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Journal du temps de l’épidémie (29)

Lundi 20 avril, Sixième semaine de confinement

Hier M. et moi n’avons pas regardé en direct la conférence de presse télévisée conjointe d’Édouard Philippe et d’Olivier Véran. Deux heures qui ont semblé bien longues à ceux qui l’on suivie, et dont j’apprends ce matin qu’elles peuvent se résumer en quelques phrases, dont la plus emblématique me semble être celle-ci : « Le 11 mai ne sera pas le retour à la vie d’avant », façon pudique mais ferme de nous dire que le déconfinement sera très progressif, et qu’il va nous falloir cohabiter avec ce fichu coronavirus pendant encore de longs mois, voire des années si c’est le temps que prendra le développement d’un vaccin. Le plan de déconfinement concocté par Jean Castex sera annoncé d’ici la fin du mois. Toutes les personnes qui peuvent faire du télétravail seront incitées à continuer cette modalité après le 11 mai. Le port du masque sera peut-être rendu obligatoire dans certains endroits, comme les transports en commun.

Dix-sept millions de masques en tissu (les fameux « masques alternatifs ») devraient pouvoir être fabriqués chaque semaine, ainsi que 500000 tests hebdomadaires en prévision du 11 mai.

On ne sait pas grand-chose des modalités d’isolement (le confinement dur) des patients atteints. Le groupe hôtelier Accor annonce mettre à disposition des autorités des milliers de chambres d’hôtel actuellement inoccupées.

Une analogie avec les séries policières américaines me vient subitement à l’esprit : Emmanuel Macron, qui nous a délivré lundi dernier un message d’espoir en annonçant le déconfinement pour le 11 mai, joue le « good cop », le gentil ; Édouard Philippe, qui douche notre enthousiasme avec un bon gros bémol, est le « bad cop », le méchant.

Mais le méchant flic a aussi quelques bonnes nouvelles à nous annoncer, notamment la fin de l’interdiction des visites dans les EHPAD, sous certaines conditions très strictes. M. et moi allons donc pouvoir rendre visite à ma mère. Mais M. est de plus en plus réticente à l’idée de sortir de la maison. J’espère qu’elle n’est pas en train de se confiner le cerveau, et qu’elle n’aura pas peur de sortir de la maison pour autre chose que des courses alimentaires. Après tout elle sait qu’elle fait partie des personnes à risque du fait de son âge. Je sais que ce qu’elle attend le plus, c’est la réouverture de son salon de coiffure. En ce qui me concerne, c’est plutôt celle de ma librairie.

Dans la province canadienne de la Nouvelle Écosse, une tuerie de masse a fait dix-huit morts. En temps normal ce fait-divers sordide aurait fait un peu plus de bruit. Mais là, trois fois rien. Il faut dire que nous sommes malheureusement habitués à ce phénomène incompréhensible pour nous, mais plus que banal en Amérique du Nord.

Comme c’est aujourd’hui son anniversaire, je laisse à ma petite femme un billet doux sur le plateau du petit déjeuner. Elle m’appelle pour me dire que ça lui a fait plaisir. Pour ce soir un « apéro virtuel » en son honneur est prévu avec les enfants.

Un de nos petits-fils, H., qui vient d’avoir dix ans, devait écrire, comme devoir de vacances, un « roman ». Il a accouché d’un texte de deux pages inspiré, selon ma fille, de l’univers de Harry Potter, autour d’un personnage prénommé Gaspard qui doit affronter un monstre qu’il a nommé le « Tout et N’importe Quoi », qui m’évoque plutôt le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien de Vladimir Jankélévitch. Je dois dire que je suis plus familier de l’univers de ce philosophe-mélomane que de celui de la saga Harry Potter, pour n’avoir lu aucun des livres ni vu aucun des films.

Je suis vraiment bluffé par la qualité de cette petite fiction, et par l’imagination débordante dont H. fait preuve. J’aurais juste à lui reprocher quelques petites fautes d’orthographe assez vénielles. Mais, dans un sens, je ne suis pas vraiment surpris car H. est un lecteur boulimique, qui a en permanence un livre à la main, et qui s’est même fait punir à l’école au motif plutôt cocasse qu’il lisait en classe (sic !). Il se dit très fier de ressembler à son grand-père, du moins pour ce qui est de l’amour de la lecture.

Détail amusant, il a donné à la méchante sorcière le prénom d’une de ses cousines, la fille de notre fille, qui se trouve être aussi celui d’une fille de sa classe qu’il n’apprécie pas du tout. Il semble n’avoir pas pensé que cela pourrait faire de la peine à sa cousine. La consigne est donc qu’I. ne doit absolument pas être mise au courant de l’existence de cette micro-fiction.

Pour ce qui est de mon activité à l’hôpital, c’est toujours le calme plat. Le nombre de patients hospitalisés pour cause de Covid-19 fait le yo-yo autour d’une valeur-pivot d’une petite vingtaine de cas. Bref, pas grand-chose à en dire.

Le politologue Pascal Perrineau fait une comparaison très instructive sur la différence entre les Français d’une part, les Anglais et les Allemands d’autre part, quant au « vécu » de la crise sanitaire. Chez les Français, deux mots caracolent en tête des sondages : la méfiance et la peur. Chez les Britanniques et les Allemands, c’est la sérénité qui arrive en tête dans les enquêtes d’opinion. Cela se traduit également dans les scores de satisfaction qu’obtiennent les dirigeants : entre 30 et 40% en France, contre 60 à 70% chez nos voisins. Pour les Allemands, cela s’explique facilement par leur excellente gestion de la crise. Mais pour les Anglais, c’est plus difficile à comprendre, d’autant que la première option retenue par Boris Johnson, celle du laisser-faire, s’est avérée catastrophique. Les Français sont vraiment les champions du monde du pessimisme et du dénigrement de leurs dirigeants, quels qu’ils soient. J’en arrive à me demander pourquoi nos politiciens rêvent de devenir Président de la République. C’est probablement la meilleure façon de se faire détester de ses « chers compatriotes ».

Les Allemands ont un joker que le monde entier leur envie, le Pr Christian Drosten. Ce virologue de renommée mondiale, né en 1972, a codécouvert avec son collègue Stephan Günther le génome du virus du SRAS de 2003, la première grande épidémie provoquée par un coronavirus, qui n’avait pas vraiment concerné l’Europe. Ils ont ensuite mis à la disposition de l’OMS leur protocole de dépistage.

Christian Drosten occupe actuellement le poste prestigieux de directeur de l’Institut de virologie de l’Hôpital universitaire de la Charité de Berlin. Dès le début de l’épidémie en Chine, il a compris le danger et s’est mis au travail pour que les Allemands puissent disposer très vite d’un test pour le Covid-19. Il l’a mis ensuite à la disposition de tout le monde. On comprend que ce virologue incontestable soit devenu une sorte de héros national, alors que nous n’avons qu’un virologue contesté, le Pr Raoult, à lui opposer.

Un mot sur cet hôpital universitaire allemand : il a été créé en 1710 par le roi Frédéric 1er de Prusse pour isoler les malades de la peste. En 1727 Frédéric-Guillaume 1er, le « Roi-soldat », imposa qu’il porte le nom français qui est toujours le sien. Il est vrai qu’à cette époque la « francomanie » était la règle dans toutes les cours européennes. Cela a bien changé…

Carnets de la drôle de guerre

Le rédacteur du jour, Martin Legros, nous fait part de son expérience de patient atteint du Covid-19. Il nous raconte avec un grand réalisme les épouvantables céphalées dont il a souffert, suivies d’une chute par perte de connaissance. Il tisse un amusant parallèle avec les Méditations métaphysiques de Descartes : « Je reste cependant convaincu que, l’espace d’un instant, j’ai rejoint Descartes et fait, pour la première fois de ma vie, l’expérience concrète, intérieure, abyssale de ce qu’il entendait par le cogito : soit, cette épreuve où tout – moi, le monde aussi bien que Dieu, s’il existe – ne reposait plus que sur la force de ma pensée. Et, comme Descartes, je me suis alors demandé :

"Si je cessais de penser, cesserais-je sur le champ d’exister ?” »

C’est le philosophe camerounais vivant en Afrique du Sud Achille Mbembe qui est interrogé par Victorine de Oliveira. Il a été formé à la Sorbonne. Son dernier livre, paru en 2020, s’intitule Brutalisme. Son pays d’adoption est le plus touché du continent africain, et il nous décrit une situation assez superposable à celle que nous connaissons en France.

Certains ont proposé que le futur vaccin soit testé d’abord en Afrique. Qu’inspire à notre philosophe cette idée ? Telle est la question qui lui est posée.

Réponse : « Dans l’histoire moderne de la médecine, telle qu’elle s’est constituée en Occident, un certain nombre de « races » ou de « classes de population » ont toujours servi de cobaye au progrès scientifique. Une telle attitude, qui visiblement perdure, est significative de la manière dont nos sociétés modernes se sont habituées à déléguer leur mort à d’autres, qu’elles considèrent comme inférieurs, quantité négligeable et disposable, dans le grand ordre des choses. »

Question : « En quoi le « brutalisme » est-il responsable, selon vous, de la pandémie de Covid-19 ? »

Réponse : « Je crois que le concept de brutalisme (qu’il vient de définir sommairement) peut s’accommoder de la dimension virale dans laquelle nous sommes plongés désormais, laquelle est elle-même symptomatique de notre rapport avec la biosphère. Dans ce contexte, chaque moment de déforestation, par exemple, est un moment de libération d’une réserve virale qui risque de nous revenir à la manière d’un boomerang. C’est le cas, en particulier, dans le bassin du Congo, qui est le deuxième poumon de notre planète. La déforestation s’y accélère avec la vente bradée des terres agricoles, la pratique de l’épandage des insecticides, des forages miniers, à la fois sur terre et dans le fond des mers. Tout cela va libérer des forces insoupçonnées avec lesquelles il nous faudra négocier nos existences. Comment ? Telle est la question. »

Mardi 21 avril

Pour une fois je commence par parler d’autre chose que du Covid-19 (encore que…) : en Israël, le Premier ministre Benjamin Netanyahu et son principal opposant Benny Gantz décident de former un gouvernement d’union nationale pendant 3 ans. Chacun des deux hommes occupera le poste de Premier ministre pendant 18 mois. J’ignore si c’est inédit, mais c’est probablement à mettre au crédit du SARS-CoV-2, dont Netanyahu a dit publiquement qu’il touchait à égalité les Juifs et les Arabes palestiniens.

Le prix du baril de brut américain s’effondre. Il est même devenu négatif, à -37 $, ce qui veut dire que le vendeur doit donner cette somme à l’acheteur pour qu’il le débarrasse de ce baril devenu impossible à stocker ! Cela ne va pas arranger les affaires de Donald Trump, dont je n’ai pas eu l’occasion de parler hier.

En France le nombre de décès a dépassé la barre des 20000 morts, ce qui fait de l’épidémie en cours la plus meurtrière de toutes les épidémies récentes dans notre pays. Plus meurtrière aussi que la canicule de 2003, qui pourtant n’avait pas fait semblant. Mais jamais dans aucune de ces situations le pays ne s’était mis volontairement à l’arrêt.

Les médecins généralistes sont en sous-emploi, ce qui les inquiète pour la santé de leurs patients chroniques. Dans quel état de santé vont-ils les retrouver plus tard ?

Sept Français sur dix vivent plutôt bien leur confinement. Mais 39% de ceux qui ont recours au télétravail disent se sentir moins efficaces qu’en temps normal.

Sur le chemin de l’hôpital, je découvre une sorte d’écume qui recouvre un trottoir sur une cinquantaine de mètres. C’est de la bourre de peuplier. L’effet visuel est saisissant. Mais je fais attention car je sais que c’est très allergisant, et je souffre de rhinite allergique depuis l’enfance.

À l’hôpital, la situation n’évolue pas vraiment. C’est toujours l’attente. En revanche on assiste à une légère augmentation des urgences, de quoi nous occuper un peu.

Les Carnets de la drôle de guerre donnent la parole à un professeur de philosophie français qui vit à Pékin, Alexis Lavis. Il a la particularité d’avoir vécu le développement de l’épidémie en Chine et en France, où il est rentré fin février, pendant trois semaines, pour les obsèques de son père. Il a pu retourner en Chine le 20 mars, huit jours avant la fermeture des frontières. Il explique les différences dans les mesures prises en Chine et en France pour lutter contre l’épidémie. Il rappelle que seule la province du Hubei et sa capitale Wuhan ont été totalement confinées. Pékin, où il réside, n’a jamais été soumise au confinement, simplement à des mesures de distanciation sociale très strictes. Et le port du masque est une habitude pour les habitants de Pékin, l’une des villes les plus polluées du monde. Et comme par miracle cette pollution a largement diminué.

Notre philosophe insiste sur l’importance du respect filial et des obligations familiales dans les rapports humains en Chine, valeurs qui sont éminemment confucéennes, et sur la prééminence du collectif sur l’individuel, qui est bien une réalité.

Il rappelle les trois grandes spiritualités qui existent en Chine : le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Et il imagine trois types de réclusion (ce terme étant plus en conformité à Pékin que celui de confinement), fondées sur ces trois spiritualités. La réclusion confucéenne serait placée sous le signe de la retraite studieuse. La réclusion taoïste prônerait l’attention au corps vivant (le « biorythme »), avec lequel il convient d’être en harmonie. La réclusion bouddhiste serait plutôt tournée vers la pratique de la méditation.

Quand Alexis Lavis est rentré en Chine, il a été placé en quarantaine, à l’isolement complet. Il reconnaît avoir été, pendant cette période, un reclus bouddhiste, pour avoir beaucoup médité, et un reclus confucéen, par la pratique des grands auteurs, notamment Rousseau, Michelet et Proust.

Avant de rentrer à la maison, je fais un petit détour par l’EHPAD pour rendre une brève visite à ma mère, puisque c’est maintenant autorisé, sous des conditions strictes que je respecte scrupuleusement. Elle paraît plus surprise qu’heureuse de me voir. Il semble qu’elle vive particulièrement bien son confinement, dans la mesure où elle n’a jamais exprimé beaucoup d’appétence pour les rapports sociaux.

Sur le plateau de l’émission quotidienne C à vous, animée par Anne-Élisabeth Lemoine et Patrick Cohen, deux personnalités sont présentes en même temps. Le premier invité, Gilbert Deray, est professeur de néphrologie au CHU Pitié-Salpêtrière ; il intervient régulièrement dans l’émission, toujours avec beaucoup « de tact et de mesure ». Il se réjouit à nouveau que, dans cette crise sanitaire, la santé, qu’il appelle la vie, ait pris le pas sur l’économie, et cela pour la première fois. Il a en face de lui le philosophe André Comte-Sponville, que je n’avais pas entendu s’exprimer sur France Inter le 14 avril. Lui qui est d’ordinaire si policé, si mesuré (au point qu’un de mes amis qui ne l’aime pas mais sait que je l’apprécie parle de lui comme d’un débiteur de « tiédasseries philosophico-spiritualistes ») pousse un coup de gueule surprenant de sa part. En effet il s’insurge avec véhémence contre le projet de laisser confinées après le 11 mai les personnes fragiles, ce qui inclue les personnes âgées (il a lui-même 68 ans). Il ne nie pas du tout l’intérêt du confinement généralisé, dont on ne dira jamais assez qu’il est la seule arme qui se soit montrée efficace dans notre pays pour lutter contre la propagation du virus. En revanche il n’accepte pas que l’on puisse confiner « les vieux » après le 11 mai simplement dans le but de les protéger. Chacun, dès lors qu’il ne représente pas un danger pour les autres (et un vieux n’est pas plus contagieux qu’un jeune), a le droit de vivre comme il l’entend, et peut parfaitement ne pas vouloir être protégé contre son gré.

Comte-Sponville réfute ce qu’il appelle « l’ordre sanitaire » (comme on parlait d’ordre moral sous le régime de Vichy), le « sanitairement correct » et la tendance au « pan-médicalisme ». Il exprime haut et fort, à la stupéfaction visible des deux animateurs de l’émission, l’idée que la santé n’est pas la valeur suprême de la vie. C’est une valeur certes très importante, mais pas plus que d’autres comme la justice, la liberté ou l’amour, ce à quoi je rajouterais volontiers le bonheur et la sagesse. Et sans l’économie, il arrivera un jour où l’on ne pourra plus financer la santé. Clairement pour lui la santé et l’économie ont partie liée.

La stupéfaction est encore plus flagrante dans les yeux des deux animateurs quand il dit que le Covid n’est pas la chose la plus grave en ce moment, et que l’on pourrait en parler un peu moins, et un peu plus de sujets plus graves comme les 9 millions de personnes qui meurent de faim chaque année dans le monde. Qui plus est, le Covid-19 est, du moins pour l’instant, responsable d’une moindre mortalité que le cancer ou les pandémies grippales, ou, tout simplement la vieillesse.


Il choque également ses interlocuteurs quand il dit que, si toutes les vies se valent, toutes les morts ne se valent pas, et que mourir du Covid-19 à 90 ans et moins grave que d’en mourir à 16 ans. Il suffit de se souvenir de l’émoi provoqué par le décès d’une adolescente pour comprendre qu’il a parfaitement raison. Et de rappeler qu’il faut bien, quand on est très âgé, mourir de quelque chose. Il cite Montaigne : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant ».

Bref, Comte-Sponville délivre un discours à contre-courant des idées lénifiantes que l’on entend à longueur de journée, et je pense (comme bien souvent) qu’il a parfaitement raison. Et il nous rappelle cette fameuse citation de Voltaire, qui se trouve être la devise de mon blog : « J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé ». La citation exacte est la suivante : « Je me suis mis à être un peu gai, parce qu’on m’a dit que cela est bon pour la santé ».


Abbaye de Royaumont

Pour ceux que cela intéresserait, je reproduis ci-dessous le texte de l’entretien accordé par André Comte-Sponville à l’hebdomadaire La Semaine.


Entretien avec André Comte-Sponville


Vous étiez réservé devant le choix du confinement.

Réservé, oui, au sens où je n’étais pas enthousiaste. Qui pouvait l’être ? La mesure allait évidemment appauvrir considérablement notre pays, à commencer, comme toujours, par les plus pauvres... Et comment savoir quelle était la meilleure stratégie, celle de la France (confinement strict), celle de l’Allemagne (confinement plus souple), celle de la Suisse (demi-confinement), ou celle de la Suède (pas de confinement imposé mais une stratégie de responsabilisation individuelle et de distanciation sociale) ? Je n’avais aucun moyen de trancher, mais je voyais bien que compter sur la seule « immunisation collective » risquait de se payer de plusieurs centaines de milliers de morts, rien qu’en France, et qu’aucun gouvernement démocratique ne pouvait s’y résigner. J’ai donc dit tout de suite (par exemple dans l’entretien que j’ai accordé au Journal du Dimanche, qui l’a publié le 22 mars) que, dès lors que le confinement était la stratégie choisie par notre gouvernement, il fallait l’appliquer rigoureusement. Et c’est ce que j’ai fait : je suis confiné à Paris, depuis le début, alors que j’aurais pu, comme tant d’autres, m’installer plus confortablement dans ma maison de campagne, en l’occurrence en Normandie...


Sa levée annoncée pour le 11 mai vous semble-t- elle judicieuse ?

Le plus tôt sera le mieux ! Quant à la date, il faut bien sûr tenir compte des données médicales, mais aussi des données économiques, sociales, politiques, humaines ! Je m’inquiète un peu de voir tant de médecins se succéder sur nos écrans de télévision, et si peu d’économistes, de sociologues ou d’historiens, comme si, depuis 6 semaines, la médecine était la seule dimension importante. Il n’en est rien ! Et puis le confinement est une privation de liberté – la plus grave, de très loin, que les gens de ma génération aient jamais connue. C’est acceptable pour une durée courte, mais ça ne saurait perdurer ! J’ai 68 ans, je fais partie des groupes à risque (d’autant plus que j’ai eu une mauvaise pneumonie il y a trois ans). Eh bien, je vais vous dire : je préfère attraper le Covid-19, et même en mourir, que rester confiné indéfiniment ! J’aime la vie, mais j’aime encore plus la liberté. J’ai moins peur de la maladie que de la servitude !


Faut-il « lâcher » tout le monde en même temps ?

En tout cas, pas question de continuer à confiner 18 millions de personnes, comme le veulent quelques médecins ! Et surtout pas d’enfermer les vieux, qui sont certes plus exposés que les jeunes, mais qui acceptent souvent plus volontiers leur propre mortalité. Ils ont raison ! Mourir à 68 ou 90 ans, c’est beaucoup moins triste que mourir à 20 ou 30 ans. Après un passage à France Inter, où je rappelais cette évidence, j’ai reçu des dizaines de messages de soutien (je n’en avais jamais reçu autant, de toute ma vie), presque tous venant de gens qui ont plus de 60 ans ! Tous, comme moi, se faisaient plus de soucis pour leurs enfants, dans la terrible crise économique que nous allons traverser, que pour leur propre santé. Et tous étaient offusqués qu’on veuille les assigner à résidence, soi-disant pour les protéger d’une mort qu’ils craignent moins que l’enfermement et l’isolement !


Depuis le début de l’épidémie on voit et on entend des experts sur toutes les chaînes d’information. C’est de la pédagogie utile ou un matraquage anxiogène ?

Les deux ! Mais c’est surtout le matraquage qui me frappe, et l’espèce de démesure qu’il révèle. Le Covid, à l’heure où j’écris ces lignes, a tué près de 20 000 personnes en France. C’est beaucoup. C’est trop. C’est triste. Mais faut-il rappeler qu’il meurt 600 000 personnes par an dans notre pays, dont 150 000, par exemple, meurent de cancer ? Et qu’on trouve parmi ces derniers des milliers d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes ? Pourquoi cet apitoiement larmoyant sur les morts du Covid-19 (dont la moyenne d’âge est de 81 ans), et pas sur les 600 000 autres ? Sans parler des 9 millions d’êtres humains (dont 3 millions d’enfants) qui meurent de malnutrition, chaque année, dans le monde ! À côté de ces chiffres , ou plutôt de ces réalités, l’affolement des médias français m’a paru obscène. Et la peur de nos concitoyens m’a paru très exagérée. « C’est un cauchemar, j’ai la peur au ventre... » disait-on partout... Mais faut-il rappeler que cette maladie est bénigne dans 80 % des cas, et n’est mortelle que dans 1 ou 2 % des cas (sans doute moins si l’on tient compte des cas non diagnostiqués : certains experts parlent d’un taux réel de létalité de 0,5 ou 0,7 %). J’ai beau être un anxieux, je ne vois pas pourquoi je devrais craindre particulièrement cette maladie-là, alors que j’ai sans doute une chance sur deux de ne pas attraper le virus, et 98 % de chances (disons 94 %, à mon âge) d’en réchapper si je l’attrape ? Croyez-moi, il y a bien pire, dans la vie et dans le monde, que d’attraper le Covid-19 !


Le président de la République s’est entouré d’un comité d’experts. N’est-ce pas l’abdication du politique devant le système de précaution ?

Non, si le politique garde sa liberté de décision, et si nous lui reconnaissons le droit de ne pas suivre aveuglément l’avis des experts. Mais oui, hélas, si la parole des experts devient parole d’Évangile, ce qui serait un comble ! C’est ce que j’appelle le pan-médicalisme ou le sanitairement correct : faire de la santé la valeur suprême (à la place du bonheur, de la justice, de l’amour, de la liberté...) et déléguer en conséquence à la médecine la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de nos sociétés, ce qui est beaucoup plus inquiétant ! Pour soigner les maux de notre société, je compte plus sur la politique que sur la médecine. Pour guider ma vie, plus sur moi- même que sur mon médecin !


Vous avez dit redouter davantage la maladie d’Alzheimer que le Covid-19. La première effraie car c’est l’enfermement de quelqu’un sur lui-même, mais nous sommes tout autant apeurés et désarmés devant le virus.

Parlez pour vous ! Qu’est-ce qui est le plus grave : que votre médecin vous annonce que vous avez attrapé le Covid-19, ou bien qu’il vous annonce que vous avez la maladie d’Alzheimer ? Pour la quasi-totalité d’entre nous, la maladie d’Alzheimer (dont le taux de guérison est de 0%) est beaucoup plus grave ! Or il y a en France, chaque année, 225 000 nouveaux cas d’Alzheimer ! Si vous êtes « tout autant apeuré » par le Covid-19 que par Alzheimer, c’est votre problème, mais ne comptez pas sur moi pour vous suivre. Comment pourrais-je avoir aussi peur d’un virus dont on guérit en moyenne dans 98 % des cas, que d’une maladie incurable, qui voue à la sénilité et à la dépendance pendant des années ? Mon père en est mort. Ma belle-mère vient d’en mourir, hier matin, dans un EHPAD (elle n’avait pas vu ses enfants, à cause du confinement, depuis 5 semaines ; il est vrai qu’elle ne les reconnaissait plus depuis des années). Pardon de n’être pas sanitairement correct ! Pour ce qui me concerne, je préfère attraper le Covid-19, et même en mourir, que devenir Alzheimer et passer plusieurs années enfermé dans un EHPAD ! J’ai beaucoup de respect, et souvent d’admiration, pour les gens qui y travaillent. Mais j’ai encore plus de compassion pour les gens qui y vivent.


Il y a une grande empathie et beaucoup de reconnaissance envers les soignants. Cela va-t-il avoir des prolongements concrets sur le fonctionnement des hôpitaux et les moyens qui leur sont alloués afin de mettre fin aux incohérences de notre système de santé ?

Nous verrons bien... Tant mieux si les gens prennent mieux conscience de la difficulté de ces beaux métiers. Mais enfin, ne rêvons pas. « Il n’y a pas d’argent magique », comme disait à juste titre Emmanuel Macron avant la pandémie. Ça reste vrai après ! Ce n’est pas parce que la France s’endette de 100 milliards d’euros que l’argent va couler à flots sur nos hôpitaux. Et puis, il n’y a pas que les soignants ! Vous croyez que prof en collège, policier en banlieue, militaire en mission, caissier, paysan, ouvrier, routier, magasinier, gardien de prison ou femme de ménage, ce sont des métiers de rêve, généreusement payés ? On n’a jamais vécu aussi longtemps, et notre pays est l’un de ceux où l’on vit le plus vieux. J’en conclus que notre « système de santé » n’est pas si mauvais que ça. Croyez-vous que nos enfants, dans les écoles, lisent et écrivent de mieux en

mieux ? Faites leur faire une dictée, vous verrez... Croyez-vous que nos hôpitaux soient moins bien pourvus que nos commissariats, nos universités, nos casernes, nos tribunaux, nos prisons ? Remercier les soignants pour le travail formidable et courageux qu’ils font, depuis des semaines, c’est très bien. Penser que la santé – à commencer par la santé des plus vieux – va devenir à long terme la priorité des priorités, cela me paraît inquiétant. Pour ma part, je m’inquiète plus pour notre jeunesse (et pour la dette que nous lui laisserons) que pour ma santé de presque septuagénaire. Je tiens plus à l’indépendance et à la sécurité de l’Europe qu’au prolongement indéfini de l’espérance de vie. Et j’ai plus peur du réchauffement climatique que du Covid19 !


L’économie est à l’arrêt. Faut-il en déconfinant privilégier la reprise de l’activité au détriment de la santé ?

Non. Mais pas non plus privilégier la santé au détriment de l’économie ! Il faut tenir compte des deux. La misère tue aussi, et plus que bien des virus. Il est absurde d’opposer la médecine et l’économie. La médecine coûte cher. Elle a donc besoin d’une économie prospère. Augmenter les dépenses de santé ? Tout le monde est pour. Mais comment, si l’économie s’effondre ? Je l’ai dit bien souvent, quand j’étais membre du Comité consultatif national d’éthique : il n’est pas contraire à l’éthique de parler d’argent à propos de santé ; il est contraire à l’éthique de ne pas parler d’argent.


Avec les progrès de la science , l’allongement de la durée de vie , l’homme se croyait sinon invulnérable du moins à l’abri d’un choc sanitaire à l’échelle planétaire. Il se trompait. L’épidémie nous remet-elle à notre place dans des organisations et des fonctionnements que nous avons contribué à dérégler : réchauffement climatique, mondialisation, délocalisation vers les pays à faible coûts de main d’œuvre ?.

Seuls les imbéciles se croyaient invulnérables. Seuls les naïfs se croyaient à l’abri. Un infectiologue m’a dit, il y a une vingtaine d’années : « Le combat multimillénaire entre l’humanité et les microbes, ce sont les microbes qui vont le gagner : ils ont pour eux le nombre, le temps, l’adaptabilité, des mutations innombrables... » Je ne sais s’il avait raison, mais je n’ai jamais oublié que nous étions en effet exposés à des catastrophes sanitaires infiniment plus graves que le Covid-19. Ce coronavirus peut tuer des centaines de milliers de personnes en France, des millions dans le monde. C’est donc évidemment très grave, en termes de santé publique. C’est ce qui justifie le confinement et la distanciation sociale. Mais il reste individuellement assez peu dangereux (contagiosité moyenne, létalité faible), et, surtout, il peut arriver un jour une pandémie beaucoup plus grave. Il faut le savoir et s’y préparer. Quant à la mondialisation, que vous évoquez, elle a contribué à ce que la pauvreté a reculé, dans le monde, ces quarante dernières années, beaucoup plus que cela n’était jamais arrivé depuis la révolution néolithique. Faut-il le regretter ? Le vrai problème, ce n’est pas la mondialisation, c’est la surpopulation. Parce que nous faisons trop d’enfants ? Pas du tout ! On n’en a jamais fait aussi peu ! Mais parce que nos enfants ne meurent plus en bas-âge. Là encore, faut-il le regretter ?


Du fait de notre vulnérabilité, l’épreuve que nous traversons va-t-elle changer notre rapport à la mort ? Et quelle est votre attitude devant cette issue inéluctable ?

Montaigne a dit l’essentiel en une phrase : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant. » Le Covid-19 n’y change rien ! La mort fait partie de la vie. Je dirai plus : on meurt souvent de maladie, mais la mort, en elle-même, n’est pas une maladie : il est parfaitement normal, et non pathologique, de mourir un jour. La seule sagesse est de l’accepter, d’en avoir conscience, pour profiter encore mieux de la vie. André Gide l’a dit très joliment : « Une pas assez constante pensée de la mort n’a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie. » Si nous pensions plus souvent que nous allons mourir, nous vivrions plus intensément, et mieux ! Tout se passe, avec cette pandémie, comme si les journalistes redécouvraient que nous sommes mortels. Vous parlez d’un scoop ! Mieux vaut accepter sereinement la mort, pour profiter mieux de la vie.

La crise va-t-elle rendre notre société plus humaine, plus solidaire, ou n’est-ce qu’une illusion d’imaginer cette transformation possible ?

Bien sûr qu’une transformation est possible et nécessaire ! Elle est même inévitable ! Tout change toujours, et personne ne peut faire que la France de 2021 soit la même que la France de 2019. Mais de là à laisser croire que la France de 2021 sera différente en tout de celle que nous connaissons, il y a un pas qu’il me paraît important de ne pas franchir. D’ailleurs, serait-ce souhaitable ? J’aime la France, et je ne souhaite pas qu’elle change complétement. Qu’elle s’améliore ? Bah oui, bien sûr, nous le souhaitons tous. Reste à nous en donner les moyens, et cessons de croire que cela pourrait aller sans efforts, ou en ne demandant d’efforts qu’aux autres ! Bref, ceux qui croient que rien ne va changer se trompent. Mais ceux qui croient que tout va changer se trompent aussi. Ce que je crains, en l’occurrence, c’est une espèce de « chiraquisation » de la vie politique française : que nos gouvernants évitent désormais tous les sujets qui fâchent, renoncent en conséquence à toute réforme difficile ou impopulaire, et ne se consacrent plus qu’à la santé ou à la protection des Français : plan anticancer de Chirac, plan pour la sécurité routière, plan contre Alzheimer, plan contre les pandémies... Contre quoi il faut rappeler que toute politique est conflictuelle. Quand tout le monde est d’accord (par exemple pour dire que la santé vaut mieux que la maladie), ce n’est pas de la politique ! L’union nationale ? Je suis pour, dans certaines circonstances (comme la crise économique qui s’annonce), mais pour transformer notre pays, pas pour le confiner dans l’immobilisme, les bons sentiments, l’ordre sanitaire et le politiquement correct !


Le premier ministre Edouard Philippe a dit « le 11 mai ce ne sera pas la vie d’avant », ce qui paraît une évidence. Fallait-il intervenir pendant plus de deux heures pour s’en tenir à ce constat et ne donner aucune information plus précise ?

La fonction de Premier ministre est tellement difficile, à toutes les époques, et tellement plus aujourd’hui, que j’hésiterais à lui jeter la pierre ! Je ne supporte plus l’arrogance des journalistes, souvent eux-mêmes si médiocres (je ne dis pas ça pour vous, que je ne connais pas), qui passent leur temps à faire la leçon aux politiques ou à critiquer leur insuffisance. Quand Edouard Philippe ou Emmanuel Macron se taisent, on le leur reproche. Quand ils parlent, on dénigre ce qu’ils ont dit. À quoi bon ? Mon idée, c’est qu’il est urgent de réhabiliter la politique (y compris contre la tyrannie des experts, qu’ils soient médecins ou économistes, a fortiori contre la tyrannie des journalistes, qui ne sont experts en rien). On n’y parviendra pas en crachant perpétuellement sur ceux qui la font. Enfin, s’agissant de la phrase que vous venez de citer, elle est assurément vraie. Ça vaut mieux qu’un mensonge ou qu’une erreur !

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