Le deuxième personnage essentiel du roman de Laurent Seksik, Franz Kafka ne veut pas mourir, est Dora Diamant. Elle a été actrice dans une troupe de théâtre yiddish en Pologne, qu’elle a fuie pour Berlin, « terre promise des juifs, où ne coule pas le sang des pogroms », dans les années vingt. Sur une plage déserte de la Baltique elle fait la rencontre qui va bouleverser sa vie, celle de l’écrivain Franz Kafka.
« Trois mois après cette rencontre, en septembre de l’année 1923, l’homme qui n’avait jamais pu vivre ailleurs qu’à Prague emménageait avec elle à Berlin. » Franz demanda au père de Dora la main de sa fille, qui lui fut refusée. Elle ne quittera plus Franz jusqu’au jour de sa mort.
En 1926 Robert avait débarqué chez elle, à Berlin, où il venait achever sa formation chirurgicale. Il était accompagné de Gizelle Deutsch, sa future femme. Ils avaient évoqué le souvenir toujours vivace de Franz.
En 1933, Dora attend un enfant de son mari Lutz (Ludwig) Lask, juif allemand et militant communiste comme elle l’est devenue elle-même depuis trois ans, et dont elle est sans nouvelles. Ce sera une fille, Marianne. Depuis la mort de Franz elle avait été comédienne, et avait connu le succès.
Dora avait conservé précieusement une malle remplie de manuscrits de Franz, qu’elle considérait comme son héritage. Elle n’en avait pas parlé à Max Brod, malgré ses demandes insistantes, car elle ne voulait pas que ces écrits soient publiés.
Mais un jour de cette maudite année 1933, deux hommes en noir avaient fait irruption chez elle à la recherche de documents de nature politique, et s’étaient emparés de sa malle aux trésors, perdue à tout jamais.
Un jour de 1936 Dora donne rendez-vous à Robert, au Tiergarten de Berlin, endroit qu’elle avait découvert avec Franz l’année de leur rencontre. Elle se prépare à partir pour Moscou, car elle a foi en l’Union soviétique. Elle y retrouvera son mari, Lutz, libéré récemment des geôles allemandes, et qui occupe un poste d’assistant à l’université de Moscou. Elle veut partager sa joie avec Robert, qui doit lui apporter la brosse à cheveux de Franz, le seul souvenir matériel qui lui reste de lui.
Robert envisage de partir en Amérique, et de solliciter pour cela l’appui de Thomas Mann, par l’intermédiaire de Franz Werfel, dont il est devenu l’ami. Thomas Mann est un admirateur fervent de Kafka.
Robert a même pensé à demander son aide à Albert Einstein, qui enseigne désormais à Princeton, et qui a la réputation de répondre à toutes les sollicitations des demandeurs d’asile allemands. Dora sourit…
Été 1936. Dora est à Moscou, avec sa fille Marianne, et la vie lui semble belle dans ce havre de paix que lui avait promis le Parti. Elle a formulé au Comité central une demande d’adhésion au parti bolchévique. Elle a dû répondre à quantité de questions sur son engagement politique en Allemagne.
Un matin des agents sont venus chercher son mari pour le conduire dans les locaux de la Loubianka. Elle ne saura jamais ce qu’il est devenu.
Ici se place une scène extraordinaire, l’interrogatoire de Dora, soupçonnée d’agissements contre-révolutionnaires, par Iouri Korlov, « enquêteur de deuxième niveau » du NKVD, dans les locaux annexes de la Loubianka.
Dans l’esprit de Korlov, Dora ne peut être que coupable : elle est membre du KPD (le Parti communiste allemand), donc trotskiste, elle est polonaise et de surcroît juive. La faire avouer sans avoir à la violenter (car il a des principes !), contrairement à Lask, que la torture n’a pas réussi à faire parler, ne devrait être qu’un jeu d’enfant pour lui. Iouri, grand amateur de littérature russe, sait que Dora Diamant a été la femme de Franz Kafka, auteur qu’il ne connait pas, et il espère prouver qu’elle cherche à diffuser l’œuvre de cet écrivain petit-bourgeois en Union soviétique. Il lui faut impérativement des aveux sur ce point.
Iouri demande à Dora de lui résumer Le Procès. Et Dora lui raconte sobrement ce livre écrit en 1914, qui décrit de façon incroyablement prémonitoire ce qu’est la réalité de la vie en Union soviétique en 1936, de telle manière que Iouri va changer complètement d’avis sur Kafka, qui, selon lui « s’inscrit dans la noble lignée du roman réaliste soviétique. » En réalité Kafka a décrit dans Le Procès ce qu’est en Union soviétique la vie absurde et terrible des gens qui, comme cette Dora Diamant, n’ont pas la chance d’être du bon côté, le sien, celui des bourreaux. Iouri Korlov est tellement ému par cette découverte qu’il va réaliser l’impensable. Il veut sauver la veuve de ce grand écrivain des menaces qui la guettent, la mort peut-être, et lui enjoint de quitter sur le champ l’Union soviétique. Il lui annonce que « la terreur, la grande, une immense terreur va s’abattre sur Moscou, une purge gigantesque au regard de laquelle les grands massacres à la guillotine de Robespierre ne constitueront qu’un agréable souvenir dans les mémoires. »
Et il termine par ces mots : « Pars avant que les ténèbres ne tombent sur Moscou. J’ignore pourquoi je te dis cela, je commets sans doute une grave erreur. Tant pis ! Pars ! »
Et ici encore l’auteur use d’une ironie mordante dans la description de l’attitude et des pensées de l’enquêteur de la Loubianka.
En septembre 1939 Dora a réussi à rejoindre l’Angleterre avec sa fille Marianne, après avoir essuyé cinq refus de la part des autorités britanniques. Elle a appris que toute sa famille de Bedzin vient d’être anéantie par les nazis, brûlée vive avec deux-cents autres juifs dans la synagogue de la ville.
Mais l’entrée en guerre de l’Angleterre a fait d’elle une « Alien ennemy », de classe B, c’est-à-dire devant être placée sous surveillance, raison pour laquelle elle a été transférée de force à Port Erin, dans l’ile de Man. Elle nourrit l’espoir de passer dans la classe C, celle des « étrangers indésirables sans danger », ce qui lui permettrait de rejoindre Londres. Et cet espoir elle le doit à une étudiante en littérature de Londres, Ilse Srawitz, en train de rédiger une thèse sur Franz Kafka, qui pourra probablement intercéder en sa faveur.
Au début des années cinquante, elle écrit à Robert depuis Tel-Aviv où elle est l’invitée d’honneur, pour donner une série de conférences ; elle œuvre en effet depuis des années à perpétrer la mémoire de Franz. Elle y a retrouvé Max Brod, devenu directeur du grand théâtre de la ville, et même, chose incroyable, Tile Rössler, l’amie avec qui elle était quand elle avait rencontré Franz.
Elle n’a pas pu réaliser leur rêve commun de s’installer en Palestine, mais elle a laissé au kibboutz d’Ein Harod son talisman le plus précieux, la brosse à cheveux de Franz, qui ne l’avait jamais quittée. Robert en est bouleversé.
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