top of page
Christian Thomsen

Responsable mais pas coupable

Dernière mise à jour : 18 janv. 2020

« Responsable mais pas coupable ». C’est cette formule à l’emporte-pièce qui semble résumer à elle seule la tristement célèbre affaire dite du sang contaminé, que nous allons développer brièvement car elle n’est peut-être plus dans toutes les mémoires. En réalité l’ancienne ministre des Affaires sociales Georgina Dufoix, impliquée dans l’affaire comme ministre au moment des faits, a déclaré ce qui suit lors d’une interview sur TF1 le 4 novembre 1991 : « Je me sens profondément responsable ; pour autant je ne me sens pas coupable parce que vraiment, à l’époque, on a pris des décisions dans un certain contexte, qui étaient pour nous des décisions qui nous paraissaient justes ». La variante raccourcie de cette déclaration a été très largement commentée dans les médias de l’époque, d’une manière le plus souvent hostile. Elle a fait florès, au grand dam de son auteure.


Voyons de quoi il retourne. L’affaire du sang contaminé est un scandale sanitaire qui a touché plusieurs pays, dont la France, dans les années 80 et 90. De nombreuses personnes, en particulier des hémophiles, ont été contaminées, à la suite d’une transfusion, par le VIH (le virus du SIDA) ou le VHC (le virus de l’hépatite C). Les premiers cas de SIDA dans le monde ont été décrits en 1981. La toute première information à avoir suggéré un lien entre le SIDA et la transfusion sanguine date de 1982. Ce lien sera clairement établi en janvier 1984. À cette époque, les connaissances sur la maladie, son agent causal et son mode de transmission sont très parcellaires. Je me souviens parfaitement d’un des premiers cas observés en France, qui avait été pris en charge au CHU Henri Mondor, où j’étais chef de clinique en chirurgie digestive. Par prudence, tout ce qui entrait en contact avec le patient était jeté et incinéré, à l’exception notable du personnel soignant et des médecins, tout ce petit monde tremblant de peur à l’idée d’être contaminé. Fin 1984, des scientifiques découvrent que le chauffage d’extraits du plasma permet d’inactiver le virus. Cependant en France les capacités de traitement par chauffage sont à l’époque insuffisantes, et, pour des tas de mauvaises raisons, la France refuse d’importer de l’étranger du sang traité. Des stocks de produits non chauffés, donc potentiellement contaminés, sont laissés en circulation jusqu’au 1er octobre 1985. À partir du 1er août 1985, le dépistage du VIH chez les donneurs de sang est rendu obligatoire. Mais cette mesure ne concerne pas les stocks déjà constitués. Au total, ce sont plusieurs centaines de personnes qui auront été contaminées.

Lors d’un premier procès qui s’est tenu en 1992 (avec appel en 1993), quatre médecins sont jugés, deux pour tromperie et deux pour non-assistance à personne en danger. L’ancien directeur du CNTS (Centre national de transfusion sanguine), le Dr Michel Garretta, est le plus lourdement condamné : quatre ans de prison ferme pour tromperie. 

Du 2 février au 2 mars 1999 comparaissent devant la Cour de justice de la République, pour homicide involontaire, l’ancien Premier ministre Laurent Fabius et ses anciens ministres Georgina Dufoix (ministres des Affaires sociales) et Edmond Hervé (secrétaire d’état à la Santé). Cette cour innocente les deux premiers cités, mais pas le troisième, Edmond Hervé, contre qui sont retenues les trois fautes constitutives de l’affaire du sang contaminé : l’interdiction tardive des produits non chauffés, l’absence de sélection des donneurs et le retard dans la généralisation du dépistage. Les dernières procédures judiciaires ont pris fin en 2003 avec un non-lieu général confirmé par la Cour de cassation. Voici résumée à grands traits cette affaire politico-médiatico-sanitaire qui fit grand bruit à l’époque.


Pourquoi reparler de tout cela, si longtemps après les faits ? L’occasion m’en est donnée par un « propos » du philosophe André Comte-Sponville (Contre la peur et cent autres propos, paru début 2019). Ce livre reprend des articles publiés par l’auteur dans les années précédentes (de 2008 à 2017) dans différents magazines. L’un de ces propos s’intitule « Responsabilité ou culpabilité ? ». Il est paru dans le N°239 de la revue Challenges, en date du 13 janvier 2011. L’auteur réagissait à la paralysie générale qui avait touché les transports dans notre pays du fait de conditions climatiques particulièrement mauvaises. La ministre concernée, Nathalie Kosciusko-Morizet, avait diligenté un rapport d’enquête, et menacé de sanctions le patron de la SNCF, l’inoxydable Guillaume Pépy, et celui d’Aéroports de Paris, Pierre Graf. Cette affaire, vite oubliée, donnait à André Comte-Sponville l’occasion, au moment des faits, de réfléchir à la responsabilité, notion qui a une importance considérable en médecine, comme nul ne l’ignore. Je le cite : « De quoi est-on responsable ? De ce qu’on a fait, cela va de soi, mais aussi de ce qu’on n’a pas fait, quand on aurait pu le faire, et de ce qu’on a laissé faire, quand on aurait pu l’empêcher ». Comme toujours avec Comte-Sponville, c’est lumineux, et on a le sentiment que l’on ne pourrait mieux dire. Plus loin, ceci : « Reste à ne pas confondre la responsabilité et la culpabilité. On a beaucoup reproché à Georgina Dufoix, alors ministre de la Santé, de s’être dite, lors de l’affaire du sang contaminé, « responsable mais non coupable ». L’expression semblait contradictoire : on n’y vit qu’une dérobade, qui est restée comme le symbole de l’irresponsabilité et de la mauvaise foi de nos hommes et femmes politiques. C’était injuste. Pour être responsable de ses actes, il suffit de les avoir accomplis volontairement. Pour en être coupable, il faut avoir violé la loi (culpabilité juridique) ou avoir sciemment mal agi (culpabilité morale).Aussi n’est-on jamais coupable de ses erreurs, et pas toujours de ses fautes, quoi qu’on en soit le plus souvent responsable. »

Un peu plus loin notre philosophe revient sur la fameuse affaire : « On se souvient que Georgina Dufoix avait été finalement relaxée : elle n’avait violé aucune loi, ni pris aucune mauvaise décision en la sachant telle. Non coupable, donc. Il n’en reste pas moins qu’elle avait pris, sans le savoir, de mauvaises décisions, ou n’avait pas pris les bonnes, ce qui entraîna (ou n’empêcha pas) des dizaines de morts dont on peut légitimement la juger (et dont elle se reconnaissait), avec d’autres, responsable. J’imagine assez sa souffrance. Je n’ai jamais pu accepter qu’on l’accable. »

Ce long préambule m’amène au véritable sujet de ce propos, la responsabilité médicale, qui n’a rien à voir avec la responsabilité morale dont parle si bien Comte-Sponville : « pour être responsable de ses actes, il suffit de les avoir accomplis volontairement ». Il est clair qu’un médecin qui soigne un patient, un chirurgien qui en opère un autre, le font, c’est la moindre des choses, en toute connaissance de cause. Ils sont indiscutablement responsables des actes médicaux qu’ils ont effectués sur le patient. Et d’ailleurs, dans tous les services d’hospitalisation, publics comme privés, il y a toujours un médecin qui est désigné comme le responsable du patient (habituellement celui qui est à l’origine de l’hospitalisation de ce dernier).



Ce que l’on appelle « responsabilité médicale » est en fait une notion juridique. Elle est de plus en plus souvent « recherchée » (c’est le terme consacré) à l’occasion d’un « dommage associé aux soins » (autre expression consacrée) dont a été victime un patient, ou dont il se croit victime. Le dommage en question peut n’avoir entraîné qu’un « préjudice » (encore un terme technique) modeste, mais avoir été très mal vécu par la personne qui s’en déclare victime ; mais il peut aussi avoir abouti au décès du patient, amenant les ayant-droits à se poser des questions légitimes sur les causes du décès de leur parent.

Deux cas de figure sont possibles : soit aucune erreur n’a été commise, et il s’agit d’un « aléa thérapeutique » (comme une allergie non prévisible à un médicament). Soit une erreur s’est produite, dont il faudra déterminer dans un premier temps si elle est à l’origine du préjudice subi (« lien de causalité »), et dans un second temps si elle est fautive ou pas. Le grand public confond régulièrement erreur médicale et faute médicale, estimant, à tort bien sûr, qu’il ne saurait y avoir de préjudice sans une faute commise par le corps médical ou l’institution qui a pris en charge le patient (un hôpital public ou une clinique privée le plus souvent). En réalité qualifier une erreur de faute est une prérogative exclusive des experts sollicités par l’institution judiciaire à la demande des plaignants. La qualification en faute par les experts est l’équivalent de la culpabilité dont il est question dans le « propos » d’André Comte-Sponville. Autrement dit, quand un médecin a commis une faute, il est « responsable, donc coupable ». Par contre, en cas d’erreur non fautive, il n’est « pas coupable car non responsable », même s’il se sent moralement responsable, et aucune sanction civile, pénale ou ordinale ne pourra lui être appliquée, si ce n’est par le « tribunal médiatique ». C’est le sujet de la nouvelle intitulée Un si gentil docteur.

En cas de faute avérée, si l’affaire a été portée devant une instance civile, c’est l’assurance « responsabilité civile professionnelle » (du médecin quand il est libéral, de l’hôpital qui l’emploie s’il est salarié) qui indemnisera la victime. Dans un procès pénal, le praticien sera condamné éventuellement à de la prison. Si l’affaire a été portée devant le Conseil de l’Ordre des médecins, la sanction sera ordinale : interdiction d’exercice pendant un certain temps, voire radiation à vie. Dans le premier cas, la victime souhaite être indemnisée ; dans le deuxième, elle cherche à punir le coupable ; dans le dernier, à mettre le praticien hors d’état de nuire à l’avenir.

Compte tenu de la « judiciarisation » croissante de la médecine, il deviendra de plus en plus difficile pour un médecin d’échapper, pendant toute sa carrière, à la mise en cause de sa responsabilité par des patients (ou des ayant-droits) mécontents de ses services. Cela se traduit par l’explosion des primes d’assurance « RCP » (responsabilité civile professionnelle) pour les médecins libéraux exerçant des spécialités dites à risque (le risque étant devenu essentiellement assurantiel), qui n’attirent plus du tout les jeunes médecins. On parle souvent de déserts médicaux, mais il faudrait évoquer aussi la pénurie d’anesthésistes, de chirurgiens ou d’obstétriciens, qui tous exercent des spécialités non seulement à risque, mais encore particulièrement difficiles. Et j’en sais quelque chose, puisque j’exerce depuis près de quarante ans la chirurgie viscérale, l’une des plus difficiles et les plus risquées qui soient. Il est arrivé que ma responsabilité soit recherchée, peu souvent à vrai dire, mais ce peu est encore trop, tant l’épreuve de l’expertise médicale est difficile à vivre pour le praticien mis en cause.


Dr C. Thomsen, septembre 2019

288 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page