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Le goût du vrai selon Étienne Klein (2)


Je vous propose de continuer l’exploration du petit livre d’Étienne Klein, Le goût du vrai. Nous avons déjà parcouru la moitié des quatorze stations du Chemin de croix de la Vérité, tellement malmenée à notre époque.


Huitième station : République et connaissance, avec une citation de Max Horkheimer

Étienne Klein cite un extrait du discours du 4 septembre 1958 dans lequel le général de Gaulle présentait la constitution de la Cinquième République. Il invitait le peuple à s’en faire un « bien commun ». Cette notion signifie entre autres que la République se porte garante de la libre circulation des connaissances, notamment scientifiques, sans lui opposer d’obstacles. Les connaissances ont ceci de républicain qu’elles sont une « affaire publique ». La République accorde à la connaissance une valeur du seul fait qu’elle est une connaissance, même dépourvue d’application pratique. La formule E = mc2 , que tout le monde connaît, n’appartient en effet à personne, pas même à son auteur. Le lien entre l’idée de République et la notion de connaissance est renforcée par ce que Bergson appelait la « politesse de l’esprit », qui « nous introduit dans une République idéale, véritable cité des esprits, où la liberté serait l’affranchissement des intelligences et l’égalité un partage équitable de la considération ».

Cependant la science n’est pas simple à partager. Parmi les raisons de cette difficulté, Étienne Klein note qu’ « à force de promouvoir la vétille comme épopée du genre humain, les formes modernes de la communication se transforment en une vaste polyphonie de l’insignifiance. » Et la question qui se pose est celle de la refondation des conditions d’une meilleure diffusion des idées scientifiques. En effet, tout a tendance à se mélanger : connaissances et croyances, informations, opinions ou commentaires, quand il ne s’agit pas de fake news. Le statut actuel de la science est devenu ambivalent. D’une part la science a remplacé l’ancien socle religieux (sur les paquets de cigarettes il est écrit « Fumer tue », et non pas « Fumer compromet le salut de votre âme ») ; d’autre part la science est méconnue et contestée comme jamais ; de plus elle subit toutes sortes d’attaques émanant des philosophes, des économistes ou des politiques. Les discours scientifiques ne seraient en définitive ni plus vrais ni plus faux que n’importe quel autre discours. C’est comme si tout était devenu relatif, d’un relativisme absolu. La science détiendrait-elle le monopole du vrai ?

Neuvième station : Vogue relativiste, avec une citation de Derrida


Jacques Derrida

Des thèses fleurissent tous les jours qui s’en prennent à la science elle-même, soit pour remettre en cause sa légitimité et ses fondements, soit pour en contester ses applications ou ses conséquences. Après tout, pourquoi les scientifiques auraient-ils le monopole du vrai, sous prétexte qu’il est vérifiable ? Et la légitimité des scientifiques tient-elle à autre chose qu’à l’argument d’autorité dont ils sont investis et dont ils auraient tendance à abuser.

Certains ont cru pouvoir invoquer la théorie de la relativité d’Einstein pour cautionner ce relativisme. D’autres, qui ne sont nullement des spécialistes de la physique, se permettent de dire qu’ils ne sont pas d’accord avec Einstein. Ou, comme en ce moment, à propos d’un virus et d’un traitement destiné (apparemment sans succès…) à le combattre, d’affirmer « Je ne suis pas médecin, mais je pense que… » Outrecuidance de l’ignorance.

Dixième station : La science dit-elle le « vrai » ? avec une citation de Jean-Claude Van Damme (Klein n’a peur de rien !)

Les aventures du couple doute/certitude hantent depuis toujours les philosophes, taraudés, comme Descartes ou Wittgenstein, par la démarcation entre ce que l’on sait, ce que l’on croit savoir, ce dont on sait qu’on l’ignore, et ce qu’on ignore sans savoir qu’on l’ignore. L’air du temps, de moins en moins respirable, en accusant la science de n’être qu’un récit parmi d’autres, l’invite à davantage de modestie. La science est priée de rentrer dans le rang, et d’accepter de se placer sous la coupe de l’opinion.

Mais, en même temps, on constate la prolifération de discours triomphalistes, notamment à propos du posthumanisme. La science est donc tiraillée entre excès de modestie et excès d’enthousiasme.

Le doute inhérent au discours scientifique incite tout un chacun à se poser la question suivante : pourquoi n’aurais-je pas le droit de contester le discours scientifique officiel en mettant en avant mon intuition, mes convictions, mon ressenti personnel ?

Onzième station : Sciences versus Réalité, avec un amusant dazibao lu sur un mur quelque part en France (« S’il n’y avait pas de vérité, il ne serait pas vrai qu’il n’y a pas de vérité »)

Dazibao

Étienne Klein raconte une anecdote qui l’a amené à se poser des questions auxquelles le scientifique qu’il est pensait ne pas être confronté un jour. Dans un débat public dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, il avait choisi, comme exemple de vérité scientifique avérée, la rotondité de la Terre. Il se vit objecter, par une philosophe professeure des Universités, autant dire une autorité dans sa discipline, que nous n’étions pas à l’abri d’un nouvel Einstein qui démontrerait que notre planète est en fait plate, voulant dire par là qu’il n’existe en fait aucune vérité, en dehors de l’affirmation que la vérité n’existe pas, et que tout ce que nous prenons pour la vérité n’est que provisoire. Et il avoue qu’un relativisme aussi poussé l’a laissé pantois, et l’a obligé à se poser la question de ce que la science permet d’affirmer concernant la réalité.

Selon Einstein, sans l’absolue conviction de l’existence d’une vérité, ne serait-ce qu’envisageable, la motivation même de la recherche disparaîtrait. Et le chercheur reconnaît la vérité de sa théorie au fait qu’elle résiste encore et toujours à toutes sortes d’épreuves auxquelles il la soumet. Contrairement à ce que pense le commun des mortels, Einstein a cherché toute sa vie, non pas à démontrer que sa théorie disait la vérité, mais à chercher des arguments qui auraient pu la discréditer, la réfuter, pour parler comme Karl Popper. Et tant que ces contre-épreuves n’ont pas été trouvées, par lui ou par un autre physicien, sa théorie reste valide.

Certains, tenants du positivisme, soutiennent que le monde ne serait rien de plus que ce qu’en dit la science. Dans cette conception, les énoncés non scientifiques, qu’ils soient métaphysiques, théologiques ou poétiques, ne font qu’exprimer des idées ou des émotions, ce qui est légitime et nécessaire, mais ils ne disent rien du monde.

D’autres pensent, au contraire, que la vérité n’est qu’une convention, qui ne saurait être considérée comme la norme de l’enquête scientifique, et encore moins comme sa finalité. Pour certains sociologues des sciences, les théories scientifiques tenues pour vraies ou fausses ne le seraient qu’en vertu d’intérêts purement sociologiques ou idéologiques. Pour ces derniers, il faut bannir l’idée que nos connaissances puissent avoir le moindre lien avec la réalité.

Aucun chercheur ne peut certes être totalement impartial, puisqu’il mène ses recherches avec ses qualités et ses défauts d’être humain, mais cela n’empêche nullement la science d’être objective, et l’esprit scientifique d’exister. Dans l’esprit des tenants de cette conception relativiste de la vérité, la physique, par exemple, en dirait plus sur les physiciens que sur la nature !

Pour lutter contre leurs préjugés individuels, les scientifiques adoptent collectivement (c’est le mot important) une méthode critique qui permet de résoudre les problèmes grâce à de multiples conjectures et tentatives de réfutation. Un énoncé scientifique n’est considéré comme vrai qu’à la suite d’un débat contradictoire ouvert, conduisant à un consensus, qui n’est cependant pas un critère absolu de vérité. Il dit ce qu’à un moment donné la majorité de la communauté scientifique considère comme étant la bonne réponse à une question bien posée.

Étienne Klein souligne une contradiction qui le gêne dans l’argumentaire des relativistes. Il constate que, dans la discipline historique par exemple, la contestation de la version officielle d’un événement doit utiliser des arguments historiques, comme la production d’archives inédites, autrement dit la contestation se fait toujours à l’intérieur même de la discipline. Mais tel n’est pas le cas, selon lui, pour la contestation de la vérité dans les sciences exactes, qui ne se base presque jamais sur des arguments tirés de ces mêmes sciences exactes. Cette contestation relativiste s’appuie plutôt sur l’idée que la sociologie des sciences serait mieux placée pour évaluer la vérité des sciences exactes, que celles-ci ne le seraient pour décrire la réalité du monde.

Nul ne peut contester, par exemple, que la physique nucléaire a progressé en grande partie du fait d’intérêts militaires. Mais cela ne permet nullement de conclure que ces mêmes intérêts détermineraient le résultat des recherches dans cette discipline. Même sans les armes atomiques, les mécanismes de la fission de l’uranium ou du plutonium resteraient inchangés.

Douzième station : L’efficacité de la science tiendrait-elle du miracle ? avec une citation de Günter Grass

Étienne Klein se demande par quels miracles on serait parvenu à concevoir des lasers si la physique quantique n’était qu’une simple construction sociale. Si ces instruments, inspirés par la physique quantique, fonctionnent, c’est qu’il y a un peu de vrai dans cette discipline. Quant au boson de Higgs, que décidemment notre auteur apprécie particulièrement, il a été détecté en 2012, soit quarante-huit ans après que trois théoriciens de la physique avaient prédit son existence. Et, miracle, ses propriétés mesurées se sont avérées parfaitement conformes aux prévisions des trois théoriciens en question. On est donc fondé à conclure des succès prédictifs des théories physiques comme la physique quantique ou la théorie de la relativité générale, que ces théories ont quelque chose à voir avec la réalité.

Albert Einstein

Notre auteur reconnaît que la sociologie des sciences a raison d’insister sur le fait que le contexte influence la science en construction. Pour étayer cette affirmation, c’est encore Einstein qui est convoqué. Lorsqu’il élabore sa théorie de la relativité restreinte, il n’est qu’un modeste employé du Bureau fédéral de la propriété intellectuelle de Berne, et passe ses journées à décortiquer des brevets. Un des grands défis techniques de l’époque, le début du XXème siècle, était la synchronisation des horloges à distance. Et c’est à partir de prémisses aussi anodines qu’il a été amené à mettre en doute l’existence de l’éther luminifère, et à concevoir une description révolutionnaire des rapports entre l’espace et le temps. Il est donc exact de dire qu’une théorie révolutionnaire est née d’une préoccupation pratique de l’époque, la coordination des horaires des trains ! Mais il est nul besoin de connaître la genèse de cette théorie pour en apprécier l’efficacité, et, partant, la véracité.

Mais, a contrario, le contexte peut aussi égarer les chercheurs, et induire des effets de mode et des enthousiasmes prématurés. Pierre-Gilles de Gennes a raconté, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, une anecdote sur la mise en évidence, qui s’est finalement révélée erronée, de propriétés anormales de l’eau. Les grandes puissances ont subventionné pendant quelques années des recherches sur cette prétendue « super-eau », jusqu’à ce que l’on s’aperçoive que cette forme anormale de l’eau n’existait pas, qu’elle n’était qu’une anamorphose, autrement dit la déformation d’une image par un système optique. Les exemples de telles « hallucinations collectives » abondent dans l’histoire des sciences, et, à chaque fois, la prétendue découverte arrive opportunément pour combler une attente ou résoudre un problème. C’est ce qui s’est passé avec les fameux « avions renifleurs » supposés détecter les champs pétrolifères, ou avec la non moins célèbre « mémoire de l’eau », censée légitimer l’un des principes fondateurs de l’homéopathie, l’extrême dilution. Mais si ces « baudruches » se sont dégonflées, c’est de l’intérieur du champ de la science, grâce au travail des scientifiques.

La morale de toutes ces histoires rocambolesques, c’est qu’il faut se garder, dans le domaine scientifique comme dans bien d’autres, de toute précipitation. Cela nous ramène à des controverses actuelles sur la possibilité de se passer d’essais cliniques en situation d’urgence sanitaire.

Avant-dernière station : Prendre enfin acte de ce que nous savons, avec une citation de BergsonL’idée de l’avenir est plus féconde que l’avenir lui-même »)

Henri Bergson

Pour Étienne Klein il est urgent d’arrêter de nous raconter des histoires. Nous feignons de ne pas croire à la véracité des prédictions qui nous dérangent concernant le changement climatique d’origine anthropique (lié à l’activité humaine), la diminution des espaces vitaux, la raréfaction des ressources, l’effondrement de la biodiversité, la pollution généralisée ou encore la déforestation. Qui plus est, tous ces phénomènes sont liés les uns aux autres (la pollution atmosphérique accélère le réchauffement climatique, lequel etc.).

Il cite longuement les propos de son ami François Cassingena-Trévedy, moine bénédictin de l’abbaye de Ligugé, avec lequel il entretient un dialogue très instructif dans le N°142 de septembre 2020 de la revue Philosophie magazine, auquel je renvoie mon lecteur. La pandémie de Covid-19 est là pour nous rappeler que les pandémies récentes et à venir sont des zoonoses, c’est-à-dire des maladies qui se propagent de l’animal à l’homme, en grande partie du fait des bouleversements écologiques générés par l’activité humaine, comme la déforestation.

Nous allons devoir nous persuader que tous les discours, en matière scientifiques, ne se valent pas. Ceux des experts du GIEC, certes imparfaits, ont au moins le mérite d’être étayés, contrairement aux élucubrations de Donald Trump ou de Jair Bolsonaro, qui nient le réchauffement climatique parce que cette hypothèse dérange leurs projets économiques (l’exploitation des énergies fossiles pour le premier, l’agriculture intensive pour le second).

Étienne Klein se demande si le coronavirus nous incitera à relativiser notre relativisme. Allons-nous, grâce à cette crise sanitaire qui nous bouscule, tordre le cou à l’idée que les connaissances scientifiques seraient superficielles et arbitraires, qu’il ne s’agirait en somme que de simples opinions collectives émanant d’une communauté particulière, celle des scientifiques, sans aucun lien avec la réalité ?

Fin du Chemin : La Faute à Galilée ? avec une citation de Husserl sur le « vêtement d’idées » cher à Didier Raoult

Edmund Husserl

Depuis l’émergence de la démarche galiléenne l’homme s’est progressivement autonomisé par rapport à l’univers qui l’entoure, jusqu’à se considérer, avec Descartes, comme un être d’antinature, c’est-à-dire d’une essence différente de la nature. D’un côté il y aurait la nature, appréhendée sous le seul angle physico-mathématique, de l’autre l’homme, renvoyé à lui-même. Il s’agit là d’une conception de la place de l’homme dans la nature typiquement occidentale. Les ethnologues et les anthropologues l’ont constaté depuis longtemps, nulle part ailleurs que dans l’Occident moderne, « les frontières de l’humanité ne s’arrêtent aux portes de l’espèce humaine », selon les propos de Philippe Descola.

Or la pandémie de Covid-19 a prouvé que la nature conserve sur nous un pouvoir impossible à contourner. Alors que les techno-prophètes de tous bords annoncent notre libération des soucis liés à la matérialité de notre corps, et l’immortalité en prime, le coronavirus est venu nous rappeler cruellement que nous avons un « socle biologique » avec lequel nous devons composer.

En guise de conclusion Étienne Klein prend acte du double visage de la science : c’est grâce à la séparation que nous avons installée entre nature et culture que notre science est devenue si conquérante ; mais c’est à cause de cette même séparation que la nature, dont nous pensons pouvoir disposer librement, s’est progressivement abîmée. Notre « hubris » (terme grec désignant la démesure, la pire faute qui soit dans l’Antiquité grecque) nous a conduits à nous croire au-dessus de la nature. Et cette dernière nous rappelle à l’ordre. Mais ce n’est pas en renonçant aux avancées de la science ni en relativisant à l’extrême ses vérités que nous pourrons réparer les dégâts que nous avons commis. Avicenne ne nous aidera pas à combattre le coronavirus.

Et je cite in extenso la conclusion d’Étienne Klein, rédigée le 2 juin 2020 : « Plutôt que de délaisser l’idée de rationalité, il me semble plus judicieux de la refonder afin qu’elle ne puisse plus servir d’alibi à toutes sortes de dominations. Car tel est le paradoxe de l’être humain : s’il est le seul capable, par la science, de découvrir les lois dite « de la nature », il n’en est pas pour autant un être d’antinature. »

Un grand nombre des arguments déployés par l’auteur peut s’adapter à la crise sanitaire actuelle, qui bouscule grandement la science et ses prétentions à dire le vrai.

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