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Réflexions sur la question antisémite

Dernière mise à jour : 18 janv. 2020

Après avoir entendu le (la ?) rabbin (rabbine ?) Delphine Horvilleur présenter dans je ne sais plus quelle émission de télévision son livre Réflexions sur la question antisémite, j’ai immédiatement eu envie de le lire. Je me propose ici d’expliquer brièvement la thèse de Delphine Horvilleur en citant quelques passages de son livre, puis de faire quelques réflexions personnelles sur ma façon de répondre (ou plutôt de ne pas savoir répondre) à cette épineuse question antisémite. Après tout, chacun d’entre nous ayant sa conception de l’antisémitisme, je me sens autorisé à donner la mienne.

Commençons ce propos par ce que nous dit Delphine Horvilleur (DH).

Je cite quelques passages particulièrement éclairants de son introduction :

« On reproche toujours aux Juifs de n’être pas comme les autres… et d’incarner ainsi une étrangeté insoluble et menaçante. Ils ne sont pas comme nous, dit-on souvent d’eux, et leur différence obsède ou révulse. Pourtant, la haine du Juif n’est pas une simple xénophobie, ou une haine traditionnelle de la différence. » On ne saurait mieux dire. DH poursuit : « Il existe par exemple une distinction fondamentale entre l’antisémitisme et les autres racismes. Ces derniers expriment généralement une haine de l’autre pour ce qu’il n’a pas : la même couleur de peau, les mêmes coutumes, les mêmes repères culturels ou la même langue ». (…) « Le Juif au contraire est souvent haï, non pour ce qu’il n’a pas, mais pour ce qu’il a. On ne l’accuse pas d’avoir moins que soi mais au contraire de posséder ce qui devrait nous revenir et qu’il a sans doute usurpé... On lui reproche de détenir et d’accaparer le pouvoir, l’argent, les privilèges ou les honneurs qu’on nous refuse ». C’est bien vu.

Plus loin, ceci : « Le Juif est increvable et c’est exaspérant. Il s’acharne à ne pas disparaître, et cette endurance est un culot intolérable. Ne pourrait-il pas mourir comme tout le monde ? Disparaître comme chaque civilisation « civilisée » a su le faire ? C’est irritant à la fin, cette persistance. Même sa douleur est increvable ! Lorsqu’il est frappé, voilà qu’en se relevant, il la rappelle au bourreau et l’oblige à lui en vouloir encore un peu plus d’avoir souffert davantage que lui-même ». Bel exemple d’humour juif ! DH rappelle (en la déformant quelque peu, et sans donner l’auteur de la citation) la célèbre et magnifique phrase de Marceline Loridan-Ivens, codétenue de Simone Veil à Birkenau : « Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait ».


DH donne ensuite un autre argument pour expliquer l’antisémitisme : « … la capacité d’être accusé simultanément d’une chose et de son contraire ». Elle donne quelques exemples, dont je cite les suivants : « On lui [le Juif] a reproché (…) d’avancer masqué ou d’être un peu trop tape-à-l’œil ; de se mêler à la nation jusqu’à ne plus y être clairement identifiable, ou de défendre l’endogamie et de cultiver l’entre-soi (…) (d’avoir) le culot de vouloir s’assimiler ici, ou de revendiquer une souveraineté ailleurs ; celui de ne pas vouloir partir ou de ne pas vouloir rester ».

« L’antisémite affirme le reconnaître à distance immanquablement (grâce à des caractéristiques physiques que DH cite). Mais alors, pourquoi passe-t-il tant de temps à le traquer ? » Et il serait également possible de se poser la question de savoir pourquoi le port de l’étoile jaune a été imposé aux Juifs par les nazis, s’ils sont tellement reconnaissables…

L’auteure (je n’arrive toujours pas à écrire « autrice ») rappelle que, « jusqu’à ce que Google soit assigné en justice en 2012, il suffisait de taper le nom d’une personnalité sur le célèbre moteur de recherche pour que celui-ci vous propose immédiatement d’y associer le mot « juif ». (Quelques exemples). Qu’en est-il du Père Noël ? », écrit-elle avec humour ! En fait l’apparition du mot « juif » dans les propositions ne faisait que traduire le fait que l’algorithme détectait la très grande fréquence de ce type de recherches de la part des internautes.

DH conclut avec humour cette introduction : « Cherchez le Juif. Il est peut-être là, tout près, dans votre bureau, votre quartier, votre bibliothèque. On nous cache tout, on nous dit rien. » On croirait une parodie de Marine Le Pen dans cette célèbre (et désastreuse pour elle) séquence de sa confrontation avec Emmanuel Macron lors du débat télévisé pour la présidentielle de 2017, avec ses mouvements circulaires des bras à hauteur de visage et son air faussement conspirateur. Quelle pitié ! Quelle déconvenue pour ses partisans (dont je ne suis pas)…


Pour conclure ces citations, ceci qui figure en tête du premier chapitre, intitulé « L’antisémitisme est une rivalité familiale » : Nombre d’intellectuels de toutes catégories ont essayé d’expliquer l’antisémitisme. Mais, poursuit DH, « moins nombreux sont ceux qui ont exploré la littérature juive pour y lire comment celle-ci interprète le phénomène. Ce n’est, certes, jamais à la victime qu’il revient d’expliquer les causes de la haine qui s’abat sur elle et d’analyser les motivations du bourreau. Faut-il rappeler cette évidence ? L’antisémitisme n’est pas « le problème des Juifs », mais toujours d’abord celui des antisémites, de ceux qui les tolèrent ou les nourrissent. Et d’ailleurs, pourquoi les interprètes des sources juives détiendraient-ils une clé particulière de compréhension de cette haine ? » Plus loin : « La littérature rabbinique entend offrir aux Juifs la possibilité de redevenir acteurs de leur histoire face à ce qui pourrait encore arriver ». DH pose deux questions essentielles : « Comment les sages et les textes de la tradition interprètent-ils la colère dont ils font l’objet, et qui s’empare de l’autre de façon chronique ? Existe-t-il une réflexion juive sur la question antisémite ? » Son livre tente de répondre à ces questions importantes sous la forme d’une enquête approfondie au sein des sources traditionnelles. DH rappelle que si l’antisémitisme date de deux millénaires, le terme qui le décrit n’a été inventé qu’au XIXème siècle, en Allemagne. Est-il utile de préciser que si les Arabes sont aussi des sémites, le mot antisémitisme ne s’applique qu’aux Juifs ? Tout le livre est passionnant, mais le résumer, même brièvement, dépasserait largement le cadre de ce billet.

Passons maintenant à quelques réflexions personnelles sur l’antisémitisme. Comme la plupart des gens, du moins je l’imagine avec une naïveté assumée, je n’arrive définitivement pas à comprendre cette haine millénaire vis-à-vis du peuple juif. Ce qui me restera à jamais incompréhensible, comme à l’immense majorité des gens « normaux », c’est la raison qui a poussé un des peuples les plus « policés » de la Terre, les Allemands en l’occurrence, à emboîter le pas à quelques illuminés emmenés par Adolphe Hitler, (par ailleurs grand défenseur de la cause animale), et à participer massivement à cette horreur absolue que fut la Shoah. Je ne suis pas sûr que la réponse donnée par Hannah Arendt à la suite du procès d’Adolph Eichmann, à savoir la « banalité du mal », soit une explication suffisante. En tout cas elle ne satisfaisait pas Vladimir Jankélévitch, qui n’a plus écouté aucune note de musique allemande après la guerre, du fait de la Shoah. C’était peut-être excessif comme réaction de la part d’un éminent spécialiste de la musique allemande.


La première question que je me pose est de savoir si moi-même je ne serais pas vaguement antisémite, par tradition familiale ; crypto-antisémite, en quelque sorte, « antisémite comme tout le monde » diraient ceux (je n’en suis pas) qui pensent que tenir des propos antisémites ne porte pas à conséquence, et n’incite pas à passer à l’acte. Ma mère, par exemple, ne peut pas s’empêcher, lorsqu’elle parle de quelqu’un de connu, de le « soupçonner » d’être juif, soit parce que son patronyme a une consonance juive, soit parce que quelque chose dans son physique a retenu son attention (récemment les cheveux légèrement frisés de Guillaume Gallienne dans Les garçons et Guillaume à table, film qu’elle a adoré). Mais elle n’accepterait probablement pas d’être taxée d’antisémitisme, et je ne pense pas qu’elle le soit foncièrement. Je dois reconnaître que si, pour être totalement absous du péché de racisme, il faut être absolument indifférent à l’appartenance ethnique des gens que l’on connaît ou dont on entend parler, alors je ne suis pas indemne du reproche d’antisémitisme. Mais je crois qu’il s’agit plutôt chez moi d’une fascination pour le fait que le peuple juif ait gardé intacte son identité à travers les siècles. Quel autre groupe ethnique peut en dire autant ? Existe-t-il encore des Celtes ou des Saxons, des Grecs ou des Romains antiques ? Certes il y a de nombreuses personnes qui revendiquent leurs origines celtes, mais ce n’est pas tout-à-fait la même chose.

Et puis, alors que le racisme ordinaire est alimenté par le mépris que le raciste éprouve pour les gens différents de lui, mépris qui les lui fait considérer comme plus ou moins inférieurs à lui (comme le dit Delphine Horvilleur, toutes ces victimes du racisme ont « quelque chose en moins »), avec les Juifs c’est plutôt l’inverse, à savoir que l’antisémitisme peut être provoqué par l’admiration jalouse que l’on peut éprouver pour leur supériorité dans la plupart des domaines, notamment scientifique ou artistique. « Ces gens-là » ont manifestement « quelque chose en plus », dixit le même auteur. Qui ne s’est jamais posé la question de savoir si les performances intellectuelles exceptionnelles d’Albert Einstein ne lui venaient pas de sa judéité ? Dans le domaine artistique, c’est tout aussi flagrant. Une grande majorité des meilleurs violonistes du XXème siècle sont juifs. Et, bien évidemment, la question que l’on est tenté de se poser est : pourquoi une telle suprématie ? Le fait est que je me la pose, mais sans aucune mauvaise intention. Bref, pour répondre à la question que je me suis moi-même posée, je ne pense pas être antisémite. En tout cas, je l’espère !

En France, les statistiques ethniques sont formellement interdites. On n’a donc pas le droit de dire, par exemple, que les enfants issus de l’immigration africaine auraient de moins bons résultats scolaires que les enfants « français de souche » (expression devenue très politiquement incorrecte, j’en ai bien conscience !)


A contrario, certains ne se privent pas d’écrire tout-à-fait officiellement que les enfants issus de l’immigration chinoise ou vietnamienne ont de meilleurs résultats scolaires que les « petits Français ». On pourrait en conclure qu’un propos émis sur une appartenance ethnique est raciste quand il est désobligeant, mais qu’il ne l’est pas s’il est laudatif. La même réflexion peut être menée sur le caractère sexiste de certaines appréciations négatives portées sur les femmes. Si, inversement, les propos sont élogieux (comme lorsque sont évoquées les fameuses « qualités féminines »), personne ne parlera de sexisme. Peut-on en dire autant des remarques faites sur les Juifs ? Celui qui parle en bien des Juifs sera vraisemblablement suspecté de le faire pour de mauvaises raisons, comme l’opportunisme ou la jalousie. Et cela qui en parle en mauvaise part sera définitivement considéré comme antisémite, même si cela semble anodin à beaucoup d’entre nous, tant que cela reste des paroles, des propos de « Café du Commerce ». Pour ma part, j’éprouve toujours un sentiment de gêne en prononçant le mot « juif », de crainte que l’emploi de ce mot ne me fasse cataloguer ipso facto comme antisémite. Et je me rends compte qu’il est plus facile de l’écrire que de le dire.

J’ai revu récemment le célèbre sketch de l’inénarrable Pierre Desproges sur les Juifs, qui commence par cette phrase qu’il serait totalement impossible à qui que ce soit de prononcer en public aujourd’hui, et qu’il énonçait avec un petit sourire narquois : « On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle… ». Bien entendu ce sketch culte n’est nullement antisémite. Mais quand même, il fallait oser, et l’on ne pourrait plus le refaire, pas plus qu’on ne pourrait intituler une petite chronique télévisuelle «Essayons en vain de cacher notre antisémitisme », comme Desproges l’avait fait dans La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède.

J’ai passé trois ans de ma formation chirurgicale (mon clinicat) au CHU Henri Mondor de Créteil. La proportion d’étudiants en médecine juifs y était plus importante que dans d’autres CHU parisiens, si l’on en juge par le nombre élevé de porteurs de kippas, et par la difficulté à trouver des étudiants pour prendre la garde du samedi. Le nombre de médecins hospitaliers juifs y était également assez élevé. Il y avait aussi pas mal de médecins issus de la diaspora arménienne. En revanche, on rencontrait très peu d’étudiants ou de médecins noirs ou magrébins, et encore moins asiatiques. J’ai donc fréquenté pendant trois ans cette communauté médicale juive, au sein de laquelle je comptais beaucoup d’amis, ce qui m’a permis de chercher à comprendre, mais sans y parvenir vraiment, ce qui reliait des gens très différents dans leurs façons d’être, certains étant très pratiquants, d’autres totalement athées, voire convertis à une autre religion, comme le catholicisme ou le protestantisme. En effet les Juifs peuvent « se définir » soit comme les pratiquants d’une même religion (le judaïsme, auquel il est possible de se convertir), qui ne fait aucun prosélytisme, soit comme les membres par héritage d’un groupe ethnique particulier (la judéité du « peuple juif »), soit par les deux appartenances en même temps. De fait, à ma connaissance seuls les Juifs possèdent cette double identité, religieuse et ethnique. Pour ceux (j’en connais) qui ne comprennent pas cette double appartenance, et qui pensent qu’être juif, c’est nécessairement être de confession juive, il leur suffit de faire le parallèle avec les Arabes et l’Islam. On peut être arabe (appartenance ethnique) sans être musulman, et musulman (appartenance religieuse) sans être arabe. Pour les Juifs, il suffit de remplacer « arabe » par « juif », et « musulman » par « juif ». Du coup, pour parler comme les enfants : c’est quoi, au juste, un Juif ? Mon enquête auprès de mes amis juifs d’Henri Mondor ne m’a pas permis de répondre à cette interrogation. Même Delphine Horvilleur ne sait pas vraiment comment définir le judaïsme : « Au commencement est donc la rupture. Cette idée est centrale dans l’impossible définition de ce qu’est le judaïsme. » DH rappelle en effet que, chronologiquement, le premier des Hébreux (et non pas des Juifs, ce terme étant nettement plus tardif) s’appelle Abraham, natif d’Ur en Mésopotamie (actuellement en Irak). Il va acquérir son identité hébraïque en quittant sa terre natale suite à un appel divin qui l’enjoint de partir vers Canaan, la Terre promise, située entre la côte méditerranéenne orientale et le fleuve Jourdain, région qui englobe notamment l’actuel état d’Israël et les territoires palestiniens. Le mot « Hébreu » désigne en effet « celui qui traverse ». L’identité hébraïque correspond à l’arrachement à la terre natale. Dans notre langue actuelle, Abraham serait un migrant (mais ça, c’est moi qui le dit, pas DH).

Delphine Horvilleur rappelle ensuite la formule de Jacques Derrida, pour qui  « le judaïsme, c’est l’autre nom de cette impossibilité d’être soi ».

Un de mes amis chef de clinique en ana-path à Henri Mondor, juif tunisien, m’a dit un jour qu’il venait de faire un mariage mixte, et que cela l’angoissait un peu. Il avait épousé une Ashkénaze ! Les différences culturelles entre Ashkénazes et Séfarades sont une source d’inspiration inépuisable pour l’humour juif.

Un autre de mes amis chef de clinique en chirurgie vasculaire, Juif marocain athée, m’avait expliqué que les Juifs avaient en commun le sentiment d’appartenir à une communauté, sans être obligés d’adhérer à des codes particuliers pour ceux qui se considéraient comme laïcs. Mais même ceux-là, me disait-il, respectent Kippour. J’ai eu l’occasion de vérifier le contraire dans des conditions assez amusantes : mon ex-femme a épousé un gynécologue juif d’origine algérienne, tellement laïc qu’il ne respecte aucun interdit alimentaire, et se sent parfaitement à l’aise dans une église, alors que sa sœur est pratiquante. Un jour, c’est moi qui ai dû lui apprendre que c’était Kippour, car cela lui avait totalement échappé. Bref Claude, cet homme délicieux ne se sent absolument pas juif, même s’il admet être né dans une famille juive d’Alger. Si, comme le pensait Sartre (Réflexions sur la question juive), on est juif par le regard des autres (en particulier si cet autre est antisémite), alors le regard des autres avait échoué à faire de lui un Juif à ses propres yeux.

Signalons que pour les antisémites, un Juif converti depuis des générations reste à haïr en tant que Juif. Je pense par exemple au grand compositeur allemand Félix Mendelssohn, dont le père s’était converti au luthérianisme. Son grand-père Moses (Moïse) était un célèbre philosophe juif, fondateur du judaïsme réformé, la Haskalah (le Mouvement des Lumières propre au judaïsme), ce qui lui avait permis d’acquérir de par la volonté du roi de Prusse des droits civiques auxquels les Juifs n’avaient pas accès. Il fut le modèle de « Nathan le Sage » du philosophe allemand Lessing. Cette volonté d’assimilation des Juifs dans la germanité lui a été reprochée par certains comme responsable d’une perte de l’identité juive. Techniquement, si je puis dire, notre compositeur, qui a écrit beaucoup de musique sacrée luthérienne, n’était pas vraiment juif (et d’ailleurs il n’était pas circoncis). Cela n’a pas empêché les nazis de le considérer comme un musicien juif, donc « dégénéré », dont il était fortement déconseillé d’écouter et d’apprécier la musique.


Je voudrais poursuivre par deux anecdotes personnelles. Pendant mon clinicat à Henri Mondor, mes deux collègues s’appelaient Serge Hannoun, séfarade, et Nelly Rotman, ashkénaze, qui allait devenir une des premières femmes professeure de chirurgie digestive en France. Comme moi, elle adorait les plaisanteries juives à la Woody Allen (Quand j’écoute du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne). Un jour que tous deux étaient absents du service, je rencontrai dans un couloir Isabelle Rosenberg, chef de clinique en médecine interne, qui me demanda si Serge Hannoun était là, puis, ma réponse étant négative, si Nelly Rotman était présente. Déçue par cette seconde réponse négative, elle s’éloigna puis revint sur ses pas pour me demander, sans se rendre compte de l’énormité de sa requête, si je pouvais passer voir un patient dont elle s’occupait. Je n’ai pas osé lui demander si un goy comme moi était capable de donner par défaut un avis pertinent sur son patient. Mais j’ai bien senti ce jour-là que je ne faisais pas partie de sa communauté. Il m’est d’ailleurs arrivé plus tard, à plusieurs reprises, quand j’étais installé en clinique à Paris, d’entendre cette question rituelle posée par certains patients : « faites-vous partie de la communauté ? ». Je n’ai compris le sens de cette question que lorsque je me suis aperçu que tous ces patients m’avaient été adressés par le même professeur d’oncologie, dont j’ignorais jusque-là qu’il était juif... Ma réponse négative n’a jamais dissuadé aucun membre de la communauté en question de se faire opérer par un « non-membre », même si j’ai pu surprendre de l’étonnement, voire de la déception, dans leur regard.

La seconde anecdote s'est déroulée à l’hôpital Beaujon, pendant un important « staff » médico-chirurgical conjointement animé par deux cadors de leur discipline, le Pr Jean-Pierre Benhamou, « pape » de l’hépatologie parisienne, et le Pr Henri Bismuth, célèbre chirurgien hépatique. L’orateur était égyptien, et son auditoire en grande partie constitué de médecins juifs. L’anecdote se passe un an après le fameux discours d’Anouar el Sadate à la Knesset. J’étais à l’époque interne dans le service du Pr Fékété, dans ce même hôpital Beaujon, et mon voisin était mon chef de clinique. Il me glissa à l’oreille, voulant faire un trait d’humour discret : « On se croirait à la Knesset ». Par malchance pour lui, il été doté d’une voix de stentor et tout le monde a entendu, et donc compris, sa réflexion pas forcément bienveillante. L’orateur n’en fut aucunement troublé.


Le philosophe M. Fœssel a publié en 2019 un livre passionnant intitulé Récidive, dans lequel il établit un parallèle entre les années 1938 et 2018 concernant l’épuisement de la démocratie française. En parcourant sur Internet la presse de 1938, il a pu constater l’incroyable violence antisémite d’une certaine presse d’extrême droite, notamment le journal Je suis partout, qui n’a pas eu besoin de la victoire des nazis sur l’armée française deux ans plus tard pour proposer très sérieusement d’exterminer tous les Juifs de France.

Et pour mettre un peu de légèreté dans ce sujet difficile, quoi de plus légitime que cette réplique tirée du merveilleux film d’Yves Robert, Un éléphant ça trompe énormément (à moins qu’elle ne se trouve dans la suite Nous irons tous au paradis) : Toi, tu as le type antisémite ! lance, à peu de choses près, le pied-noir Simon (Guy Bedos) à son ami Bouly (Victor Lanoux), prototype (dans le film) du beauf bien de chez nous, vaguement antisémite sans en être conscient, totalement déstabilisé par cette apostrophe.


Dr C. Thomsen, décembre 2019

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