C’est tardivement, en 2018, que j’ai découvert Frédéric Pajak. En m’installant à Paray-le- Monial, coquette cité de la Bourgogne méridionale, j’ai découvert une jolie petite librairie, Les mille pages, et sa sympathique tenancière, Ludivine. En me rendant dans sa boutique, ce que je fais assez souvent, je suis tombé sur un très bel objet littéraire non identifié, qu’elle avait mis en valeur sur un présentoir. Il s’agissait de L’immense solitude, d’un certain Frédéric Pajak, consacré à Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, « orphelins sous le ciel de Turin ». Ce livre, intitulé par son auteur « récit écrit et dessiné », mêlait adroitement du texte, consacré à ces deux auteurs, et de magnifiques dessins à l’encre de Chine, que l’on croirait en noir et blanc, mais dont Pajak nous dit, dans un récent livre d’entretiens avec son vieil ami Paul Nizon, Pourquoi tu me regardes comme ça ?, qu’ils sont en fait en noir, blanc et gris. Il ne faut surtout pas négliger le gris.
L’éblouissement fut pour moi total, tant la symbiose entre le texte, passionnant, et les dessins, absolument magnifiques, était parfaite. Quant au livre lui-même, indépendamment de son contenu, c’était un très bel objet, avec sa couverture sobre et son épais papier luxueux, dont la teinte hésitait entre le blanc clair et le blanc foncé. Je ne peux que féliciter l’éditeur, les Éditions Noir sur Blanc, dont je dirai un mot plus tard. Tout ceci me conforte dans l’idée qu’il vaut mieux acheter ses livres en librairie plutôt que sur Internet. Il est également possible de coupler les deux méthodes en commandant ses livres sur la plate-forme communautaire « Place des libraires », et en allant ensuite payer et récupérer sa commande dans sa librairie préférée, avec l’espoir d’y faire quelque découverte littéraire. C’est ainsi que, sur les conseils de Ludivine, je procède dorénavant.
Ce qui est intéressant, dans ce livre d’entretiens, c’est que Frédéric Pajak ne se décrit ni comme un écrivain, ni comme un dessinateur, ni comme un éditeur (je reviendrai sur cet aspect important de son activité), mais comme un amateur du livre en tant qu’objet, non pas au sens bibliophilique du terme, mais comme un fabricant de ce très bel objet que peut être un livre. C’est pourquoi je l’ai affublé du titre un peu tiré par les cheveux de book maker (faiseur de livres), évidemment pas dans le sens vernaculaire d’organisateur de paris sportifs.
Je pourrais faire la même remarque pour les CD. Il est possible d’en profiter en s’abonnant à une plate-forme d’écoute en ligne, ce dont je ne me prive pas, mais il serait dommage de ne pas posséder la version matérialisée des remarquables réalisations de certaines maisons de disques, comme La dolce volta, qui édite de magnifiques livres-disques, dans lesquels le contenant est largement à la hauteur de l’excellent contenu.
Après avoir dévoré ce premier opus, j’ai entrepris la lecture des neuf tomes de son Manifeste incertain, ceux qui étaient déjà parus et ceux qui allaient venir. Neuf livres en neuf ans, de 2012 à 2020. Pas mal…
Chaque tome reprend le principe du mélange entre dessins et éléments biographiques d’auteurs ou de peintres (van Gogh) qui l’intéressent, auxquels il entremêle des récits autobiographiques qui se concentrent sur son enfance difficile et sa jeunesse anarchisante et amoureuse, aventureuse et voyageuse. Ce n’est pas par vanité qu’il parle de lui dans ses livres, mais parce que, nous dit-il, « j’ai besoin d’intégrer mon histoire personnelle dans l’histoire des autres ».
Les auteurs dont Pajak nous parle sont des écrivains un peu marginaux, de ceux pour lesquels la littérature est tellement plus importante que la vie, comme Emily Dickinson, Marina Tsvetaieva (toutes deux poétesses), Paul Léautaud, Fernando Pessoa ou encore Walter Benjamin, au destin si tragique. Il a consacré trois livres à ce dernier, et reconnaît pourtant qu’il ne l’aime pas en tant qu’homme, qui a tendance à l’agacer fortement. Et, alors qu’il avait le projet de consacrer le tome IV du Manifeste incertain à Witold Gombrowicz, au dernier moment, avant de monter à bord du bateau de croisière qui le mènera à Buenos Aires où ce dernier avait vécu, il décide d’écrire sur Gobineau, auteur maudit sur lequel courent tant de malentendus. En fait Frédéric Pajak confie à son ami Paul Nizon que ce qui le motive c’est d’évoquer le parcours de « ratés magnifiques », ceux qui ont payé le prix fort, à savoir l’échec de leur vie, pour réussir leur œuvre. L’exemple le plus probant à cet égard est celui de Vincent van Gogh, qui possédait de très nombreux talents, dont celui de parler plusieurs langues, mais pas celui de savoir dessiner, et qui est passé à la postérité comme un pauvre fou n’ayant pas réussi à vendre une de ses toiles de son vivant. Bref, un artiste génial qui est passé complètement à côté de sa vie. Cependant van Gogh était très intelligent et cultivé, et Frédéric Pajak évoque sa correspondance avec son frère Théo comme la plus importante et la plus bouleversante de toutes celles qu’il a lues. Il nous précise également que ce n’est pas lui qui choisit les artistes dont il va faire le portrait ( tous des écrivains, à l’exception de van Gogh), mais que ce sont eux qui s’imposent à lui. En définitive, les véritables héros de mes livres sont des sentiments : la solitude, le chagrin d’amour, la mélancolie, le deuil.
Il nous livre par ailleurs quelques clés d’accès à son double langage, le dessin et l’écriture, qui sont pour lui des activités de coureur de fond. L’écriture nécessite la pleine conscience, et un grand effort, notamment de documentation. En revanche il dessine dans un état un peu second, sans réfléchir à ce qu’il produit. C’est exactement ce qui se passe dans l’hypnose, qui consiste à faire passer le sujet d’un état normal dit de « conscience critique » (l’écriture pour Frédéric) à un état altéré de « conscience virtuelle » (le dessin). Et il n’est pas possible d’être simultanément dans ces deux états. Par ailleurs il nous explique qu’il peut écrire n’importe où, notamment dans des restaurants ou des bistrots même bruyants, mais qu’il ne le fait jamais assis à un bureau. Il écrit à la main dans des carnets, et met ensuite au propre à l’ordinateur. Pour le dessin, il préfère une table, même de cuisine, à un atelier. Ou alors il dessine sur le motif, en pleine nature (c’est ainsi qu’il procède pour les arbres, omniprésents dans son œuvre).
Quand Frédéric Pajak évoque la biographie (plus intellectuelle que factuelle) de ces auteurs, il le fait dans un style sobre et classique, en nous faisant pénétrer dans les arcanes de leur esprit. Mais quand il s’agit de son autobiographie, il use d’une écriture nettement plus lyrique et poétique. C’est lui qui l’affirme, et je confirme.
Frédéric Pajak s’ingénue donc à disséminer dans ses livres de nombreux éléments autobiographiques, complétés par les confidences qu’il a faites à Christophe Diard dans un livre d’entretiens, Un certain Frédéric Pajak (2017). Ce livre passionnant mêle habilement les réponses de Frédéric aux questions que son interlocuteur lui pose sur sa vie et son œuvre aux interventions de quelques amis de longue date, qui sont parfois ses collaborateurs, toujours ses admirateurs. S’y trouvent également des reproductions de photos, de dessins, de toiles abstraites de Frédéric.
Ce dernier est né en 1955 à Suresnes. Ses parents étaient tous les deux alsaciens. Son père, Jacques Pajak, était artiste peintre, tout comme le père de ce dernier, émigré polonais. Le drame de son enfance, qui va le hanter toute sa vie, et, d’une certaine manière, structurer son œuvre, c’est la mort accidentelle de son père, dans un accident de voiture, alors que ses parents viennent de se séparer, et qu’il vit avec sa mère, en Suisse. Frédéric n’a pas dix ans au moment du drame. Lui qui était plutôt un bon élève va devenir du jour au lendemain un enfant difficile, rebelle, revendiquant fièrement le statut de dernier de la classe. Il ne s’intéresse plus à aucune des matières enseignées. Sa mère, occupée par ses nombreux amants successifs, puis par son second mari, ne l’a pas vraiment aidé à se reconstruire. Frédéric est placé dans un pensionnat, qu’il déteste au point d’y mettre le feu. En désespoir de cause, elle le confie à une école tenue par un pédagogue américain aux méthodes peu orthodoxes, à Dieulefit, dans la Drôme. L’été se passe dans des camps de vacances qui ressemblent à des maisons de redressement. Il ne termine pas sa scolarité, et, à seize ans, il intègre les Beaux-Arts de Lausanne, qu’il quitte au bout de quelques mois, car il refuse de devenir un artiste.
Sa jeunesse sera faite de petits boulots (notamment des métiers de l’imprimerie, expérience qui lui sera très utile plus tard), de vraie galère, allant parfois, avoue-t-il à Paul Nizon, jusqu’à la mendicité (alors qu’il faisait la manche dans les rues de Paris, un balayeur de rue africain lui fit don de la moitié de sa baguette de pain, souvenir magnifique), de rencontres avec des gens souvent plus âgés que lui, de voyages aventureux. Il a traversé, à vingt ans, le désert du Sahara en stop, avec la ferme intention suicidaire d’y laisser sa peau. Et, en définitive, il a adoré vivre à Alger, ville qu’il qualifie de magnifique. Il a habité tantôt à Paris tantôt en province (Arles actuellement), parfois en Suisse (à Lausanne ou au fin fond de la campagne vaudoise), parfois à l’étranger, notamment en Californie et en Chine (où il a vécu avec une étudiante en sinologie), puis en Italie, pays qu’il adore et où il a vécu quatre ans, à Aoste. Il parle avec enthousiasme de la beauté des villes d’Italie, et de l’excellence de sa cuisine, qu’il qualifie de cuisine « maternelle », alors que, selon lui, la cuisine française est une affaire de cuisinier. Il précise qu’en Italie « l’élite et le peuple mangent ensemble, à la même table, sans le moindre soupçon d’affectation ». Pour lui, ce n’est pas vraiment le cas en France… Ses amis disent de lui qu’il cuisine très bien.
Est-il marié ? A-t-il des enfants ? Il nous dit juste qu’il est devenu père à l’âge de trente ans, mais reste très discret sur sa vie présente, et sur quelques-unes des femmes qui l’ont accompagné à certaines périodes. Il est un peu plus disert sur l’artiste plasticienne Léa Lund, sa femme pendant (ou depuis ?) plus de vingt-cinq ans, et avec qui il a co-écrit quelques livres (L’étrange beauté du monde et En souvenir du monde). Au détour d’une page, nous apprenons, presque par hasard, que sa fille a « tué symboliquement » son père en devenant punk.
Ce qui est sûr, c’est qu’il est, depuis son plus jeune âge, un lecteur boulimique, doté d’une vaste culture littéraire. La liste de ses lectures est impressionnante. Je note en particulier son amour des moralistes français, notamment le méconnu Joseph Joubert. Comme moi il aime tout connaître de l’auteur qu’il lit, sa biographie, des essais sur lui, sa correspondance, pour s’imprégner le plus possible de sa personnalité. C’est ce que j’essaie modestement de faire, depuis des décennies, avec Proust. Frédéric apprécie particulièrement la lecture des journaux intimes (ce que je comprends parfaitement, ayant dévoré autrefois celui, immense bien qu’expurgé, de Julien Green). C’est la lecture de Joyce qui l’a initié à la littérature. Il est des débuts moins escarpés. Le livre dont j’ai parlé au début de ce billet, L’immense solitude, paraît en 1999 aux PUF, grâce à l’enthousiasme de Roland Jaccard. Il rencontre un grand succès, plutôt inattendu pour un objet éditorial aussi novateur. Frédéric Pajak accède ainsi à la notoriété. Et puis il devient assez vite éditeur, faisant paraître différents périodiques à l’espérance de vie limitée dont L’Imbécile de Paris est le plus connu (il deviendra ensuite L’Imbécile, avec en exergue une citation de mon cher Julien Green). Mais il y a eu une dizaine de titres aux noms plus ou moins improbables (L’Éternité hebdomadaire ou Neuf semaines avant l’élection !). En matière de presse, il est allé chercher sa devise chez le théoricien de l’anarchisme Bakounine : La liberté d’autrui étend la mienne à l’infini. À méditer…
Chez Buchet-Chastel il édite la prestigieuse collection Les Cahiers dessinés, qui a publié récemment Le monde selon Mix, monographie consacrée à Mix et Remix, alias Philippe Becquelin, dessinateur satirique suisse vaudois, mort en 2016. Dans cette belle collection on peut également trouver les Carnets de bord du génial Sempé. Frédéric Pajak, qui édite essentiellement des peintres et des dessinateurs, explique que cette activité, tournée vers les autres, est un contrepoids à l’égocentrisme inhérent à toute création, y compris la sienne.
Le troisième tome du Manifeste incertain (La mort de Walter Benjamin – Ezra Pound mis en cage) a reçu le Prix Médicis de l’essai en 2014. Le tome VII (Emily Dickinson – Marina Tsvetaieva – L’immense poésie) a été couronné par le Prix Goncourt 2019 de la biographie. En 2021 il remporte le Grand Prix suisse de la littérature pour l’ensemble de son œuvre, bien qu’il ne se revendique nullement comme suisse (quoi qu’il ait sollicité et obtenu la nationalité suisse). Serait-il plus apprécié des Suisses que des Français ?
Quelques mots sur sa maison d’édition, les Éditions Noir sur Blanc, fondée en 1987 à Montricher, en Suisse, par Jan Michalski et Vera Michalski-Hoffmann. Jan mourra l’année qui suivra leur rencontre, et Vera restera un personnage essentiel de sa vie.
Depuis 1990 la maison a également une filiale polonaise, qui a pour vocation de traduire la littérature mondiale en polonais. Vaste programme ! Frédéric décrit l’émotion qui fut la sienne en se rendant en Pologne, pays de ses ancêtres paternels, avec les Michalski. C’est également en 1990 qu’a été ouverte la filiale parisienne, située rue des Canettes, dans le quartier latin.
Noir sur Blanc fait actuellement partie du groupe Libella, propriétaire de Buchet-Chastel, de Libretto, de Phébus, qui a publié autrefois, et de magnifique façon, les œuvres complètes du grand écrivain romantique allemand E.T.A. Hoffmann, dévorées il y a fort longtemps, et qui sont, depuis des décennies, un des joyaux de ma bibliothèque.
Si j’avais un jour la chance de rencontrer Frédéric Pajak, nous aurions bien du mal à trouver un sujet de conversation, en dehors de son œuvre, tant nos personnalités ont opposées (il est tout ce que je ne suis pas ; lui le feu, moi la glace). Toutefois la première question que je lui poserais serait la suivante : pourquoi diable « Manifeste incertain », titre au demeurant magnifique, qui n’est sûrement pas étranger à l’attrait que cette œuvre singulière exerce sur moi. Certes le succès, au début de l’aventure, était loin d’être certain. Mais en quoi ses livres sont-ils un manifeste ? Dans Un certain Frédéric Pajak il raconte que ce titre, Manifeste incertain, lui a en quelque sorte été révélé lors d’un voyage vers Rome en train-couchette, bien des années avant l’écriture du premier tome. Il a su dès lors qu’il l’utiliserait un jour pour un livre dont il ignorait quand il adviendrait. Mais il ne doutait pas de sa venue.
À la fin d’Un certain Frédéric Pajak, il nous donne une clé essentielle de son travail : « Lorsque j’écris ou dessine sur un auteur, je m’approche le plus possible de lui, de sa vie intime. Mais ce que je recherche, c’est la distance ; ce qui m’intéresse, c’est l’étrangeté. J’aime qu’un auteur me soit étranger – humainement, esthétiquement, dans ses raisonnements, dans ses croyances, dans son art… Plus il m’est lointain, plus il m’attire. Je déteste les « fans » qui se projettent dans l’objet de leur adoration. Je déteste cette relation d’admiration infantile. » Cette distance, je l’éprouve pour Frédéric, personnage si différent de moi, tout en admirant Pajak, l’artiste tellement singulier.
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