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Francis Wolff et l’Universel

Francis Wolff est un philosophe que je trouve passionnant en raison du mode de raisonnement qu’il applique aux questions philosophiques les plus variées, toujours extrêmement clair, chacune de ses propositions étant argumentée et contre-argumentée de façon rigoureuse, quasi mathématique. Cette méthode lui a permis de répondre brillamment à la question Pourquoi la musique ? (Fayard 2015), à laquelle je ne pensais pas qu’il soit possible de répondre. De même après avoir lu l’opuscule intitulé Il n’y a pas d’amour parfait (Fayard 2016), il ne me semble plus possible de prétendre le contraire.

Son dernier essai en date (en attendant le prochain, Vivre en temps réel, annoncé pour le 10 mars) s’intitule Plaidoyer pour l’universel (Fayard 2019). Dans son introduction l’auteur nous le présente comme « le dernier volet d’un triptyque consacré à l’idée d’humanité ». Francis Wolff nous les présente tous les trois comme « parfaitement autonomes », ce qui est une chance car je n’ai pas encore eu l’occasion de lire les deux précédents ouvrages : Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences (Fayard 2010), puis Trois utopies contemporaines (Fayard 2017).

Le Plaidoyer pour l’universel poursuit la défense de l’humanisme, implicite dans les deux premiers opus de la trilogie (dixit Wolff). Cette défense « se décline en trois thèses : l’humanité est une communauté éthique ; elle a une valeur intrinsèque et elle est source de toute valeur ; tous les êtres humains ont une valeur égale. »


Selon l’auteur, l’universel se porte mal, tant dans la réalité que dans les idées. Il pointe du doigt un paradoxe concernant l’humanité : « Nous savons que nous sommes exposés aux mêmes risques planétaires [il en cite quelques-uns parmi les plus inquiétants, en commençant par les épidémies, alors que le livre a été écrit avant la pandémie de Covid-19]. Et pourtant, alors qu’elle semble s’imposer dans les consciences, l’humanité recule dans les représentations collectives. Partout les mêmes replis identitaires : nouveaux nationalismes, nouvelles xénophobies, nouvelles radicalités religieuses, nouvelles revendications communautaristes, etc. »

Parlant dans la foulée de l’Union européenne, qui a pu sembler un temps près de réaliser le rêve des philosophes des Lumières, il note qu’elle s’enlise dans la bureaucratie et fait l’objet d’un rejet de la part des peuples qui la constituent. Et il a cette belle formule, typique de sa pensée : « Les êtres humains se savent semblables mais ne veulent vivre qu’avec des êtres identiques. Quitte à s’inventer des identités et à réinventer sans cesse des différences. »

J’ai longtemps espéré que l’Union européenne choisirait ce que chaque état qui la compose proposait de mieux dans différents domaines (budgétaire, fiscal, sanitaire, social, etc.). Je suis bien obligé de constater que ce n’est pas le cas. Mais la mise en commun de la dette générée par le coronavirus (les fameux « coronabonds ») apporte une vraie note d’espoir, me semble-t-il.


Ayant constaté l’affaiblissement de la notion d’universel, Francis Wolff déplore celui, concomitant, de l’humanisme. L’humanisme serait, comme le fameux bon sens, « l’opinion la mieux partagée par tous ceux qui n’ont aucune conviction particulière. » En clair, l’humanisme serait une notion quelque peu ringarde. Wolff va même plus loin, affirmant que « la philosophie française dominante de la seconde moitié du XXème siècle a fait de l’humanisme son adversaire principal. » Les attaques contre la pensée humaniste ont commencé, selon notre auteur, avec la Lettre sur l’humanisme de Martin Heidegger, si importante pour les intellectuels français ; le marxisme de Louis Althusser, prétendument authentique, a pris le relais ; et maintenant c’est l’antispécisme qui est à la manœuvre. La critique de l’humanisme est toujours la même : il se présenterait comme une morale universelle, alors qu’il ne serait qu’une morale particulière [en gros celle du mâle occidental blanc, chrétien et dominateur].

« Il embrassait hier trop large, il étreint trop étroit aujourd’hui. L’humaniste était hier un « moraliste bêlant » qui croyait en la valeur absolue de l’humanité : il était bête et gentil. C’est aujourd’hui un anthropocentriste qui ignore la valeur intrinsèque des autres êtres souffrants : il est bête et méchant. » Conclusion : qu’il soit gentil ou méchant, l’humaniste est nécessairement quelque peu benêt.


Arrivé au terme de cette longue et lumineuse introduction, Francis Wolff reprend les trois thèses constitutives de l’humanisme universel citées plus haut :


1) « L’humanité est une communauté éthique : c’est la thèse universaliste proprement dite. Elle s’oppose au relativisme selon lequel il ne peut y avoir de morales reconnues et valables pour toutes les communautés. »

2) « L’humanité est seule source de valeur. C’est la thèse humaniste proprement dite. Elle s’oppose à l’idée que la valeur de l’humanité viendrait d’autres êtres (Dieu, la Nature), ou que rien, pas même elle, n’aurait de valeur (nihilisme).

3) Tous les êtres humains ont une valeur égale est la troisième thèse de l’auteur. Mais « sur quoi reposent l’idée de valeur de l’humanité et celle de l’égalité de tous les êtres humains ? » Telle est la question à laquelle Francis Wolff prétend répondre.


Ce livre passionnant est beaucoup trop dense pour tenter d’en faire un résumé. Je préfère me contenter de citer un extrait sur la tolérance, car la lecture de ce passage m’a fait changer d’avis sur la possibilité qu’une religion soit tolérante. Je ne suis pas opposé à l’idée de changer d’avis, loin de là, mais à condition que les arguments utilisés soient convaincants, ce qui est le cas ici.

J’avais tendance à penser qu’aucune religion ne pouvait être tolérante puisque chacune prétend à la Vérité, rejetant les autres dans l’erreur. J’avais tort. En effet Francis Wolff écrit ceci, qui me paraît aussi lumineux qu’essentiel :

« La tolérance n’est pas une croyance, c’est la possibilité formelle d’existence de la diversité des croyances. On ne renonce pas à sa foi ou à la valeur absolue de la croyance en son Dieu en acceptant le fait qu’il existe des croyances ou des fois différentes et qu’elles ont droit à l’existence ».

Les chrétiens qui, au cours de l’Histoire, ont massacré des fidèles d’autres religions (ou même des athées) en participant à des croisades, à des guerres de religion ou à des entreprises d’évangélisation forcée, étaient tout sauf tolérants. Mais les textes sacrés des chrétiens ne les obligeaient nullement à de telles exactions, ce qui permet aux chrétiens d’affirmer que le christianisme est une religion tolérante, à condition qu’elle ne soit pas dévoyée par des fanatiques.

En revanche, ceux parmi les musulmans qui pensent que le djihad est un commandement auquel il leur serait interdit de se soustraire ne peuvent pas se prétendre tolérants. Et l’islam ne peut être considéré comme une religion tolérante, comme le revendiquent nombre de musulmans modérés, qu’à condition de renoncer définitivement au djihad, ce qu’ont fait, à titre personnel et depuis longtemps, l’immense majorité des musulmans. Le problème est qu’aucun musulman n’a le pouvoir de supprimer du Coran le devoir du djihad.

La tolérance religieuse telle que la décrit Francis Wolff me semble être un équivalent très crédible de la laïcité, qui a pour objectif de faire cohabiter les religions, à la condition, souvent mal comprise, qu’elles restent cantonnées à la sphère privée, qui est leur vraie place.

Si Francis Wolff décidait d’écrire un texte sur la laïcité dite « à la française », plus personne ne pourrait dire, après l’avoir lu, ne rien comprendre à la laïcité, phrase entendue à longueur de journée. Voici en effet, pour preuve de ce que j’avance, une brève citation de notre auteur sur la laïcité : « Cet universalisme moral, loin d’imposer l’uniformité, peut être le meilleur garant de la diversité culturelle, comme la laïcité est la condition de la liberté religieuse. »


Pour donner raison à Francis Wolff qui s’inquiète des replis identitaires à l’œuvre partout dans le monde, Philosophie magazine consacre tout un dossier à l’identité et aux différences. Martin Legros écrit ceci, en tête de ce dossier :

« De tous côtés on réclame aujourd’hui la reconnaissance des identités au nom du sexe ou du genre, de l’origine ethnique ou « raciale », de la religion ou de la nation. Comment leur faire droit sans assigner les individus à leurs communautés ? » Selon les circonstances, le même individu, membre d’une minorité, peu importe laquelle, soit se revendiquera de cette identité, soit n’acceptera pas d’être assigné à celle-ci, comme par exemple lors d’un contrôle d’identité, nécessairement fait « au faciès » pour celui qui en est l’objet.


Francis Wolff

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