui il a pardonné de l’avoir cocufié dans les grandes largeurs avec le Troyen Pâris. Mais Fénelon imagine bien d’autres aventures pour son héros Télémaque, après son départ de Sparte, avant de le renvoyer à Ithaque auprès de son père. Il lui associe un compagnon de route plein de sagesse nommé Mentor, patronyme passé dans le langage courant. Mentor est en réalité Minerve, déesse romaine de la sagesse, pendant de la déesse grecque Athéna, soutien d’Ulysse.
Parmi les péripéties de Télémaque, l’une se passe en Crète, dont le roi Idoménée, petit-fils de Minos, est l’archétype du mauvais monarque. (C’est le même Idoménée dont il est question dans l’opéra de Mozart). Sur cette trame romanesque inspirée de l’Odyssée, « Fénelon a greffé les éléments d’édification morale qui firent la fortune de son livre – et ruinèrent la sienne ». En effet le portrait au vitriol du roi Idoménée était suffisamment transparent pour que Louis XIV se sente directement visé. Un seul exemple : « Ces grands conquérants, qu’on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu’ils devraient seulement arroser ». Le roi, fort courroucé, exila définitivement Fénelon le méridional dans son diocèse septentrional de Cambrai. Le duc de Saint-Simon, évoquant dans ses Mémoires la disgrâce de Fénelon, compara le chagrin de ses partisans à la Cour à celui des Juifs pleurant Jérusalem durant leur captivité Babylonienne !
Nonobstant la profonde colère du monarque, Les Aventures de Télémaque rencontrèrent un succès immédiat et durable, non seulement en France mais dans toute l’Europe et même au-delà, en Asie, grâce à d’innombrables traductions et éditions bilingues. Les prises de position courageuses de Fénelon contre l’absolutisme forcèrent l’admiration des représentants des Lumières, Voltaire et Montesquieu en tête, mais aussi Rousseau et Thomas Jefferson, esprit universel qui fut président des États-Unis de 1801 à 1809, titre de gloire qui lui semblait moins digne de figurer sur son monument funéraire que celui de fondateur de l’Université de Virginie, dont Mendelsohn fut l’un des élèves, tout comme Julien Green.
Chaque époque trouva dans ce roman des échos contemporains, Stendhal ou Sainte-Beuve au XIXème siècle, jusqu’à Proust qui inclut Fénelon dans le trio des auteurs de chevet de sa grand-mère, avec Madame de Sévigné et Racine. Pour Daniel Mendelsohn, fin lecteur de Proust, « À la recherche du temps perdu semble démontrer qu’une longue série de digressions pourrait, en soi, former le plus grand anneau qui se puisse concevoir, un anneau embrassant toute l’expérience humaine ». Daniel Mendelsohn se lance alors dans une longue et brillante analyse des deux « côtés » de la carte mentale du narrateur, le « côté de chez Swann » et le « côté de Guermantes », qui symbolisent chacun un univers social différent, matérialisés par « les deux directions possibles que l’on pouvait prendre pour aller se promener depuis chez sa tante Léonie, à Combray ». Le côté de chez Swann évoque le monde réel, le côté de Guermantes un monde idéalisé, un univers mythique en voie de disparition. Au tout début du dernier tome, Le Temps retrouvé, le narrateur prend conscience, en se promenant avec Gilberte, son amour de jeunesse devenue une femme mûre enfermée dans un mariage malheureux, que les deux « côtés » de son enfance ne sont qu’un seul et même chemin ; ce ne sont pas des lignes droites partant dans deux directions opposées, mais plutôt des arcs d’un cercle formant un anneau autour de la petite ville (si Combray était une métropole, les deux côtés seraient les périphériques intérieur et extérieur).
Par ailleurs Gilberte elle-même symbolise l’union des deux côtés, puisque la fille de Charles Swann a épousé le grand ami du Narrateur Robert de Saint-Loup, un Guermantes de la plus belle espèce. Et pour dessiner un autre cercle, David Mendelsohn nous rappelle qu’un des modèles de Saint-Loup était Bertrand de Fénelon, descendant de la famille de l’auteur des Aventures de Télémaque, diplomate un temps en poste à Istanbul (que Proust désigne comme Constantinople). Et Daniel émet l’hypothèse que Combray, le nom fictif de la ville de l’enfance du Narrateur, aurait été inspiré par Cambrai, ville bien réelle dont Fénelon fut l’évêque et près de laquelle Saint-Loup va trouver la mort au champ d’honneur. Dans une lettre à son ami Antoine Bibesco, Proust écrit que Bertrand (dont il était amoureux platonique) avait « des yeux bleu de mer qui viennent en droite ligne de Télémaque et de l’île de Calypso ».
Venons-en au troisième conte d’exil, Le Temple.
Daniel Mendelsohn, parlant ici à la troisième personne, imagine qu’il est lui aussi un de ces étrangers fatigués après un long voyage, cette pérégrination qui a abouti à l’écriture de son livre, Les Disparus, qui songe désormais à un autre livre inspiré par l’Odyssée, ce « poème éblouissant et enchanteur ».
Mais cet étranger fatigué pourrait aussi être Winfried Georg Maximilian Sebald, né dans la Souabe nazie, innocent des atrocités commises dans son pays à l’époque de sa naissance en 1944, mais qui s’est senti obligé de quitter sa terre natale dans les années 1960 pour fuir l’ombre de son père, ancien sous-officier de la Wehrmacht. C’est donc un sentiment de honte qui a poussé à l’exil ce romancier et essayiste allemand qui trouvera refuge dans le « département de littérature européenne de l’université d’East Anglia, où il passera le reste de sa trop brève existence à écrire des livres sur les exilés, les émigrés ». Parmi ces livres, Mendelsohn cite Vertiges (1990), Les Émigrants (1992), Les Anneaux de Saturne (1995), qui est son préféré, puis Austerlitz (2001), ce dernier traitant « explicitement de l’extermination des Juifs d’Europe par les Allemands ». Ce que Daniel apprécie tout particulièrement dans Les Anneaux de Saturne, récit illustré de photographies d’une promenade dans le Suffolk par un narrateur qui ressemble étrangement à l’auteur, c’est l’usage magistral que fait Sebald de la composition circulaire. Mais, contrairement aux digressions d’Homère, qui semblent conçues pour mettre au jour une « unité cachée des choses », celles de Sebald semblent destinées à « empêtrer ses personnages dans d’inextricables méandres qui ne mènent nulle part ».
Daniel poursuit son analyse de l’œuvre étrange de Sebald : « … mais si le cercle de Proust nous apparaît comme un contenant, rempli de tout ce qui constitue l’expérience humaine, celui de Sebald englobe un vide : une destination vers laquelle (…) aucune écriture ne peut nous mener ». Le narrateur des Anneaux de Saturne rend visite à un certain Thomas Abrams, agriculteur, pasteur et grand amateur de maquettes. Depuis vingt ans il travaille à la construction d’une reproduction gigantesque du Temple de Jérusalem, tout comme le jeune Daniel Mendelsohn s’évertuait à la réalisation d’une maquette du Parthénon, jamais terminée. Vouée elle aussi à l’inachèvement, la maquette du temple « symbolise parfaitement le style et le sujet de Sebald, l’un et l’autre étant calés sur le mode narratif pessimiste, le style « hébraïque » d’Erich Auerbach, qui doit, précisément, son mystérieux pouvoir et son réalisme bouleversant à ce qui ne peut pas être représenté ».
Pour refermer l’anneau, Daniel évoque la figure du plus grand traducteur turc des Aventures de Télémaque, ouvrage qui avait reçu un accueil enthousiaste dans les cercles proches du sultan ottoman au XIXème siècle. Dumas et Fénelon étaient les deux auteurs français familiers des Turcs, qu’il s’agisse du peuple ou des élites cultivées. Aussi étrange que cela puisse nous paraître à l’heure de la Turquie islamiste et violement anti-européenne d’Erdoğan, ce pays oriental avait connu un basculement pro-occidental dès le début du XVIIIème siècle, lors de la fameuse « ère des Tulipes » pendant laquelle les réformateurs ottomans allèrent chercher en Europe des idées modernes et des oignons de tulipe. Ce mouvement pro-occidental se poursuivit avec la révolution kémaliste, lorsque la République turque laïque (eh oui !) accueillit à bras ouverts, dans les années 1930, bon nombre d’intellectuels européens fuyant l’oppression nazie.
Le Turc en question, auteur de la traduction la plus raffinée des Aventures de Télémaque, qui plus est parfaitement adaptée à la sensibilité des lecteurs musulmans, publiée en 1862, n’est autre que le grand vizir de l’Empire ottoman, Yusuf Kâmil Pacha, qui servit sous le sultanat d’Abdülazziz. La vie de ce Kâmil Pacha est en soi un véritable roman d’aventures. C’est en Égypte, alors province ottomane, qu’il débuta l’apprentissage du français, langue très en vogue parmi l’élite ottomane du XIXème siècle « où la francophilie se propageait comme une fièvre dans tout l’empire ». Sa traduction lui valut l’admiration de ses pairs. Devenu riche, en partie grâce à sa traduction de Fénelon, il se tourna, à la fin de sa vie, vers un mécénat discret. Et, à sa mort en 1867, il légua sa belle et vaste demeure à l’université d’Istanbul. Après bien des vicissitudes et un incendie dans lequel disparurent beaucoup de ses livres et papiers, sa maison fut reconvertie pour accueillir la faculté de littérature, là où précisément travailla Auerbach.
Daniel Mendelsohn termine donc son récit à Istanbul, dans cette Anatolie que l’on appelle aussi parfois l’Asie Mineure, lieu, pour paraphraser Edward Gibbon, de la grandeur et de la décadence de l’antique Troie et de Constantinople, devenue Istanbul, « la Ville ».
Pour terminer ce long billet, j’aimerais proposer une citation de Blaise Pascal que j’ai trouvée dans Un été avec Pascal, d’Antoine Compagnon : « Puisqu’on ne peut être universel en sachant tout ce qui peut se savoir sur tout, il faut savoir peu de tout. Car il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose. Cette universalité est la plus belle. Si on pouvait avoir les deux, encore mieux. Mais s’il faut choisir, il faut choisir celle-là ». Pensées (228 – 195). Il me semble précisément que le beau livre de Daniel Mendelsohn réussit le prodige de faire tenir ensemble la culture universelle (« savoir quelque chose de tout ») et l’érudition (« savoir tout d’une chose »), le tout sans jamais être prétentieux ni ennuyeux. Et que cela vienne d’un Américain me semble réconfortant, à l’heure où ce grand pays démocratique part à la dérive vers la désinformation généralisée orchestrée par son président.
Comentários