L’excellent site Proustonomics, animé par le proustien de haut vol qu’est Nicolas Ragonneau, évoque deux figures notoires de la collaboration réunies en prison par la lecture de Proust, Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau (PAC), le frère de l’océanographe au célèbre bonnet rouge. PAC avait pris en 1943 la succession de Robert Brasillach à la direction de la rédaction de l’hebdomadaire collaborationniste et antisémite Je suis partout.
Jugés ensemble pour des faits de collaboration liés à leur activité au sein de Je suis partout, ils ont tous les deux été condamnés à mort, peine ensuite commuée en travaux forcés à perpétuité. Ils ont été emprisonnés en même temps à Fresnes, où ils étaient voisins de cellule, puis transférés ensemble à Clairvaux, où ils étaient également incarcérés dans des cellules mitoyennes.
Ils furent graciés par le président Auriol, à la suite de l’intervention d’un certain nombre de personnalités du monde littéraire, notamment Gide et Camus. Rebatet sera libéré en 1952, et Cousteau en 1953.
Dans sa cellule de la centrale de Clairvaux, Lucien Rebatet occupe ses loisirs forcés à relire Proust. Il en profite pour convertir à l’œuvre du grand Marcel son voisin de cellule Pierre-Antoine Cousteau.
Parmi les nombreux fascistes convaincus et proustophiles fervents de cette période trouble, Nicolas Ragonneau cite de grands noms des lettres, dont certains avaient été des proches de Proust, comme son éditeur et ami Ramon Fernandez (le père de Dominique), ou Paul Morand, mais aussi Charles Maurras, Bernard Faÿ, Abel Hermant, Jacques Benoist-Méchin. Sans oublier les collaborateurs de Je suis partout, comme Lucien Rebatet, déjà cité, mais aussi Robert Brasillach (l’un des très rares intellectuels collaborationnistes exécutés), Maurice Bardèche ou encore Kléber Haedens.
Ragonneau précise que le seul point commun de tous ces écrivains était la haine viscérale des juifs. Ignoraient-ils que Jeanne Weil, la mère de Proust, était juive ? Ce qu’ils savaient nécessairement, c’est que Proust fut un dreyfusard de la première heure, puisqu’il parle abondamment de l’Affaire dans la Recherche, et que le Narrateur est activement dreyfusard.
Mais revenons à Lucien Rebatet et à Pierre-Antoine Cousteau à Clairvaux.
Cousteau est affecté à la lingerie, où il sera rejoint quelques mois plus tard par Rebatet, qui deviendra son adjoint. C’est à la lingerie de Clairvaux qu’ils commenceront à écrire à quatre mains Dialogue de vaincus, paru en 1950 (ils sont encore sous les verrous).
Au printemps 1950 Rebatet est affecté à la bibliothèque, tandis que PAC travaille dans la pièce voisine, au service des traductions.
Comme l’écrit Nicolas Ragonneau, « c’est à la bibliothèque que Cousteau va connaître la grande révélation proustienne », alors que « Rebatet est un proustien de la première heure. »
Au début des années 20, le jeune Rebatet, étudiant à la Sorbonne, fait la connaissance de Roland Cailleux, de cinq ans son cadet, brillant élève du lycée Bossuet, où Rebatet est surveillant (« pion », comme on disait à l’époque, et à celle de ma jeunesse également). Je me demande s’il ne s’agit pas là d’une imprécision de Nicolas Ragonneau, Cailleux ayant apparemment été élève au lycée Louis le Grand.
« Cailleux a seize ans lorsqu’il découvre Du côté de chez Swann, et c’est un tel choc qu’il ne tarde pas à vendre toute sa bibliothèque pour acquérir tous les tomes du roman proustien. » J’admire en passant qu’un jeune homme de 16 ans puisse avoir déjà une bibliothèque à vendre ! Renseignement pris, il ne s’agissait que de ses livres de prix scolaires…
Cette expérience fondatrice sera à l’origine du roman de Cailleux, Une lecture, publié en 1948, et que son ami Vialatte appréciera au point de le préfacer.
Cette préface est en soi un grand morceau vialattien, qui dit tout en moins de trente lignes, dont j’extrais ces quelques bribes, qui m’ont immédiatement donné l’envie de lire ce livre, à vrai dire assez étrange : « Cailleux est un grand écrivain. Je le dis en pesant mes termes. Il a écrit Une lecture, histoire de l’influence de Proust sur un marchand de verrerie. (…) Ses dons de comique et d’invention verbale, son jaillissement, le rapprochent de Céline. »
Et, me semble-t-il, de Vialatte lui-même. Il l’a probablement pensé, sans pouvoir l’écrire. Vialatte écrit que Cailleux a fait tenir tout Proust dans son livre, « comme un grand pardessus dans une petite valise », phrase typique du style du grand Alexandre.
Nicolas Ragonneau précise que Cailleux, bien qu’il soit « aux antipodes de Rebatet sur le plan idéologique » , n’a jamais renié son vieil ami, et qu’il s’activera en décembre 1946, pour obtenir sa grâce auprès de certains grands écrivains irréprochables comme Mauriac, Paulhan, Jules Romain, Gide ou Camus, bien que plusieurs d’entre eux aient été copieusement insultés par Lucien Rebatet dans Les décombres, son virulent pamphlet antisémite.
Mais qui était donc ce Roland Cailleux ? Un écrivain « notoirement méconnu », comme disait Vialatte en parlant de lui-même, au point qu’au début de la réédition, en 2007, d’Une lecture, l’éditeur se soit fendu d’une petite note liminaire intitulée « À propos de l’auteur », ainsi rédigée :
« Mort en 1980, Roland Cailleux reste ignoré du public, malgré un fort succès d’estime. Les quatre livres qu’il publia de son vivant furent en effet unanimement salués par la presse et par ses pairs : Marcel Aymé, André Gide, Julien Gracq, Roger Nimier, Alexandre Vialatte… » Il faudrait rajouter à cette liste d’admirateurs les noms de Jean Paulhan, Roger Martin du Gard, Félicien Marceau, Jacques Laurent… Que du beau monde, dont le gratin de la NRF alors triomphante.
Que dire d’autre sur lui ? Il a droit à une courte notice dans l’indispensable Dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays (Bouquins). On y apprend qu’il considérait l’Angleterre comme sa seconde patrie. Mais, pour en savoir un peu plus sur cet auteur discret, quoi de plus efficace que de consulter sa fiche Wikipédia ? J’en extrais les quelques informations suivantes.
Roland Cailleux est né en 1908 à Paris, et est mort à Antibes en 1980. Il a partagé sa vie entre l’écriture et la médecine.
En ce qui concerne cette activité, retenons qu’il est l’un des premiers médecins à rédiger une thèse sur l’homéopathie. Il exerce d’abord à l’hôpital français de Londres, avant de s’installer, en 1935, comme gastro-entérologue dans la ville thermale auvergnate de Chatel-Guyon (spécialisée effectivement dans le traitement des affections digestives), activité qui lui laissait sept mois par an pour se consacrer à l’écriture. En 1939 il rencontre André Gide, dont il sera le médecin.
Après l’appel du 18 juin, il s’engage dans la marine à Toulon.
En 1942 il épouse Marguerite Balme, fille de l’écrivain-médecin auvergnat Pierre Balme, qui fut directeur des établissements thermaux de Chatel-Guyon, du Mont-Dore et de Vichy, et un érudit spécialiste de l’Auvergne.
Sur le plan littéraire, il publie en 1943 Saint-Genès ou la vie brève, qui raconte la jeunesse d’un poète mort à 25 ans, livre dans lequel chaque chapitre est écrit dans une expression littéraire différente.
En 1948 paraît Une lecture, dont il a été question plus haut, et dont je reparlerai.
En 1953, À chacun sa chance, sous pseudonyme.
En 1955, Les esprits animaux.
En 1956, L’escalier de Jean-Paul Sartre, sous un autre pseudonyme.
En 1978 À moi-même inconnu, qualifié de livre-somme. Quel joli titre !
En 1985 paraît un livre posthume, La religion du cœur.
Roland Cailleux a été lié d’amitié avec un autre écrivain auvergnat, Alexandre Vialatte, déjà cité, mais aussi avec Antoine Blondin, Marcel Aymé, Roger Nimier (dont il a été l’exécuteur testamentaire conjointement avec Bernard de Fallois). Il a également fréquenté les surréalistes Breton et Crevel.
Il a eu l’occasion de rencontrer Louis-Ferdinand Céline, alias le docteur Destouches, dans son ermitage de Meudon. Céline dont Vialatte nous dit que l’écriture de Cailleux lui rappelait la sienne, ce qui était un compliment sous sa plume. Car Céline, antisémite furieux et assez sinistre personnage, est aussi un grand écrivain. L’un n’a jamais empêché l’autre.
On sait en effet que certains hauts dignitaires nazis étaient de grands mélomanes. De la même façon, certains collabos du haut du panier étaient proustomanes. Et Hitler aimait les animaux, au point que la première loi de protection des animaux au monde fut votée en Allemagne nazie en 1935.
Bref, tous les salauds peuvent avoir des côtés sympathiques, si tant est qu’aimer Proust en soit un. J’ai tendance à penser que c’est bien le cas. Mais je sais que, même dans mon entourage, certains sont persuadés du contraire, et ne comprennent pas ce qui m’attire chez lui. J’ai renoncé à tenter de leur expliquer.
Il paraît même que la lecture de Proust pourrait changer la vie de certains de ses lecteurs, comme le suggère Alain de Botton, intellectuel suisse vivant à Londres, auteur, en 1997, d’un amusant petit livre intitulé Comment Proust peut changer votre vie.
Il nous indique par exemple « comment réussir ses souffrances ».
J’en reviens à Une lecture, ce livre de près de cinq-cents pages que Roland Cailleux mit cinq ans à écrire (de 1942 à 1947), qui nous montre comment la lecture de Proust agit comme une passion sur le personnage principal, en lui révélant son moi secret qu’il ne soupçonnait pas.
La première partie nous fait connaître Bruno Quentin, qui a repris, après le décès de sa mère, l’entreprise familiale de verrerie, dont le siège est rue de Paradis.
Cet élégant trentenaire plein d’entregent et menant grand train est très attaché à la réussite de son entreprise, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une vie de noctambule avec sa maîtresse Dora, comédienne de théâtre sans envergure.
Bruno a un jeune frère, Gérard, qu’il aimerait voir poursuivre ses études de droit. Pour l’aider au cas où il lui arriverait quelque chose, il veut souscrire à son bénéfice une assurance-vie. Mais, pour cela, une visite médicale s’impose, avec une radio des poumons qui va révéler qu’il est atteint de tuberculose, alors qu’il se croit en excellente santé. Il va falloir qu’il se mette au vert, et qu’il lâche provisoirement ses affaires. Son médecin lui conseille Grasse ou Pau. Il connaît trop de monde à Pau. Ce sera donc Grasse.
En passant devant une librairie, il tombe sur Le côté de Guermantes, dont il a vaguement entendu parler par Dora, qui cite régulièrement le duc de Guermantes dans sa conversation avec leur ami Armand, dandy qui se pique d’être poète.
Il entre dans la librairie, apprend que ce livre fait partie d’une série de romans.
Il achète les premiers tomes de la Recherche, en se disant qu’il va avoir le temps de lire pendant sa cure de soleil, de silence et de solitude.
Toute cette première partie fait alterner les dialogues de Bruno avec ses différents interlocuteurs et des monologues intérieurs à la première personne.
Dès la deuxième partie, la narration devient plus classique, à la troisième personne pour parler de Bruno, dans un style assez proustien fait de phrases sinueuses, avec de nombreuses parenthèses. Roland Cailleux nous montre son personnage en train de lire la Recherche, en se comparant aux différents héros. Il entre en empathie immédiate avec le Narrateur enfant à Combray, mais n’a qu’incompréhension et mépris pour le comportement de Swann amoureux d’Odette. Bruno est un homme à femmes du type conquérant, qui ne s’abaisserait jamais à la lâcheté de Swann vis-à-vis d’Odette. Bruno ne connaît apparemment pas les affres de la jalousie qui ronge la plupart des personnages proustiens…
Merci d’avoir éclairé la personne et l’œuvre de Roland Cailleux. Vous nous avez donné envie de le lire (je vais reprendre "Une lecture", acheté mais en attente de lecture).