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Les idéaux, les idoles et l'idéalisme

Dernière mise à jour : 17 janv. 2020

Le hasard des parutions m’a fait lire dans la même période (mai 2019) deux auteurs que j’apprécie beaucoup, André Comte-Sponville, auteur de Contre la peur et cent autres propos, et le Dictionnaire amoureux de la philosophie, de Luc Ferry, légèrement antérieur. Ces deux philosophes sont liés d’amitié (on trouve autant de      « mon ami Luc » sous la plume du premier que de « mon ami André » dans les écrits du second). Et pourtant, ils sont tellement dissemblables, non pas en tant qu’êtres humains (je ne connais personnellement ni l’un ni l’autre), mais par leur pensée, et notamment leurs idées politiques (le premier se déclarant de gauche, le second de droite), que l’on a du mal à les imaginer discuter amicalement. L’un est spinoziste, l’autre kantien, ouvertement non spinoziste. Leur amitié est probablement la preuve de leur tolérance vis-à-vis d’idées qui ne sont pas les leurs. Ils ont en commun d’avoir été les amis d’un intellectuel lumineux et toujours bienveillant, Tzvetan Todorov, mort en 2017.

Le hasard pousse même la malice jusqu’à me faire lire quasiment en même temps, comme aime à le dire notre président, le propos de Comte-Sponville intitulé « Des idéaux » et les entrées « Idéalisme » et « Idoles » du Dictionnaire. Je me propose de voir comment je pourrais les relier, en commençant par le propos de Comte-Sponville sur les idéaux. Notre auteur définit un idéal comme « quelque chose qui n’existe pas, et qui pourtant nous meut par le désir que nous en avons ». Il prend en exemple les idées de justice, de liberté ou de fraternité, qui sont des valeurs, c’est-à-dire « des objets non seulement de réflexion, mais de désir, de volonté ou d’amour », ce qui fait de ces idées des idéaux. Il note que Dieu n’est pas un idéal pour les croyants, puisque pour ceux-ci il est censé exister. En revanche, la sainteté en est un, dans la mesure où l’on peut seulement s’en approcher ; de même pour la sagesse, qui est la sainteté des athées. Personne ne peut se prétendre absolument sage, mais chacun peut chercher à tendre vers cet idéal qu’est la sagesse.


André Comte-Sponville

Comte-Sponville avoue avoir rêvé de sainteté dans l’enfance et l’adolescence, de révolution dans sa jeunesse (il avait 16 ans en mai 68), puis de sagesse vers la trentaine, avant de revenir sur terre, si j’ose dire. Mais il reconnaît que la recherche des ces idéaux l’a construit, et qu’il ne serait pas ce qu’il est devenu sans ces absolus auxquels il a cessé de croire, conscient que la sainteté ou la sagesse ici et maintenant sont des utopies. Quant à la révolution, elle n’est pas une utopie, puisqu’elle est advenue dans plusieurs pays. Ce qui est utopique, c’est de croire que la révolution peut faire le bonheur des gens qui la subissent. Et puis les idéaux peuvent être dangereux : « lorsque l’on croit les avoir atteints (péché d’orgueil), lorsqu’on se désole exagérément de n’y pas parvenir (culpabilisation, honte, dégoût de soi), ou lorsqu’on veut les imposer à autrui (intolérance, moralisme, fanatisme) ».

Pour ma part, aussi loin qu’il m’en souvienne, je n’ai jamais été, contrairement à mon frère aîné ou à ma sœur cadette, en recherche d’une spiritualité religieuse ou laïque. J’ai reçu une éducation catholique, mais je n’ai jamais eu la foi. Je n’ai jamais réussi à prier, ce qui explique peut-être ma difficulté à méditer, à mon grand dam (arriver à méditer est pour moi un idéal inatteignable !). En revanche, j’éprouve beaucoup d’intérêt pour le fait religieux et l’histoire des religions, ce qui est aussi le cas de nos deux philosophes.

Suis-je pour autant matérialiste ? Au sens trivial du terme, qui fait du matérialisme l’antonyme de l’idéalisme, certainement pas. Mais je crois que de n’avoir jamais été séduit par les utopies m’a permis de mener une vie parfaitement heureuse malgré des périodes très difficiles (notamment financièrement), sans nostalgie du passé, dont ma mémoire ne garde que les bons moments, ni espérance en un avenir personnel meilleur ou des lendemains qui chanteraient pour tout le monde.


Si l’on est mû par la recherche d’un idéal (ou même de plusieurs en même temps), ce qui donc n’est pas mon cas, est-on pour autant un idéaliste ? Dans le sens habituel du mot, la réponse est probablement oui. Mais dans le sens philosophique du terme idéalisme, qu’en est-il ? Tournons-nous vers le philosophe Luc Ferry pour tenter d’apporter une réponse à cette question. Notre auteur précise que l’idéalisme, ou plus exactement l’immatérialisme, est une thèse défendue notamment par Berkeley (1685 – 1753), évêque anglican irlandais, classé parmi les philosophes empiristes, postérieur à John Locke, antérieur à David Hume. Selon lui, le monde extérieur n’existe pas vraiment ; seules existent nos représentations, ce qu’il résume par la formule célèbre « Esseest percipi aut percipere », autrement dit « être, c’est être perçu ou percevoir ». Je n’ai jamais oublié cette citation latine depuis que je l’ai découverte lors d’un cours de philosophie en classe de terminale scientifique. Cette pensée étrange fut mon premier « étonnement philosophique » au sens fort du terme. En effet je ne pouvais pas admettre qu’un philosophe, de surcroît évêque, puisse exprimer une idée apparemment aussi anthropocentrée. Si Dieu a créé l’Univers et l’Homme, comme est censé le croire un évêque, comment douter que le monde existe indépendamment des humains qui l’habitent ? J’avoue toujours ne pas comprendre, même en supprimant l’hypothèse d’un dieu créateur.

Il convient cependant de préciser ce qu’est une « représentation » dans le vocabulaire philosophique. Qu’il s’agisse d’une idée, d’un concept, d’une perception, d’un objet, une représentation est toujours un état de conscience et une conscience de quelque chose. J’ai conscience d’un objet, et en même temps j’ai conscience de moi ayant conscience de cet objet. Mais, pour Berkeley, cette conscience d’objet et cette conscience de soi ne sont qu’à l’intérieur de ma représentation, dans le domaine du « pour soi ». Pour Berkeley, il est absolument impossible de sortir de sa représentation. Esse est percipi (être, c’est être perçu): l’objet est perçu dans ma représentation, donc il est. Esse est percipere(être, c’est percevoir) : je perçois l’objet, donc je suis. Esse est percipi aut percipere : cette formule peut se traduire de manière non littérale par : l’existence se réduit à la conscience. Je comprends enfin ce que Berkeley voulait dire. Merci à Luc Ferry.


Médecin s'essayant à la philosophie !

Revenons à nos idéaux de départ. Nietzsche les qualifiait d’idoles. L’intuition fondamentale de Nietzsche (pour parler comme Bergson), l’idée dont découle toute sa philosophie, c’est que les humains n’ont inventé ces idoles (ces idéaux) que pour mieux nier et dévaloriser le réel. Un seul exemple : le paradis après la mort aurait été inventé pour discréditer la vie terrestre, que les chrétiens n’aiment pas. C’est ce que Nietzsche appelle le nihilisme, qui n’a rien à voir avec ce que l’on qualifie habituellement par ce terme (ne croire en rien, n’avoir aucune valeur, aucun idéal). Il a résumé sa pensée sur le sujet dans un livre intitulé Le Crépuscule des idoles, ou Comment on philosophe avec un marteau, ce dernier servant à démolir les idoles. Ce nihilisme nous empêche d’habiter le présent, et d’accéder à l’amor fati(littéralement l’amour de la destinée), qui n’est pas l’amour résigné de notre sort, mais l’amour du réel, l’amour de la vie terrestre opposé à l’espérance d’une vie meilleure après la mort. « Renverser les idoles – c’est ainsi que j’appelle les idéaux – voilà mon vrai métier » (préface à Ecce Homo).

Tout comme les stoïciens et les épicuriens, Nietzsche considère que la nostalgie du passé et l’espoir du futur nous empêchent de bien vivre le présent, et donc de rechercher la sagesse, dont on a dit plus haut qu’elle était un idéal inaccessible. En résumé, il faudrait donc déconstruire toutes les idoles pour accéder à un idéal, celui de la sagesse. Tout cela peut sembler quelque peu contradictoire…


F. Nietzsche

Dr C. Thomsen, septembre 2019

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