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Et Darwin n’est pas venu…

Le débat

Charles Darwin

Nous avons vu dans le billet précédent, intitulé « Darwin viendra-t-il ? », que les amis et partisans de Darwin (1) n’ont pas réussi à convaincre leur champion d’être présent au débat de clôture du meeting annuel de la B.A. (5) organisé autour de son livre De l’Origine des espèces (2). Non seulement il ne voit pas l’intérêt de se déplacer pour défendre ses idées, persuadé que celles-ci finiront par triompher d’elles-mêmes, mais de plus il est souffrant, comme souvent d’ailleurs car sa santé a toujours été fragile. C’est donc Thomas Huxley (22) qui défendra sa théorie de l’évolution des espèces (3) par la sélection naturelle (4).

Dans le camp adverse, Richard Owen (18) ne sera pas présent non plus, pour d’obscures raisons familiales. Il a cédé son fauteuil de président de séance au peu charismatique révérend John Henslow (11), et accepté que la contradiction aux idées de Darwin soit portée par l’évêque d’Oxford, le redoutable et redouté Samuel Wilberforce (16).

Les participants au colloque savent que l’avant-veille, lors d’un débat sur la sexualité des plantes (cela ne s’invente pas !), Owen et Huxley se sont déjà violemment affrontés au sujet de la très controversée parenté supposée par Huxley entre les primates et les humains.

Le débat du jour ne risque-t-il pas d’être vidé de sa substance, puisque c’est essentiellement ce sujet qui passionne les foules ? C’est la question que tout le monde se pose.

Voici le moment tant attendu du débat

Salle de lecture du Musée d'Histoire naturelle d'Oxford

La grande salle de lecture du musée d’Histoire naturelle (6) de la belle ville universitaire d’Oxford se remplit des personnes qui se sont inscrites à la réunion de clôture. Son conservateur, John Phillips (7), a fait rajouter des chaises, car ils sont près d’un millier à vouloir pénétrer dans la salle, qui ne pourra jamais contenir autant de monde. Dans la foule qui cherche à entrer dans la salle on note la présence de nombreuses femmes, alors que le monde scientifique de l’époque est quasiment exclusivement masculin. Au nombre des rares élues on compte la géologue Marie Lyell, qui est venue sans son célèbre mari Charles Lyell (30), par amitié pour Joseph Hooker (23). Elle et lui sont de chauds partisans de Darwin. Bien qu’elle soit membre de la B.A., le portier aura du mal à se laisser convaincre de l’autoriser à pénétrer dans la salle.

Peu de journalistes ont rendu compte des communications lors de ce meeting organisé par la B.A., décidément beaucoup trop techniques pour leur lectorat. Seuls deux représentants de la profession assisteront au colloque du jour, en se réservant une porte de sortie pour le cas où les exposés seraient par trop dépourvus d’intérêt, voire d’un ennui profond, d’autant qu’il fait particulièrement beau ce jour-là. Il semble acquis pour la plupart des spectateurs que le résultat est couru d’avance, et que l’Église, particulièrement bien représentée dans le monde scientifique britannique, gagnera la partie. N’oublions pas en effet que, depuis sa fondation, la devise de l’université d’Oxford est « Le Seigneur est ma Lumière ».

Arthur accueille de nombreuses personnalités venues assister à ce débat. Parmi elles, un personnage assez étonnant, Charles Lutwidge Dodgson, qui se fera bientôt connaître sous son nom de plume, Lewis Carroll (42).

Le personnage qu’Arthur attend avec le plus d’impatience est John Draper (43), venu spécialement de New York pour assister au débat. Ce génial « touche à tout » de la science, favorable aux idées de Darwin, est connu entre autres pour ses réflexions sur les relations entre science et religion. Il a été chargé du discours inaugural, qu’il a intitulé « Évolution des idées en Europe, en référence aux vues de M. Darwin et de quelques autres, considérant que la progression des organismes est déterminée par des lois ». Le titre est aussi long que le discours, d’un ennui mortel, qui va durer pas moins d’une heure. Les deux journalistes n’ont pas réussi à tenir jusqu’au bout et se sont éclipsés pour profiter de l’après-midi ensoleillé, privant les futurs historiens d’articles qui n’auraient pas manqué d’intérêt concernant le débat proprement dit. Quant aux darwiniens présents, largement minoritaires, ils se demandent si Draper a vraiment défendu la cause de leur maître à penser commun.

Le révérend Henslow s’affirme en président de séance efficace


John Stevens Henslow

Pendant l’interminable discours de Draper, Joseph Hooker scrute l’assistance, qui est majoritairement dominée par les ecclésiastiques. Dans le coin des étudiants favorables à Darwin, il reconnaît certains visages, notamment celui de Thomas Hill Green (44), brillant jeune philosophe qu’on dit être un descendant de Cromwell. Aux côtés de Green il note la présence de deux prêtres qui ne lui semblent pourtant pas être du côté du clergé, Frederick Temple (45), appelé aux plus hautes fonctions de la hiérarchie anglicane (12), et Charles Kingsley (46).

Le discours de Draper se termine dans un chahut certain. Henslow, que tout le monde pense effacé, va faire preuve d’une autorité inattendue en menaçant de faire évacuer toutes les personnes qui prendraient la parole sans autorisation. Il demande à tous ceux qui voudraient s’exprimer publiquement de ne le faire que pour exposer de solides arguments scientifiques, et non pas uniquement pour défendre leurs propres convictions. Et, avant de poursuivre, il demande à l’assistance de respecter quelques instants de silence à la mémoire de l’illustre mathématicien Baden Powell (47) qui vient de s’éteindre.

Suivent alors quelques interventions inutiles d’ecclésiastiques rapidement interrompues par le président. Puis c’est le professeur Beale, histologiste réputé, qui prend la parole pour demander qu’on laisse la religion et la science à leurs places respectives, ce qui calme peu ou prou les esprits échauffés.

Après ces quelques échanges improductifs avec la salle, c’est au tour de l’invité d’honneur, le président de la Royal Society (24), Benjamin Collins Brodie (48) d’avoir la parole. Il n’est pas un spécialiste du sujet, mais soumet à l’auditoire plusieurs questions à débattre, notamment celle de la stérilité des hybrides, objection majeure aux thèses de Darwin. Son fils, qui porte comme lui le nom de Benjamin Collins Brodie (49), est assis aux côtés de Huxley.

Suit alors une intervention pour le moins inattendue : Mary Lyell, une femme, a osé prendre la parole sans y avoir été invitée ! Elle insiste sur le fait que pour comprendre les thèses de Darwin, il faut raisonner non plus en milliers d’années, comme on a coutume de le faire, mais sur le temps géologique très long conceptualisé par James Hutton, son mari Charles Lyell et elle-même, de l’ordre de plusieurs centaines de millions d’années. Un jeune pasteur du nom de John Richard Green (50) lui demande si la science possède des preuves concordantes de ces durées inimaginables de millions d’années. Selon Mary, pour un géologue ces preuves sont nombreuses. Mais Adam Sedgwick (51), vénérable ponte de la géologie britannique, ancien professeur de Darwin, s’inscrit en faux contre ces affirmations contraires aux Saintes Écritures. Le futur archevêque de Cantorbéry, Frederick Temple, tente alors de calmer les esprits en demandant à chacun de rester dans son domaine de compétences. Il demande qu’on laisse à la religion le soin de tenter de répondre à la question du « pourquoi », et à la science de chercher à comprendre le « comment ». Cette position de bon sens semble toujours parfaitement d’actualité. John Lubbock (52), jeune aristocrate laïc, intervient alors pour proposer d’imiter Newton, en supposant que les années géologiques ne sont pas de même durée que les années bibliques (après tout certains personnages bibliques ont vécu très vieux, comme Noé, supposé avoir vécu 900 ans). Et il propose également que l’on admette provisoirement les théories de Darwin, si imparfaites soient-elles, en attendant d’en avoir de meilleures à disposition.

Emma Darwin et Frances Hooker se promènent

Pendant que le débat bat son plein, Emma Darwin, la femme du grand homme, et Frances Hooker (15), celle de Joseph, le meilleur ami de D Darwin, se promènent sur ce Sandwalk qu’Emma arpentait la veille avec ce même Joseph. Frances se remémore les étapes de sa relation avec son aînée de dix-sept ans, qui n’a pas toujours été amicale. En effet elle avait appris, pendant son enfance, que c’était son père John Henslow qui aurait dû faire le fameux voyage autour du monde qui fit la gloire de Darwin, et elle s’était mise à le détester. Et quand il se fiança avec Emma Wedgwood, qu’elle avait eu l’occasion de rencontrer dans le somptueux manoir de la famille Wedgwood, elle engloba Emma dans sa détestation. Frances accompagnait souvent ses parents chez les Darwin, et elle se mit à apprécier Charles. Et c’est dans cette maison du village de Downe, appelée Down House, qu’elle fit un jour la connaissance de celui qui allait devenir son mari. L’indéfectible amitié des deux hommes allait rapprocher leurs épouses et faire disparaître leurs inimitiés.

Les deux femmes sont croyantes, mais la foi d’Emma semble à Frances beaucoup plus inébranlable et rigide que la sienne. Elles échangent librement sur les doutes de Darwin quant à sa propre foi, et Emma rappelle à sa visiteuse que, dans sa jeunesse, Charles avait envisagé de devenir pasteur. Emma fait lire à Frances une lettre que Charles a écrite à son correspondant américain, et qu’il a laissée en évidence sur son bureau pour qu’elle la lise. Il y écrit, entre autres, que l’aspect théologique de la question posée par son livre lui est pénible ; il n’avait pas l’intention d’écrire en athée, mais n’a pas pu faire autrement. Il aurait tendance à penser que des lois immuables gouverneraient le monde dans son ensemble, mais que les détails seraient laissés au jeu du hasard. Puis Emma rappelle à Frances à quel point Charles est un bon père, qui sait communiquer à leurs nombreux enfants son amour pour la nature.

Vient enfin le moment de l’intervention de Samuel Wilberforce

Caricature de Samuel Wilberforce

Aux sept cents personnes entassées dans la salle de lecture il faut ajouter quelque trois cents badauds qui n’ont pas pu entrer, massés derrière les fenêtres de la galerie Ouest, soit un millier personnes venues assister à une réunion de la B.A.A.S. C’est du jamais vu. Toutes ces personnes, assises sur une chaise ou debout dans la galerie, vont assister à des échanges parfois tendus entre différents intervenants des deux camps, en attendant le morceau de bravoure, l’intervention de Samuel Wilberforce. C’est William Whewell (53) qui ouvre le bal. Il prend la parole pour reprocher à la théorie de Darwin de manquer d’inductions et de déductions. Et pourtant Darwin a reconnu s’être partiellement inspiré du livre de Whewell, Philosophie des sciences inductives. Il est violemment pris à partie par le jeune Thomas Hill Green, qui se fait rappeler à l’ordre par le président. C’est le paléontologiste darwinien Hugh Falconer (54) qui répond à Whewell, en citant un extrait du livre de Darwin dans lequel celui-ci explique comment la présence de chats dans un district influe sur l’abondance du trèfle rouge. Il poursuit en citant un extrait d’une lettre que Darwin lui a adressée lors de la publication de son livre ; cette lecture déclenche les applaudissements de la salle. Un jeune étudiant du nom de Michael Foster (55) prend ensuite la parole pour s’opposer à Whewell. Le compte-rendu de ce débat qu’il rédigera en 1895 sera très utile pour connaître la façon dont il s’est réellement déroulé. Puis c’est Adam Sedgwick, que nous avons déjà vu à l’œuvre, qui intervient pour cracher son venin contre son ancien élève et son livre qu’il trouve risible. Après avoir entendu quelques autres interventions confuses, le président Henslow donne la parole à l’invité d’honneur, Samuel Wilberforce, dont tout le monde attend avec impatience l’intervention. Un grand silence s’installe.

Samuel Wilberforce annonce que, contrairement à ce que l’on pourrait attendre de lui, ce n’est pas sur le terrain théologique qu’il souhaite déployer son argumentation, mais sur celui de la science et de la philosophie, ces deux voies devant suffire, selon lui, à récuser les thèses de Darwin. Dans un premier temps il loue les incontestables qualités scientifiques de Darwin, ainsi que la parfaite rédaction de son ouvrage, au style impeccable. Il déroule ses flatteries sur les observations de Darwin, pour en arriver à parler de l’instinct esclavagiste de certaines fourmis vis-à-vis d’autres espèces de fourmis. Dans l’assistance tout le monde sait que le père de Samuel a œuvré à l’abolition de l’esclavage, dont Darwin semblerait s’émerveiller s’agissant des fourmis. Huxley bouillonne, car il est de notoriété publique que Darwin est profondément choqué par l’esclavage. De plus son grand-père (qui est aussi celui d’Emma), Josiah Wedgwood, a été un activiste de l’abolition bien avant le père de Wilberforce. L’attaque de celui-ci est donc passablement mesquine. Du regard, Hooker fait comprendre à Huxley de ne pas intervenir.

Wilberforce maîtrise parfaitement son sujet, et ne lit aucune note, même pour citer des passages du livre de Darwin. Au bout de cinq minutes à peine son éloquence a charmé l’auditoire, et Huxley se dit qu’il court tout droit au massacre quand viendra son tour de parler. Samuel poursuit son argumentation diabolique en donnant sa propre interprétation des conclusions de Darwin : toutes les formes actuelles ou passées de vie animale et végétale sur la Terre sont le résultat d’une succession naturelle de générations de père à fils. Darwin irait encore plus loin en suggérant que tous les êtres vivants, y compris l’homme, proviendraient d’une forme primordiale unique dans laquelle le Créateur aurait insufflé la vie.

Huxley est fou de rage, et ne peut pas laisser passer sans réagir ce qu’il vient d’entendre. Il se lève, interrompt l’orateur pour donner la citation exacte de Darwin : « Il faut admettre que tous les êtres organisés qui ont jamais vécu peuvent descendre d’une forme primordiale unique. » Darwin n’a donc pas parlé de l’Homme, contrairement à ce que veut faire croire l’évêque. Celui-ci s’attendait à cette intervention, et poursuit tranquillement son raisonnement en demandant avec malice si l’Homme doit être considéré comme un être organisé. Les rires fusent. Wilberforce continue nonobstant de parler de l’Homme, et déploie son argumentaire avec brio, en faisant mine d’adhérer aux thèses de Darwin quant à la survie des plus forts, allant jusqu’à convoquer Lucrèce en renfort. Et à plusieurs reprises Wilberforce cite les travaux de Richard Owen. Hooker demande la parole, qui lui est accordée, l’évêque ayant déjà parlé plus de vingt minutes. Huxley en profite pour intervenir aussi. La controverse porte en grande partie sur la longueur du temps nécessaire à l’évolution et sur la notion de progrès des espèces, récusée par Darwin, qui imagine même la possibilité de régression dans la complexité, dont on sait aujourd’hui qu’elles sont nombreuses.

Le brouhaha s’est installé, et Henslow prie Wilberforce de cesser ses digressions, et, si possible de conclure sans trop tarder, ce que l’évêque n’est pas près de faire. Après une nouvelle attaque de Wilberforce contre les expressions employées par Darwin dans son livre (« il est envisageable », ou « nous avons le droit de supposer »), jugée trop grossière par le président, celui-ci passe la parole à l’orateur suivant prévu au programme, Thomas Huxley.

Thomas Huxley prend la parole

Thomas Huxley

Quand Thomas Huxley prend la parole, la fureur provoquée chez lui par les allusions malsaines de l’évêque sur l’esclavage a cédé la place à une sorte de détachement amusé. Il a compris l’avantage pris par Wilberforce en citant les passages du livre dans lesquels Darwin a envisagé avec honnêteté les critiques que l’on ne manquera pas d’adresser à sa théorie. Et puis Wilberforce connaît par cœur les arguments scientifiques préparés par Owen, qu’il a développés avec un talent oratoire indéniable. Rester sur le terrain de son adversaire serait suicidaire ; il lui faut trouver un autre angle d’attaque. Et il décide de s’en tenir à un langage imagé que l’auditoire semble apprécier. Pour expliquer à ses auditeurs l’importance du temps long dans le processus de l’évolution, il leur propose une parabole pour le moins étrange, en imaginant six singes immortels tapant indéfiniment n’importe quoi sur six machines à écrire. Selon lui, au bout d’un temps extrêmement long, il y aurait des chances que l’on puisse trouver dans cette masse de feuillets épars l’intégralité des mots qui composent le Psaume XXIII de David. La salle réagit de manière hostile à cette fantaisie hérétique. Un membre de l’assistance, qui, tel un derviche tourneur, faisait tournoyer au-dessus de sa tête sa Bible depuis un bon bout de temps, réagit de façon particulièrement violente. Tout le monde l’a reconnu, il s’agit de l’amiral Fitzroy (14), qui commandait le Beagle (13) pendant le tour du monde de Darwin. L’assistance est choquée de constater la déchéance de celui qui fut un brillant officier de marine, et qui semble être devenu un fanatique religieux. Ce que veut démontrer Huxley, c’est que la matière vivante, pour produire toutes les formes de vie connues, n’a pas eu besoin d’un Créateur ; elle a simplement disposé de beaucoup de temps pour y arriver.

Il poursuit sur l’opposition entre science et foi, qui lui semble artificielle et infondée. Que la science et la foi restent chacune dans son domaine de compétence. Et il cite l’exemple de deux des nombreux scientifiques qui admettent la théorie de la descendance modifiée par sélection naturelle sans renier leur foi : Alfred Wallace (34), qui est arrivé de son côté aux mêmes conclusions que Darwin, et le Pr Asa Gray (56), président de l’équivalent américain de la B.A. Huxley pense avoir marqué un point, mais se fait rabrouer par Wilberforce qui lui signale qu’aucun de ces deux hommes n’a eu l’idée de faire écrire le Psaume XXIII par des singes, répartie qui déclenche les rires de l’assistance. Hooker vole au secours d’Huxley en demandant au président Henslow de le laisser achever son exposé avant d’en débattre. Et Henslow va oser, pour la première fois, demander à son évêque, avec beaucoup de tact, de laisser Huxley terminer. Il poursuit en effet en signalant que, tout comme Lamarck a été empêché naguère par Cuvier, Darwin l’est par Owen, pour des raisons qui semblent plus religieuses et personnelles que vraiment scientifiques. Une controverse se développe alors au sujet du hasard, à qui il semble difficile d’attribuer la perfection des alvéoles d’une ruche d’abeilles, ou encore l’extrême sophistication de l’œil chez de nombreuses espèces. Huxley sait que c’est l’un des points les plus aisément critiquables de la théorie de son maître Darwin.

Wilberforce demande alors la parole au président. Il cite Darwin : « Si l’on prouvait qu’il existe un seul organe si compliqué qu’il ne puisse avoir été formé par une série de modifications légère, nombreuses et successives, ma théorie s’écroulerait toute entière. Mais je n’e saurais trouver un seul exemple ». C’est du Karl Popper avant la date ! Le « bouledogue » redemande la parole. Son argumentaton contre l’évêque force l’admiration d’Henslow et de Hooker. La confrontation redémarre sur Owen : Wilberforce rappelle que ce scientifique incontestable s’oppose à la sélection naturelle ; Huxley s’étonne qu’à la suite de ses constatations Owen n’ait pas été aveuglé par l’évidence de l’évolution des espèces. Huxley semble reprendre l’avantage sur son contradicteur. Wilberforce utilise alors une de ses techniques favorites, la fausse flagornerie envers Darwin, qui lui permet ensuite de développer ses attaques les plus perfides, ce qui remplit de fureur rentrée le prochain orateur prévu, Hooker. Et Wilberforce d’en remettre une couche sur l’esclavagisme des fourmis, qui s’exerce, coïncidence frappante, au détriment des fourmis noires. Plusieurs membres de l’assistance, dont des pasteurs, trouvent que les propos de l’évêque dépassent les bornes de la bienséance. Le marteau du président, trop longtemps retardé, tombe enfin, pour donner la parole à Joseph Hooker, dernier orateur programmé.

La parole est à Joseph Dalton Hooker

Joseph Dalton Hooker âgé

Hooker indique, en préambule, que n’étant ni philosophe ni théologien, il souhaite rester sur un plan exclusivement scientifique, celui des écrits de son ami Darwin. Force-lui est de constater que Wilberforce a appris par cœur les critiques que Darwin, dans un souci louable d’honnêteté, a adressées à sa propre théorie. Mais il lui semble impossible que l’évêque ait compris l’ouvrage dans son intégralité, tant est grande sa méconnaissance des rudiments de la botanique et de la zoologie. La salle est médusée par tant d’audace de la part du trop sage Hooker. Et Wilberforce ne s’attendait pas à une telle attaque. Hooker dépose alors devant lui l’orchidée cueillie sur le Sandwalk, et se met à expliquer que, chez les plantes, contrairement aux animaux, les hybrides ne sont pas stériles. Hooker est alors applaudi, notamment par des pasteurs. Hooker pousse son avantage en expliquant, exemples à l’appui, notamment celui du plumage de camouflage de certains oisillons, que certains détracteurs de Darwin, à leur corps défendant, abondent en fait dans son sens. Et, quand il prophétise que ceux qui sont aveugles aujourd’hui le resteront demain, il déclenche de nouveau une salve d’applaudissements. Hooker n’a peut-être pas fait d’émules, mais il a semé le doute dans l’esprit de bien des adversaires de Darwin.

Wilberforce redemande la parole au président. Hooker estime que le débat devrait être clos, puisqu’il était convenu avec le président, son beau-père, qu’il serait le dernier à parler. Wilberforce remet alors sur le tapis la question de la place de l’Homme dans la création. Hooker indique que Huxley serait plus qualifié que lui pour répondre à cette question. Ce dernier ne va pas se faire prier, et indique, comme prévu, que l’Homme fait bien partie intégrante de la longue lignée animale. L’Homme est le plus évolué des primates, et n’échappe pas aux lois de l’évolution. Une grande confusion s’installe dans l’assistance, d’autant que Fitzroy s’est mis à déclamer des paroles bibliques, avant qu’il ne finisse par être maîtrisé.

Il serait grand temps de mettre un terme à ce débat de plus en plus confus. Mais Henslow, qui, pour son gendre Hooker, a manifestement une idée derrière la tête, accorde une prolongation d’une dizaine de minutes. Mais quelle est donc l’intention de son beau-père de président ?

Votre filiation avec les singes vous vient-elle de votre grand-père ou de votre grand-mère ?

Le jeune Lubbock (52) fait observer que la question de l’espèce humaine, en filigrane dans l’œuvre de Darwin, est la seule qui intéresse en réalité le grand public. Wilberforce demande la parole. Selon lui, seul l’Homme, maître de la Création, peut contenir et dépasser toutes les formes primaires et intermédiaires de vie. Huxley lui répond que les propos qu’il vient de tenir sont, malgré lui, en faveur d’une évolution des espèces. Wilberforce lui demande de cesser de prétendre que Darwin n’a jamais évoqué la parenté de l’Homme et du singe. Et il cite des passages de lettres de Darwin dans lequel celui-ci va jusqu’à écrire, notamment, que « l’origine de nos passions coupables est à rechercher dans notre ascendance, et que le diable est notre ancêtre sous la forme d’un babouin ». Et il suppose que la connaissance des primates dont se prévaut Huxley lui fait accepter définitivement sa parenté avec les singes. Ce à quoi Huxley lui répond que cette parenté ne le gêne nullement. L’évêque lui demande, dans ce cas, si cette filiation lui vient de son grand-père ou de sa grand-mère. C’est cette interrogation de Samuel Wilberforce, et la réponse malicieuse et irrévérencieuse de Thomas Huxley, qui feront entrer le débat d’Oxford dans la légende dorée de la science, au même titre que la pomme de Newton ou l’Euréka d’Archimède.

Huxley jubile car il sait qu’il a fait perdre son sang-froid à l’évêque. Quant au sage Henslow, il n’ignore pas, depuis la confession de Wilberforce, que l’orgueil de ce dernier l’entraîne souvent à aller trop loin, à dire le mot de trop, et c’est exactement ce qui est arrivé, d’où son sourire énigmatique, qui interpelle Hooker. Huxley témoigne de l’avantage acquis en tapant avec emphase sur la cuisse de son voisin, Benjamin Brodie (49), et en s’esclaffant, lui l’athée revendiqué : « Cette fois, ça y est, le Seigneur me l’a mis entre les mains… »

Il se lève alors, et prend tout son temps pour lui répondre très tranquillement ceci : « Monseigneur, vous m’avez demandé si je descends du singe par mon grand-père ou ma grand-mère. Eh bien je vais vous répondre très franchement. Cette ascendance ne me procure aucune honte… Je dois alors très sérieusement me poser la question à mon tour : est-ce que je préfèrerais avoir pour grand-père un humble singe ou un homme instruit, très doué intellectuellement et disposant de grands moyens d’influence, mais qui gaspillerait tous ses dons et ses pouvoirs pour maquiller la vérité et tourner en ridicule une grande question scientifique ? Je dirais sans hésiter que je préfère le singe ». Huxley pousse son avantage en réitérant ses propos, sous une forme à chaque fois différente. Wilberforce ne répond pas, et le président clôt la séance, en invitant l’assistance qui se lève à lire le livre de Darwin.

Hooker demande alors à son beau-père pourquoi il a proposé ces quelques minutes supplémentaires de débat. Il lui révèle qu’il connaissait le talon d’Achille de l’évêque, la tendance au mot de trop. Si l’Histoire donne raison à Darwin, c’est Wilberforce qui aura prononcé ce mot de trop. Et il conclut avec malice que la petite expérience à laquelle il vient de se livrer lui donne raison : ni la science ni la religion ne peuvent corriger la nature humaine. Hooker est rempli d’admiration pour la sagesse de cet homme-là, dont il a la chance d’être le gendre.

L’histoire ne s’arrête pas là

Ce fameux débat a été cité et commenté des centaines de fois dans l’histoire des sciences et des idées, même si aucun compte-rendu exhaustif n’en a été rédigé. Les deux principaux protagonistes sont morts persuadés d’avoir eu le dessus sur leur adversaire. Qu’en est-il en réalité ?

Les partisans de Darwin étaient reçus le soir même chez le Pr Daubeny (57), pour célébrer la victoire de leur héros, Thomas Huxley, qui passa le reste de sa vie à lutter pour l’unique cause qui lui semblait juste, la science, notamment en faisant inlassablement la promotion de l’éducation scientifique. Et il finit par devenir président de la Royal Society. Le 15 septembre 1860 il eut l’immense douleur de perdre son fils aîné, âgé de trois ans. Son ami Charles Kingsley (46), pasteur et naturaliste en même temps que romancier, l’encouragea à trouver quelque réconfort dans la doctrine chrétienne de l’immortalité de l’âme. Huxley lui adressa, en guise de réponse, une longue et admirable lettre dont Stephen Jay Gould (59) souhaitait rendre la lecture obligatoire dans les cours de philosophie.

De son côté Wilberforce réunissait chez lui quelques-uns de ses partisans. Selon lui il aurait battu son contradicteur Huxley à plate couture, opinion qui était aussi celle du pasteur John Richard Green (50), exprimée dans une lettre adressée le 3 juillet 1860 au géologue Sir William Boyd Dawkins. Wilberforce prétendit qu’il n’aurait pas pu se soustraire à la demande du président Henslow de prendre la parole au sujet de la théorie de Darwin, mensonge qu’il répéta dans une lettre adressée le 3 juillet à Charles Anderson. Ce mensonge est donc dorénavant gravé dans le marbre. Et toujours ce même 3 juillet Darwin, rétabli de son souci de santé, qui ne devait pas être bien grave, dit à Huxley qu’il admirait son courage, et que lui-même serait mort s’il avait dû porter la contradiction à l’évêque devant une telle assemblée, ce qui montre que, s’il avait une ambition scientifique démesurée, Darwin n’en avait aucune sur le plan social.

L’histoire continue et se termine dans le prochain billet, intitulé Darwin forever.

Notes de la deuxième partie

42. Lewis Carroll (1838 - 1898) : il s’agit du nom de plume de Charles Lutwidge Dodgson, diacre de l’Église anglicane, mathématicien, dessinateur et photographe amateur, auteur de nombreux portraits de fillettes parfois nues, plus connu comme écrivain. Son livre Alice au pays des merveilles est paru en 1865.

43. John William Draper (1811 – 1882) : cet Américain favorable à Darwin a été chargé du discours d’ouverture. Il était tout à la fois chimiste, historien, médecin, philosophe et surtout un innovateur dans le domaine de la photographie. Il fonda l’école de médecine de New York et fut président de la société américaine de chimie. Il publia en 1874 une Histoire des conflits entre Religion et Science qui le fit mettre à l’index par le Vatican.

44. Thomas Hill Green (1836 – 1882) : philosophe da grande influence dans son pays. Défenseur du libéralisme en politique et de l’évolution en biologie.

45. Frederick Temple (1821 – 1902) : pasteur et philosophe, il gravit les échelons de la hiérarchie anglicane jusqu’à devenir archevêque de Cantorbéry. Il a sans cesse défendu la non-ingérence de l’Église dans le domaine scientifique.

46. Charles Kingsley (1819 – 1875) : pasteur, botaniste et romancier. Cet ami de Huxley fut l’un des premiers ecclésiastiques à défendre Darwin.

47. Baden Powell (1796 – 1860) : mathématicien et géomètre, très vite convaincu par les thèses de Darwin. Père de 14 enfants, il est l’ancêtre d’une grande lignée d’hommes et de femmes célèbres qui prendront le nom de Baden-Powell : son septième fils a créé le scoutisme, et sa sixième fille Agnès son pendant féminin, le mouvement des guides.

48. Benjamin Collins Brodie père (1783 – 1862) : très célèbre chirurgien, président de la Royal Society au moment du débat. Il fut le premier médecin à avoir accédé à cette fonction

49. Benjamin Collins Brodie fils (1817 – 1880) : chimiste célèbre et philosophe, il avait réfléchi aux rapports entre science et métaphysique. Il était l’ami de Huxley, mais n’avait pas pris parti dans la querelle entre partisans et adversaires de Darwin.

50. John Richard Green (1837 – 1883) : pasteur et historien, il a écrit plusieurs livres célèbres sur l’histoire du peuple anglais. Il a commenté le débat d’Oxford dans une lettre adressée le 3 juillet 1860 au géologue Sir William Boyd Dawkins, dans laquelle il concluait à l’écrasante victoire du clergé.

51. Adam Sedgwick (1785 – 1873) : fils de pasteur, géologue de grande réputation et ancien professeur de Darwin qu’il emmena faire son premier voyage d’études au Pays de Galles. Il n’admit jamais la théorie de l’évolution de son ancien élève, qu’il attaqua toujours avec virulence.

52. John Lubbock fils (1834 – 1913) : premier baron d’Avebury, fils de toute une lignée illustre de John Lubbock. Esprit particulièrement brillant, possédant des talents multiples (l’archéologie, l’entomologie, la banque, la politique…), il écrivit de nombreux ouvrages de vulgarisation largement inspirés par le darwinisme. Il usa de son influence pour que Darwin ait des funérailles nationales.

53. William Whewell (1794 – 1864) : pasteur aux nombreuses casquettes, il est surtout connu pour sa philosophie des sciences inductives. Il s’opposa à l’empirisme anglais représenté par John Stuart Mill. Il contribua à forger les termes de catastrophisme et d’uniformitarisme. Pour des raisons assez obscures il était violemment opposé à Darwin.

54. Hugh Falconer (1808 – 1865) : paléontologiste et botaniste écossais.

55. Michael Foster (1836 – 1907) : physiologiste anglais qui rédigea en 1895, pour la revue Nature, un précieux compte-rendu du débat.

56. Asa Gray (1810 - 1888) : botaniste américain, ami et correspondant de Darwin, dont il fut l’un des premiers défenseurs aux États-Unis. Cependant il ne voulut jamais admettre la notion de hasard, ce qui lui vaut d’être considéré comme un précurseur de l’intelligent design.

57. Charles Daubeny (1795 – 1867) : médecin et géologue, mais surtout botaniste et chimiste, il fut pendant longtemps titulaire des chaires de botanique et de chimie d’Oxford. Il fut un membre éminent de la Royal Society, connu pour ses travaux sur la sexualité des plantes.

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