La nouvelle est un genre littéraire qui n’a plus vraiment l’heur (ni l’air) de plaire aux lecteurs du XXIème siècle débutant, et donc aux éditeurs. Et pourtant, ce genre littéraire a connu au XIXème siècle et au début du XXème siècle une très grande popularité, avec les noms illustres de Guy de Maupassant en France, d’Anton Tchekov en Russie, d’Arthur Schnitzler puis de Stephan Zweig en langue allemande (tous deux étaient autrichiens), de Borges en espagnol, et, pour la langue anglaise, ceux de Henry James, Rudyard Kipling, Katherine Mansfield, le premier américain, la dernière britannique d’origine néozélandaise, et surtout celui de William Somerset Maugham, anglais né à Paris et ayant passé une grande partie de sa vie en France, et à qui j’ai consacré un propos dans ce blog.
Le format de la nouvelle devrait pourtant convenir à nos habitudes de consommation rapide, que ce soit pour la culture ou la nourriture. Mais en fait les lecteurs actuels préfèrent les romans, surtout, me semble-t-il, s’ils sont bien épais, à la façon d’un hamburger, avec à l’intérieur plein de détails bourratifs destinés à faire vrai, comme le modèle de la voiture ou de l’ordinateur utilisés par les différents protagonistes. Mais plus il y a de détails du quotidien, plus le roman est ancré dans son époque, et plus vite il se démode. En parfait contre-exemple il est pratiquement impossible de dater, à leur simple lecture, un roman de Simenon ou d’Agatha Christie, ce qui explique en partie que l’on continue à lire ces deux auteurs, et à les adapter avec bonheur pour le cinéma ou la télévision. Il me semble que la plupart des romans de Simenon sont en fait des nouvelles un peu développées. Les recueils de nouvelles étaient tellement prisés dans les années 1920 – 1930 que le bruit courait que l’auteur le plus lu dans le monde était Stefan Zweig, et le mieux payé Somerset Maugham. Et c’était probablement vrai.
Somerset Maugham, auteur de quelque 120 nouvelles, a écrit ce que l’on pourrait considérer comme son « art poétique », un texte d’une cinquante de pages intitulé « L’art de la nouvelle », accessible en langue française à la fin d’un recueil intitulé « L’humeur passagère ». La traduction littérale du titre anglais serait « L’humeur vagabonde », mais ce beau titre était déjà pris par Antoine Blondin. Je me propose de résumer ce texte, qui n’est pas, comme son intitulé pourrait le suggérer, un manuel destiné au candidat nouvelliste (ou novelliste, puisque « l’un et l’autre se dit, ou se disent »), dans le sens récent qui désigne un auteur de nouvelles (autrefois un nouvelliste était un journaliste).
Je profite de l’occasion pour rappeler qu’en anglais, a novel est un roman, et un romancier a novelist. Une nouvelle se dit « short story » en anglais, et Kurzgeschichte en allemand, autrement dit une « histoire courte » dans les deux langues. Et pour le roman et le romancier, l’allemand utilise les mêmes mots que le français : ein Roman, ein Romancier. Étonnant, non ?
Qu’est-ce qui différencie une nouvelle d’un roman, hormis leur longueur ? Bien que la conception de la nouvelle ne soit pas tout-à-fait la même selon les pays (la nouvelle « à la française » aurait un tempo plus rapide que celles écrites en anglais ou en allemand), la principale différence tient au nombre d’événements racontés. Un roman en contient plusieurs, qui peuvent ne pas avoir de lien entre eux. Une nouvelle est censée n’en raconter qu’un seul, avec peu de personnages, et assez souvent une fin surprenante, une « chute » (celles de Maupassant sont le plus souvent remarquables). Si l’on prend l’exemple célèbre du grand roman de Proust, À la recherche du temps perdu, les événements racontés sont très nombreux, et concernent des personnages encore plus nombreux (les spécialistes compulsifs en comptent plus de 2500). Cet énorme roman contient un récit qui est un roman à part entière, intitulé Un amour de Swann, qui se concentre sur la relation amoureuse difficile qu’entretient l’un des héros de La Recherche, Charles Swann, avec un autre personnage récurrent, Odette de Crécy. Ce roman enchâssé dans le roman peut être à la rigueur considéré comme une nouvelle de vaste dimension, dont la chute est célèbre : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »
L’art de la nouvelle de Somerset Maugham est organisé en six chapitres, et ne suit pas de plan apparent. On dirait plutôt une suite de variations sur un thème, lequel serait constitué par l’énoncé des critères nécessaires à la réussite d’une nouvelle, selon notre auteur.
Dans le premier chapitre, un prélude en quelque sorte, l’auteur nous explique pourquoi il a décliné l’offre qui lui avait été faite de rédiger l’article consacré à la nouvelle destiné à prendre place dans une encyclopédie d’un genre nouveau. En tant qu’auteur de nouvelles, il ne pensait pas avoir l’objectivité nécessaire à cet exercice. Pour étayer son propos, il prend l’exemple de Henri James, dont il n’aime pas les nouvelles car il n’arrive pas à y croire, du fait que, selon lui, « ses personnages sont dépourvus de tripes et d’organes sexuels ». Il cite une anecdote concernant Matisse, qui répondit à une dame qui lui faisait remarquer que les femmes n’étaient pas telles qu’il les peignait nues : « Ce n’est pas une femme, Madame, c’est un tableau ». De la même façon, il pense que James aurait pu répondre à quelqu’un qui aurait émis l’hypothèse que ses nouvelles ne ressemblaient pas à la vie : « Ce n’est pas de l’existence, c’est une nouvelle ».
Somerset Maugham rapporte une discussion qu’il a eue un soir avec un ami fin critique littéraire au sujet de Henry James, dont il était un fervent admirateur. Pour rallier ce contradicteur à son point de vue défavorable, à savoir que « la plupart des nouvelles de Henry James étaient, et quel que soit leur degré d’élaboration, d’une banalité fort peu commune », il nous raconte avoir improvisé sur le champ une nouvelle qu’il considérait comme typique de James. Je passe sur cette nouvelle fictive, qui occupe tout de même trois pages du chapitre, car elle n’a, effectivement, aucun intérêt, ce qui est bien le but recherché. Après avoir écouté ce pastiche d’un air un peu pincé, son ami Desmond lui répondit : « Mais tu sembles oublier, mon pauvre Willie, que Henri James aurait su, lui, donner à cette histoire la dignité classique de la cathédrale Saint-Paul, l’horreur pensive de Saint-Pancras, et… et la splendeur poussiéreuse du château de Woburn. »
En définitive, je ne sais pas très bien ce qu’a voulu démontrer Somerset Maugham dans ce chapitre, car tout ce que nous apprenons, c’est qu’il trouve les nouvelles de Henry James très surfaites. Il aurait probablement été plus intéressant qu’il réécrive à sa façon une nouvelle de James, pour nous montrer comment il aurait su, lui, la rendre plus crédible.
Passons au deuxième chapitre, le thème pour continuer ma métaphore musicale, dans lequel notre auteur se « propose d’offrir au lecteur (ses) réflexions, telle qu’elles (lui) viennent, sur ce genre littéraire auquel dans le passé (il s’est) consacré avec une certaine assiduité ». Bel exemple de litote si chère aux Anglais. Somerset Maugham se livre tout d’abord à une rapide ébauche historique de la nouvelle comme genre littéraire, qui mérite d’être amplement citée. L’auteur pense que l’essor de la nouvelle date du XIXème siècle, avec cependant des précédents célèbres, comme les contes des Mille et une nuits, le Décaméron de Boccace ou les Nouvelles exemplaires de Cervantès.
Le début du XIXème siècle voit l’apparition d’un nouveau type de publication, l’almanach, en provenance d’Allemagne, qui connaît rapidement un très grand succès. C’est dans un almanach que furent publiées d’abord Hermann et Dorothée de Goethe ou la Pucelle d’Orléans de Schiller. Les éditeurs anglais d’almanachs choisirent d’y publier des nouvelles. Notre auteur poursuit sa démonstration : « Un écrivain a en lui le besoin urgent de créer, et il a, par ailleurs, le désir de présenter au lecteur le résultat de son travail, ainsi que celui (…) de gagner sa croûte. Au risque de choquer le lecteur (…), il me faut en plus ajouter que les écrivains se retrouvent très naturellement amenés à écrire le genre de choses pour lesquelles une demande existe. (…)
Les possibilités de publication, les exigences des éditeurs, donc l’idée qu’ils se font de ce que veulent les lecteurs, ont une grande influence sur le travail produit à une époque donnée. »
Somerset Maugham nous explique que, pour un novelliste digne de ce nom, la longueur de sa nouvelle, imposée par le support auquel elle est destinée, ne compte pas vraiment. Il prend un exemple fameux chez Maupassant, dont la nouvelle intitulée L’Héritage fut publiée sous deux versions, l’une courte pour un journal, l’autre longue pour une revue. Et il ajoute qu’il ne manque pas un mot à la version courte, et qu’il n’y a pas un mot de trop dans la version longue (ce qui est la marque de fabrique de Maupassant, que j’ai cité en exemple en conclusion de mon propos intitulé Éloge de la concision).
Le genre de la nouvelle a ensuite prospéré aux États-Unis, au point que certains ont pu penser, à tort, que la nouvelle était une invention américaine.
Intervient ici une phrase essentielle dans la démonstration de l’auteur : « Les nouvelles que je préfère sont celles que je pourrais moi-même écrire ». Il s’en suit un long panégyrique de Maupassant, à travers une de ses plus célèbres nouvelles, La Parure, que l’auteur va commenter, avec notamment les mots suivants : « Un auteur comme Maupassant ne recopie pas l’existence, il l’arrange de façon à en tirer le parti le meilleur, le plus intéressant et le plus surprenant. Il ne vise pas au compte-rendu mais à la dramatisation ». Je signale qu’il existe de très nombreuses adaptations de ce véritable bijou qu’est La Parure, tant pour la télévision que pour le cinéma, dont un film muet chinois de 1925 !
Je profite de l’occasion pour glisser ici un souvenir personnel, celui des adaptations réalisées dans les années 1970 par le grand homme de télévision que fut Claude Santelli. Il était tellement passionné par son sujet, en présentant le film en noir et blanc qui allait suivre son intervention, que son visage aux yeux hallucinés me faisait penser au célèbre portait peint par Gustave Courbet, intitulé Le Désespéré.
Pour clore ce chapitre essentiel, Somerset Maugham cite Edgar Allan Poe qui, selon lui, a le mieux «énoncé les règles canoniques de ce genre de nouvelles», dans son commentaire des Contes deux fois contés de Nathaniel Hawthorne.
Ces règles sont résumées par Somerset Maugham de la manière suivante : « une nouvelle réussie (doit être) un texte de fiction, traitant d’un seul incident, matériel ou spirituel, et que l’on peut lire d’une traite. Le résultat doit être étincelant, original, stimulant ou impressionnant, et garder son unité dans l’effet produit en progressant d’un seul mouvement du premier au dernier mot ».
Le troisième chapitre convoque Rudyard Kipling, héros de la littérature britannique, dont l’auteur nous dit que « personne en Angleterre n’a mieux écrit ce type de nouvelles (que lui) », le seul auteur anglais capable de « soutenir la comparaison avec les grands maîtres russes et français ». Maugham signale que Kipling, bien que très lu par le grand public, souffrit d’une « opinion un peu condescendante » des gens cultivés à son égard. Pensait-il à lui-même en écrivant cela ? Kipling fut identifié par ses contemporains comme comme le chantre d’un « impérialisme colonial insupportable » à beaucoup de gens. Mais il était « un merveilleux conteur, au talent original et varié (…) Il possédait au plus haut point l’art de raconter une histoire de façon surprenant et tendue ». Maugham signale que Kipling fut l’initiateur d’une forme de nouvelle que l’on pourrait qualifier d’exotique, ou de « nouvelle de voyage », appelée à avoir une très prospère descendance. On pense ici à Amok, de Zweig, publiée en 1922.
Bien que Maugham ne la cite pas, je souhaite dire un mot de la nouvelle de Kipling intitulée L’Homme qui voulut être roi, inspirée par son initiation maçonnique lorsqu’il vivait aux Indes (comme on disait à l’époque où l’Inde était une colonie de l’Empire britannique). Cette nouvelle de 1888 a fait l’objet, en 1975, d’une adaptation cinématographique par le grand John Huston. C’est un des plus beaux films qu’il m’ait été donné de voir, et la composition de Sean Connery dans le rôle-titre de roi du Kafiristan, pris par ses sujets pour la réincarnation d’Alexandre le Grand, est absolument extraordinaire.
Pour en terminer avec Rudyard Kipling, je signale la parution toute récente du roman de Pierre Assouline, Tu seras un homme, mon fils, dont les trois principaux protagonistes sont Kipling, bien sûr, son fils John, mort à la guerre en 1915, et le narrateur, Louis Lambert, professeur de français au lycée Janson de Sailly, qui consacra une partie de sa vie à traduire de la manière la plus satisfaisante possible à ses yeux le célèbre poème de Kipling, If, qui se termine par l’apostrophe qui donne son titre à ce roman passionnant.
Les quatrième et cinquième chapitres sont consacrés à Tchekov, tant admiré par Maugham, et aussi par Zweig et bien d’autres. La matière en est tellement dense que ce maître russe de la nouvelle fera l’objet d’un prochain billet, dans la catégorie « médecins-écrivains ».
En guise de coda, Somerset Maugham consacre son dernier chapitre à Katherine Mansfield, au sujet de qui il nous précise que les nouvelles, « toujours intensément personnelles », furent très appréciées entre les deux guerres. Elle écrivit ses premières nouvelles après avoir lu celles de Tchekov. Après nous avoir dit qu’il n’y avait pas lieu de raconter l’histoire de sa vie, c’est pourtant ce que fait Somerset Maugham, assez longuement. Cette vie fut brève (1888 – 1923), mais intense, avec de nombreuses péripéties sentimentales. L’auteur fait d’elle un portrait peu flatteur, dans les termes suivants : « Katherine était immensément narcissique, sujette à de violents et soudains accès de colère, farouchement intolérante, exigeante, dure, égoïste, arrogante et dominatrice (tout cela ne donne guère envie de mieux la connaître). Ceci ne donne guère l’image d’une agréable personnalité, mais, en fait, elle était extrêmement séduisante ». Elle mourut de la tuberculose à Fontainebleau, à l’âge de trente-quatre ans.
Comme notre auteur ne brille pas par excès de bienveillance, il écrit que « Katherine Mansfield avait un talent limité, mais d’une grande délicatesse. Je pense que ses fanatiques admirateurs lui ont fait plus de mal que de bien en lui attribuant certaines qualités qu’elle ne possédait pas vraiment. Elle n’avait pas un grand pouvoir d’invention. (…) Ses dons étaient d’un autre ordre. Elle savait prendre une situation donnée et extraire toute l’ironie, l’amertume, l’émotion et le malheur que cette situation contenait. La nouvelle intitulée Psychologie en est un exemple. (…) Ses œuvres les plus caractéristiques sont connues sous l’appellation de « récits d’atmosphère ». (…) Elle avait vraiment un remarquable don d’observation. (…) Elle écrivait dans un style agréable, sur le ton de la causerie, et la moindre de ses nouvelles procure un réel plaisir à son lecteur. » Ce n’est pas là un mince compliment de la part de notre auteur.
Pour conclure son Art de la nouvelle, Somerset Maugham nous dit ceci : « On me dit que l’œuvre de Katherine Mansfield n’est plus tenue en aussi haute estime qu’elle l’était pendant les années vingt. Il serait fort dommage qu’elle tombe dans l’oubli. Cela me paraît impossible (c’est pourtant ce qui est plus ou moins arrivé à Maugham lui-même). Après tout, c’est la personnalité d’un auteur qui donne à son œuvre son intérêt particulier. Peu importe qu’elle soit, comme dans le cas de Henry James, légèrement absurde, ou, comme pour Maupassant, un peu commune, ou encore, avec Kipling, insolente et tapageuse, tant que l’auteur sait la rendre présente, caractéristique et singulière, son œuvre prend vie. Et c’est à l’évidence ce que Katherine Mansfield a réussi. »
Telle est la profession de foi de Somerset Maughan, dont je note qu’il ne cite aucun novelliste de langue allemande, et, pourtant, il était contemporain de Zweig, lequel partageait avec lui la même admiration pour Maupassant et Tchekov. Il ne parle pas non plus de nouvelles en langue espagnole, comme celles écrites par le grand Borges, que Maugham n’a peut-être pas connu, car l’Argentin était plus jeune que lui de vingt-cinq ans.
En définitive, pourquoi un auteur choisit-il d’écrire une nouvelle, plutôt qu’autre chose, notamment un roman ? J’imagine que les raisons sont très variables d’un écrivain (ou écrivant) à l’autre, mais on peut en imaginer au moins deux, l’une positive, l’autre plutôt négative. La première est l’envie de se concentrer sur la narration d’une seule histoire. C’est ce qui m’a motivé pour écrire mes petites fictions médicales. La seconde est la difficulté, voire l’impossibilité, de tenir la distance nécessaire à l’écriture d’un roman. C’est cette raison qui m’empêche d’aborder ce genre, et aussi, malheureusement, un manque à peu près total d’imagination. On peut également penser que l’écriture de nouvelles puisse servir de galop d’essai avant d’aborder le genre romanesque. Dans ce cas, les nouvelles préparatoires ne seront pas nécessairement publiées, si ce n’est plus tard, quand le romancier sera devenu un auteur à succès, fêté partout, honoré par un prix prestigieux, de préférence le Goncourt, voire nobélisé, et immortalisé par son élection à l’Académie française. Le must serait qu’il entre de son vivant dans La Pléiade, comme Julien Green, romancier pour lequel j’éprouve une grande admiration, ayant lu tout ce qu’il a écrit en langue française.
Mais il me semble que je commence à délirer doucement. Il est grand temps que je me réveille, et que je mette un terme à ce propos.
Dr C. Thomsen, février 2020
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